Sur le plan éthique comme sur le plan politique, nous avons un besoin pressant de nouveaux modèles de pensée qui puissent permettre de comprendre et critiquer adéquatement les caractères inédits du monde dans lequel nous vivons.
Je voudrais, dans ce texte, explorer le rôle que certains des travaux de Michel Foucault pourraient jouer dans ce renouvellement – malgré quelques limites qui apparaîtront au cours de l’analyse. Je me limiterai ici à son travail le plus clairement orienté vers la question des rythmes de l’individuation, Surveiller et Punir, mais on pourrait certainement continuer ces réflexions à partir d’autres textes publiés à sa suite, ainsi que des cours qui les ont accompagnés. [1]
Le bref renouveau des théories rythmiques (1975-85)
Surveiller et punir s’inscrit dans un mouvement de pensée aussi intéressant que peu remarqué par les commentateurs et historiens des sciences.
Le grand mouvement d’intérêt scientifique pour le rythme qui s’est développé à la fin du XIXe siècle et qui a connu son apogée durant l’entre-deux-guerres, s’est, après la Seconde Guerre mondiale, petit à petit délité, pour finalement disparaître, effacé par la vogue des pensées structurales et systémiques, au cours des années 1960.
La deuxième moitié des années 1970 voit réapparaître, pour un temps assez bref toutefois et dans un nombre de disciplines limité, la thématique rythmique.
En 1976, Roland Barthes intitule son premier cours au Collège de France Comment vivre ensemble ? L’objet de ce cours – comme le montre son titre – est à la fois éthique et politique. Mais au lieu d’y réfléchir, comme il l’a déjà fait dans le passé, en termes de luttes de classes ou de luttes sémiotiques, Barthes propose à ses auditeurs une anthropologie historique extrêmement détaillée des pratiques érémitiques, développées dans les déserts syriens et alexandrins (en particulier dans la colonie d’ascètes qui s’était regroupée autour d’Antoine) au moment où la christianisme n’était pas encore la religion officielle de l’empire romain (fin IIIe – début du IVe siècle). Ces formes de vie, qui assuraient à chacun la possibilité de suivre ses rythmes propres, ce que les textes appellent une « idiorrythmie », ont vite été remplacées par des formes cénobitiques beaucoup plus strictes, dans lesquelles les individus ont été assujettis à des rythmes communalisés. La première règle de vie commune, celle de Pacôme (314), est exactement contemporaine de la conversion de l’empereur au christianisme, sous Constantin (313), puis de l’empire lui-même sous Théodose (380). Même si elle a été assez brève et limitée, l’expérience des illuminés du désert alexandrins offre ainsi à Barthes un appui assez solide pour tenter de penser ce que pourrait être une collectivité où chacun se donnerait ses propres rythmes, que cela soit au niveau du corps, du langage ou de la socialité – une collectivité qui garantirait ainsi à ses membres une forte individuation.
La plupart des spécialistes de Barthes restent aujourd’hui bien embarrassés par ce cours, ne sachant quoi faire de ce qu’ils voient comme un hapax dans ses études « littéraires ». Pourtant, ses relations avec les recherches contemporaines de Foucault sur les disciplines, mais aussi sur la vie monastique, le pouvoir pastoral et le souci de soi, ces relations sont l’évidence même pour qui veut bien regarder les faits sans préjugés.
En 1980 paraît Mille plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Puis le premier publie successivement L’Image-mouvement et L’Image-temps (1983 et 1985). En 1982 paraît Critique du rythme d’Henri Meschonnic. Certes, certaines des orientations théoriques de ces auteurs les opposent fortement : alors que Deleuze et Guattari développent leurs points de vue à partir d’une philosophie de la nature et d’une ontologie, Meschonnic vise, pour sa part, la construction d’une théorie du langage et d’une anthropologie. Mais ces travaux partagent aussi un certain nombre d’options, la principale étant que le concept de rythme y est explicitement thématisé, longuement discuté et réélaboré à la lumière des débats très importants qui ont déjà eu lieu au cours de la première moitié du XXe siècle. Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari convoquent ainsi Bergson, Bachelard et Simondon. À quoi répond assez strictement Meschonnic dans Critique du rythme en discutant, quant à lui, Bergson, Bachelard et Benveniste.
Si nous rapprochons et comparons ces différents textes, nous voyons ainsi apparaître une constellation dont l’intérêt commun pour la question du rythme constitue une prise de position stratégique dans les débats de l’époque :
– à travers elle, il s’agit de réintroduire dans la pensée un souci pour la temporalité et l’historicité radicale des êtres humains ;
– il s’agit de lutter contre la domination théorique du structuralisme et du systémisme ;
– et il s’agit d’indiquer des voies nouvelles qui échappent au nouveau modèle dominant en train de s’imposer – l’individualisme –, en posant le primat théorique de la question de l’individuation.
Les rythmes dans Surveiller et Punir
Tournons-nous maintenant, plus directement, vers Surveiller et Punir. On sait que l’une des thèses les plus connues de cet ouvrage concerne l’adoucissement des formes d’expression de la souveraineté à partir de la fin du XVIIIe siècle. Contrairement à l’idée selon laquelle cet adoucissement serait le fruit du développement d’un nouvel esprit, plus humaniste, plus respectueux des droits naturels des êtres humains, Foucault montre que les nouvelles formes du droit et de la répression pénale et policière, à partir de la Révolution, visent en premier lieu à laver le souverain de la souillure que lui fait subir sa connivence rituelle avec le bourreau. Du temps de la monarchie absolue, la souveraineté s’exprimait par le sang de la guerre et du supplice ; désormais la souveraineté, qui est devenue collective et s’ancre dans la théorie du contrat, s’exercera d’une manière immaculée et technicisée par l’invention de machines à tuer proprement, comme la guillotine, la chaise électrique et les injections létales. Un autre objectif très important est de corriger la mauvaise répartition de la pression de l’État, jusque là massive et ostentatoire sur de tout petits points de l’espace social et quasiment absente sur le reste. Il s’agit de mieux distribuer son influence et de la faire pénétrer dans tous les pores de la société.
À ce travail sur les formes du jugement et du châtiment pénal, lié au pouvoir souverain de l’État, Foucault ajoute une recherche sur l’apparition de nouvelles formes de pouvoir inscrites dans les pratiques beaucoup moins spectaculaires de l’école, de l’hôpital, de l’armée et de l’atelier. Et c’est là qu’intervient la question des rythmes. Dans toute société, le corps est soumis à un ensemble d’interdits, de contraintes et d’obligations qui l’enserrent, mais l’étude de ces institutions montre que quelque chose change en Occident à partir du XVIIe siècle : le contrôle se fait désormais par un jeu de coercitions souvent très ténues ; la contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes ; la pression, jusque-là relativement erratique, devient ininterrompue et constante grâce à une organisation minutieuse du temps, de l’espace et des mouvements ; bref, la domination s’exerce par l’intermédiaire d’une nouvelle définition et d’un contrôle des rythmes de l’individuation.
On n’a pas besoin de chercher très loin dans Surveiller et punir, les rythmes y sont omniprésents, que cela soit les rythmes donnés aux corps, les rythmes donnés au langage ou encore ceux qui organisent les interactions entre les individus. Je n’en prendrai qu’un exemple. Celui du règlement de la prison-école pour jeunes (1838), par lequel Foucault ouvre son livre.
Ce règlement montre que l’emploi du temps constitue désormais bien plus qu’une simple répartition horaire des tâches d’une journée ou d’une semaine, si fine soit-elle. Il contient également des prescriptions extrêmement détaillées concernant les techniques du corps (travail, hygiène de la figure et des mains, alimentation, sommeil, gestes, déplacements au pas, en rang et en division), du langage (silence, prière, lecture, instruction), et de la socialité (succession de l’isolement en cellules et du regroupement par divisions, en atelier, à la chapelle ou dans les cours) : « Art. 20. Travail. À six heures moins un quart en été, à sept heures moins un quart en hiver les détenus descendent dans la cour où ils doivent se laver les mains et la figure, et recevoir une première distribution de pain. Immédiatement après, ils se forment par ateliers et se rendent au travail, qui doit commencer à six heures en été et à sept heures en hiver. Art. 21. Repas. À dix heures les détenus quittent le travail pour se rendre au réfectoire ; ils vont se laver les mains dans leurs cours, et se former par division. Après le déjeuner, récréation jusqu’à onze heures moins vingt minutes. Art. 22. École. À onze moins vingt minutes au roulement de tambour, les rangs se forment, on entre à l’école par divisions. La classe dure deux heures, employées alternativement à la lecture, à l’écriture, au dessin linéaire et au calcul. »
Le cœur de Surveiller et punir se trouve à la conjonction de ces deux études : celle de l’adoucissement-intensification du pouvoir souverain de juger et de punir ; celle de l’émergence des techniques rythmiques dans différentes institutions non nécessairement étatiques. Par l’encadrement et la majoration simultanés des forces qu’il permet, le mode d’individuation produit par ces nouvelles techniques est mieux adapté à la fois au nouveau système productif capitaliste et à une société désormais fondée sur l’égalité devant la loi et la liberté d’entreprendre, où le pouvoir de l’État, ne pouvant plus s’exprimer de manière spectaculaire et rituelle, doit se diffracter en une multitude d’entreprises minuscules d’assujettissement.
Vers une critique rythmique de la démocratie moderne
L’un des premiers effets de ces analyses est évidemment de remettre en question le grand récit libéral de la modernisation des sociétés occidentales. Ce récit expliquait – et explique encore de nos jours – l’apparition des systèmes économiques, sociaux et juridiques modernes par la reconnaissance des individus comme des sujets de droit, dont la nature aurait été, en quelque sorte, jusque-là empêchée de s’exprimer par les pratiques despotiques. Or, les faits exposés précédemment permettent de contester ce récit et même d’en inverser la conclusion : ce n’est pas l’émergence à l’air libre d’un sujet juridique naturel, longtemps étouffé, qui justifie l’apparition des sociétés capitalistes et démocratiques modernes, mais, bien au contraire, les techniques disciplinaires et punitives pratiquées par ces sociétés, qui ont permis l’apparition de ce type de sujet. Il y a, autrement dit, dans ce concept une part déterminante d’arbitraire historique – ce qui ne veut pas dire, du reste, de conventionnel et d’illusoire.
L’histoire du pouvoir juridique souverain et de l’éventail des institutions punitives qui l’accompagnent, ainsi que celle du fin maillage des pratiques disciplinaires extra-judiciaires, qui en constitue la condition de possibilité, montrent que ces systèmes ne constituent pas des mécanismes négatifs, qui viseraient à protéger des « sujets naturels », en interdisant, empêchant, réprimant, excluant ou supprimant ceux d’entre eux qui ne respecteraient pas « leurs droits », mais des dispositifs techniques responsables de toute une série d’effets à la fois positifs et négatifs déterminant en grande partie nos modes d’individuation. Certes, dans nos sociétés, le corps-langage n’est plus la cible d’une répression pénale, violente et ostentatoire ; le châtiment se présente, la plupart du temps, comme une simple privation de liberté qui ne met plus celui-ci en péril, en tant que corps-langage vivant. Mais il est, de manière diffuse dans la société et maximalisée en prison, soumis à des techniques de dressage, de redressement, voire de guérison, qui pénètrent profondément en lui et participent à la création d’une « âme », dont le degré de liberté ne doit donc pas se mesurer à l’aune d’un critère transcendantal abstrait, mais bien à celle des pratiques rythmiques effectives de pouvoir et de savoir dans lesquelles elle est prise et sur lesquelles elles s’appuient simultanément pour construire son autonomie.
Foucault s’interroge, par ailleurs, sur l’idée selon laquelle tous les êtres humains seraient désormais traités d’une manière égale par la loi – cette isonomie que nous mettons au cœur de nos sociétés modernes. D’un côté, il est bien vrai que les hiérarchies, les différences et les privilèges, qui caractérisaient les sociétés d’Ancien Régime, ont disparu au profit d’une égalisation démocratique des statuts juridiques. Mais, de l’autre, tout s’est passé comme si cette égalisation avait nécessité pour fonctionner la mise en place d’un ensemble d’autres mondes dans lesquels cette égalité était niée. Les délinquants, les classes dangereuses, les fous, les pervers, les colonisés et même, dans une certaine mesure, les femmes, ont constitué autant de figures d’inégalité et de hiérarchie, qui ont accompagné comme leur ombre les lumières apportées par les sociétés démocratiques modernes.
Autrement dit, Foucault ne remet pas seulement en question le récit libéral. Il critique aussi, indirectement, le récit marxiste orthodoxe qui met, quant à lui, l’accent sur la constitution de classes antagonistes déterminées par leur position dans le processus de production et d’accumulation des richesses. Pour Foucault, les nouvelles hiérarchies qui sont issues de la naissance des sociétés modernes ne peuvent pas se limiter aux classements économiques ; il faut aussi prendre en compte des classements qui relèvent de logiques autres, liées à la définition de la normalité sociale, caractérielle, raciale ou de genre.
Tous ces aspects font que la critique foucaldienne des rythmes continue à nous fournir des ressources déterminantes pour comprendre et critiquer le monde nouveau, à la fois fluide et heurté, ouvert et divisé, dans lequel nous venons d’entrer depuis les années 1990.
Elle possède la double vertu de remettre en question à la fois la mythologie libérale, c’est-à-dire l’illusion d’un pouvoir propre aux singuliers, et les insuffisances des critiques marxistes et fonctionnalistes traditionnelles. Elle ne fonde plus la critique du pouvoir sur la notion de subjectivité des individus naturels, mais pas non plus sur celle d’assujettissement des individus par des systèmes ou par des institutions qui seraient chargées d’assurer, dans la version fonctionnaliste, la stabilité sociale ou, dans la version marxiste, la domination d’une classe par une autre.
Pour Foucault – et je crois que cette idée reste aujourd’hui adéquate à la situation –, le pouvoir doit se lire à partir de la question de la production des sujets dans le jeu organisé rythmiquement des interactions entre les singuliers, entre les collectifs ou encore entre les singuliers et les collectifs eux-mêmes. Et le corollaire de cette approche est de suggérer qu’au cours de cette production peuvent apparaître également de nouvelles formes de classement et de hiérarchie, qui compliquent le schéma binaire un peu trop simple mis en évidence par Marx au XIXe siècle.
Sur quelques limites de la conception rythmique foucaldienne
Le travail foucaldien fournit donc un certain nombre de questionnements et d’analyses qui restent aujourd’hui valides. D’autres aspects soulèvent, en revanche, un certain nombre d’interrogations.
Tout d’abord, s’il est vrai que les sociétés démocratiques modernes ont globalement été dominées à partir du XIXe siècle par des rythmes disciplinaires de types métriques, il convient de distinguer, mieux que ne l’a fait Foucault, l’organisation des corps-langages pris dans les institutions scolaires, hospitalières et carcérales de celle des corps-langages au travail ou à l’armée. On voit bien, dès que l’on s’intéresse de près à ces questions, que le type d’individuation diffère dans chacun de ces cas. Alors que l’école, l’hôpital et la prison ont plutôt tendance à fabriquer des individus dotés de profondeur psychologique et biographique, l’usine, l’entreprise tertiaire organisée scientifiquement et l’armée ont, au contraire, des effets plutôt désindividualisants. Les unes fonctionnent à la psyché et participent à son renforcement constant ; les autres impliquent à la fois une aliénation des produits du travail et une destruction des compétences et de la pensée. ON peut se référer, à cet égard, aux études de Georges Friedmann sur le travail à la chaîne. On y voit très bien comment les rythmes de la production façonnent les corps-langage d’une manière qui n’a rien à voir avec les rythmes de l’école, de l’hôpital et de la prison.
Dès la fin du XIXe siècle, avec le développement de l’O.S.T. et la militarisation rampante des sociétés, on observe ainsi une diversification des formes d’individuation liées à ces différents rythmes imposés aux corps-langages, diversification dont Foucault, sauf erreur de ma part, n’a pas dit grand chose.
Parallèlement – et d’une manière qui pourrait sembler contradictoire mais qui, en réalité, pointe vers des plans et aussi des groupes sociaux différents – on constate, dès la fin du XIXe siècle, l’apparition de rythmes beaucoup plus fluides, en tout cas libérés de toute métrique, sinon de toute discipline. Les premiers à s’en être rendus compte sont probablement Gabriel Tarde et Georg Simmel. Ces phénomènes s’expliquent, selon eux, principalement par la multiplication de nouvelles techniques permettant de mettre les individus en connexion permanente et de les faire entrer dans une temporalité continue, sans halte et ni repos, mais aussi de leur offrir la possibilité de choisir leur rythme de vie. L’extension des moyens de transport, par exemple, a permis de passer de l’irrégularité des malles-postes à des connexions presque ininterrompues entre les villes ; le télégraphe et le téléphone ont rendu les communications possibles à toute heure ; l’amélioration de l’éclairage artificiel a supprimé de plus en plus la différence entre le jour et la nuit ; la presse, enfin, à tout moment, fournit à la population des pensées et des stimuli nouveaux. À tous ces facteurs, Simmel ajoute l’argent, en soulignant la puissance de la dérythmisation qu’a entraînée sa diffusion par l’économie capitaliste. On pourrait bien sûr sans difficultés continuer cette liste jusqu’à nos jours avec la radio, la télévision, les chaînes satellitaires, l’Internet, la téléphonie mobile, etc.
Ainsi, non seulement il existe, depuis la fin du XIXe siècle, des techniques rythmiques disciplinaires très divergentes dans leurs effets, mais des pans entiers des sociétés développées connaissent depuis cette époque des formes d’individuation en grande partie libérées des logiques de la discipline et de la surveillance.
L’apparition de ces nouvelles formes d’individuation n’a pas impliqué, bien sûr, la disparition immédiate des formes déjà existantes. Foucault n’avait donc pas tort de souligner l’importance des disciplines, encore au XXe siècle, mais son travail doit être à la fois précisé et complété. La plupart du temps, les unes et les autres se chevauchent, introduisant de fortes tensions dans l’existence des individus. Un ouvrier peut être soumis aux disciplines de l’instruction obligatoire et de la prison, ainsi qu’à celles déjà différentes de la conscription et de l’usine, tout en bénéficiant également des nouvelles formes d’individuation langagière et corporelle fluides de la presse et des nouvelles techniques de transport, de communication et d’information. De leur côté, un commerçant, un intellectuel, un artiste ou un politicien, pour reprendre les exemples donnés par Simmel, peuvent jouir d’une plus grande liberté rythmique dans l’organisation de leur socialité, mais ils n’en sont pas moins soumis aux mêmes rigueurs scolaires et militaires que les autres membres de la société.
Aujourd’hui, le retrait des vieilles techniques disciplinaires est presque achevé, au moins dans les sociétés occidentales développées, et la recherche foucaldienne doit être prolongée d’une manière qui préserve son esprit mais se libère d’une trop grande fidélité à sa lettre. Les Cours au Collège de France, il est vrai, montrent que Foucault était conscient de cette difficulté et qu’il a cherché pendant toute la fin des années 1970 à y faire face, en travaillant sur ce qu’il appelait la « gouvernementalité » et les techniques « biopolitiques ». Mais, outre le caractère conceptuellement un peu fluctuant de ces notions et le fait que Foucault n’ait jamais voulu publier ces recherches, ces approches restent trop loin des corps-langages pour être complètement convaincantes. On ne comprend pas comment on passe des techniques de gouvernement des populations fondées sur la statistique et le jeu avec les flux démographiques et économiques aux techniques d’individuation elles-mêmes. Il manque un étage dans l’analyse qui reste étrangement en l’air, sans cet appui sur l’examen des pratiques institutionnelles et des formes de vie, qui donnait au travail sur les disciplines sa force et son caractère percutant. Il nous faut donc nous attacher à une analyse de ces techniques rythmiques fluides apparues au cours des dernières décennies du XIXe siècle et qui sont aujourd’hui dominantes.
Une dernière interrogation concerne les notions de classement, de hiérarchie et de conflit qui les accompagnent. On a vu que Foucault introduisait, contre la tradition marxiste, l’idée qu’on ne pouvait pas se limiter à dénoncer la hiérarchisation en classes économiques et qu’il fallait aussi prendre en comte d’autres formes de classement liées aux normes du social, du caractère, de la race et du genre. Bien souvent, ces divisions s’entrecroisent en effet avec la division économique et font qu’un ouvrier exploité peut aussi être simultanément – je prends un cas extrême – un mari tyrannique, raciste et homophobe. Et l’on peut raisonner de même pour le grand bourgeois homosexuel, la femme des classes supérieures, le colonisé entrepreneur, etc. Foucault retrouve, en quelque sorte, par ses propres moyens et avec ses propres objectifs, l’idée de la complexification des cercles sociaux, déjà mise en évidence par Simmel au début du XXe siècle.
Cette stratégie de complexification de la problématique du classement, de la hiérarchie et du conflit me semble un acquis précieux de l’œuvre de Foucault. Toutefois, il me semble qu’elle a aujourd’hui tendance à être un peu oubliée par ses successeurs, qui réaccentuent en général un type de division aux dépens de tous les autres : les abrutis pas les médias contre les vigilants chez Baudrillard, les inclus contre les exclus chez Agamben, les classes dominantes contre les multitudes dominées chez Negri, et plus récemment les entreprenants contre les assistés chez Sloterdijk. Dans les analyses qui sont données du monde nouveau dans lequel nous vivons désormais, il manque bien souvent la subtilité et l’attention à la complexité de la vie sociale qui faisaient le prix des travaux de Foucault.
Je pense, pour ma part, qu’il nous faut réintroduire cette attention à la complexité des contradictions dans notre réflexion sur la politique aujourd’hui. Non pas revenir vers un schématisme binaire, quel qu’il soit, mais partir de la multiplicité des formes de classement, de hiérarchie et de conflit.