Drame et rythmicité. Comment les nazis traduisent un mythe en mouvement

Gérard Thiériot
Article publié le 10 mars 2014
Pour citer cet article : Gérard Thiériot , « Drame et rythmicité. Comment les nazis traduisent un mythe en mouvement  », Rhuthmos, 10 mars 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article495

La weltanschauung nationale-socialiste, par essence totalitaire puisqu’elle veut embrasser la totalité des phénomènes biologiques, sociaux et politiques, ambitionne d’incarner leur universalité, déclarée en état de crise majeure. Dès lors, le théâtre a pour mission de traduire cette refondation du monde. L’entreprise, mystique et millénariste mais pragmatique dans le même temps, se raccorde volontiers aux mythes des temps premiers, tels que les nazis les comprennent, ou prétendent les comprendre car ils accommodent le ragoût à leur façon, et veut user des formes jugées nobles, particulièrement la tragédie, qui pour eux dit le monde dans sa légitimité cosmique portée par des héros messies.


Le recours au passé, nullement romantique, doit rendre caduques toutes les expérimentations formelles de la gauche allemande, que leur actualité condamne à la relativité rédhibitoire car fugace de l’instant présent. Surtout, il s’agit, en gagnant le cours des sphères célestes, de rendre évidente l’inanité des traitements ordinaires de la crise économique et politique. Le théâtre, au contraire, doit confirmer ce qui était, ou plutôt confirmer ce qui est, car il faut dénoncer la relativité du temps pour renaître dans l’éternité qui la nie.


Voyons donc comment, dans cette crise générale qui suit la défaite de 1918, se traduit cette mission qui, pour les nationaux-socialistes, doit permettre au peuple allemand, ou dans leur jargon : au peuple des Allemands, de s’inscrire, non pas dans la marche de l’histoire où ils voient piétiner les marxistes, mais dans le flux sans reflux de leur vérité supérieure, dans le mouvement du bios originel et originellement pur, dans la rythme fondateur de la « germanité ».


Nous prendrons en considération trois pièces : Neurode de Kurt Heynicke, dans ses deux versions, drame et Thingspiel, Schlageter de Hanns Johst et Das Frankenburger Würfelspiel, un Thingspiel de Eberhard Wolfgang Möller.

 Le spectateur et le bios

Deux de ces œuvres sont donc des Thingspiele, pièces destinées à être jouées en plein air, « à l’ancienne », le public prenant place dans les gradins d’un amphithéâtre, souvent encore à construire car ce n’est pas le lieu usuel en Allemagne. Comme il s’agit d’accueillir un nombre colossal de spectateurs mais aussi d’acteurs et figurants, on comprendra que gestuelle et chorégraphie gagnent en importance. De ce fait, le texte se rétracte. Pour les drames « ordinaires », toutefois, joués dans les lieux convenus, la perte d’influence du texte se fera également sentir, plus exactement la désacralisation de l’autorité auctoriale. Le drame, tel qu’Aristote le veut, c’est-à-dire tel qu’on imagine couramment qu’Aristote le veut, avec l’affrontement à parité d’une thèse et de son antithèse dans un combat épuré, quasi abstrait, « idéal », ce drame se trouve de facto désavoué.


Nietzsche, dans « Der Fall Wagner » avait mis en garde : « Le mot saute de la phrase, la phrase déborde et assombrit le sens de la page, la page prend vie au détriment du tout [...]. Le tout ne vit absolument plus : il est le résultat d’un assemblage, calculé, artificiel, construit de toutes pièces [1]. » Ce constat, cet état des lieux, appellera une réhabilitation, celle du jeu, chargé de redonner vie à cette globalité vidée de sa substance. Car le texte, privé du verbe vif et vivifiant, le texte écrit devenu langue morte, ne peut plus expliquer le monde. « Expliquer le monde » étant du reste une formulation inadéquate puisqu’il ne s’agit pas d’analyser le monde selon ses lois constitutives, d’en disséquer le cadavre, mais de le restituer visuellement, comme énergie qui va de l’avant et ne se laisse pas entraver. C’est ce que redira plus tard, dans un contexte différent, Hans-Thies Lehmann, pour qui le théâtre a perdu son aptitude à justifier le fait politique : « Le médium théâtre n’est plus guère viable pour nous expliquer les dysfonctionnements de notre société. [2] »


La question est ailleurs : agir, ce n’est pas aller de l’avant ; la raison, dont les déductions me conduisent à une résolution, est sans rapport avec la force cosmique qui m’emporte. Le spectateur n’est plus herméneute, il est constitutif du bios : il n’est pas extérieur à l’objet étudié, il participe de la vie qui l’entraîne, d’une vie ressentie dans sa dynamique, dans sa rythmicité [3].


Le spectateur, donc, n’est pas en position d’herméneute, et surtout pas brechtien : il est, conjointement avec les comédiens, vague parmi les vagues, mû, comme elles-mêmes sont mues, par une énergie vitale supérieure, car pour les nazis la vérité n’est pas dans l’exactitude du message dispensé in fine mais dans l’intensité perçue de la divinité (pour eux : de la race) dans un temps présent où se concentre l’éternité et où se résout l’aporie de la finitude de la vie individuelle – et tout cela, sans autre loi que celle de sa dynamique propre. Rien à voir cependant avec un work in progress : le dramaturge nazi n’est pas dans une réalité qui se construit mais dans une vérité qui se recouvre. Nous le verrons tout à l’heure, à l’exemple des œuvres mentionnées : il n’y a pas à établir une thèse qui supplante une antithèse ; une volonté est là, qui progresse, hors toute rationalité et échange d’arguments. Et c’est bien ce mouvement-là, pas une démonstration ! qu’il s’agira de restituer sur scène, mouvement du corps, de l’entité organique, qui participe du mouvement universel. Alors, la représentation de l’individu particulier sera ipso facto celle du Tout, et l’animation rythmique des hommes, telle qu’elle se manifeste par exemple dans les défilés nazis, fondement de leur identité collective au sens où la collectivité est leur seule identité, rejoint l’harmonie des sphères célestes.


Cette idée de rythme, qui procède d’une vision philosophique, a bien entendu sa traduction en termes de théorie du drame. Si la vie se constitue des rythmes qui l’animent, justifiant l’existence des hommes qui la reconnaissent comme une force qui va vers son entéléchie, alors le drame doit procéder selon d’autres règles : il ne s’agit plus d’illustrer le conflit mais de célébrer l’eurythmie d’une vie débarrassée de ses pollutions étrangères et de toute lutte de classes interne. Restituer à l’homme la rythmicité de son existence, c’est rééquilibrer du même coup le corps social : le rythme ne permet-il pas aux masses composites d’avancer uniment ? Et le texte redevient chant, et le déplacement danse. La Grande Guerre aurait dû, pour les nazis, être une telle fête symbiotique si l’état-major n’avait abdiqué. Et, répétons-le, ce rythme, c’est le rythme du mouvement universel, ce ne peut être l’ordonnancement des mots : ce vitalisme n’est pas textocentré.


L’idée de rythmicité écarte dès lors la civilisation en tant que progrès additif pour ainsi dire mécanique et rend l’utopie possible puisque déjà là, déjà présente, même si elle n’est perceptible qu’à un niveau supérieur. Il incombera au dramaturge d’en donner la traduction esthétique, et il le fera dans un rapport particulier au monde (ce qui ne veut pas dire : dans un rapport individuel, personnel), qui ne procède pas par analyse, par jugement, mais par fusion. Et ses drames ne seront pas constructions qui se mirent et s’admirent dans leur soumission au canon, à la technique, artefacts stériles. Ce ne sont pas les faits qui l’intéressent, encore moins les lois de l’histoire, ni leur relation exacte, mais les pulsations de la vie qui s’y font sentir : le dramaturge nazi n’est pas historien, il est mythographe et mystagogue, et son art est messianique.

 Le dramaturge comme mythographe

Un premier exemple : Neurode, de Kurt Heynicke, pièce radiophonique diffusée en 1932, que l’auteur sera invité à réécrire en Thingspiel après la prise du pouvoir, ce qu’il fera en 1934 dans l’intention revendiquée de redonner vie au théâtre antique (« une voie nouvelle qui nous conduise vers une forme nouvelle de théâtre. C’est cela qui m’a séduit, rien d’autre. Revivifier le théâtre antique [4] »). Le sujet paraît relever du réalisme social : une mine, près de Neurode, doit être fermée parce que dangereuse, donc non rentable. Des émissaires viennent annoncer la décision du consortium qui la gère, provoquant la colère des mineurs. Pour ces derniers, toutefois, il ne s’agit nullement de dénoncer une sécurité défaillante qui serait due à une recherche permanente du profit : depuis toujours, leur vie a été rythmée par les coups de grisou, ils en acceptent le caractère inéluctable, sachant que la terre veut ainsi éprouver la résolution de ses enfants, prêts à mourir pour elle, en héros du travail au fond de la mine ou bien en soldats sur le front. Si le consortium agit en application d’un raisonnement déductif, dont les décisions mécaniques s’écrivent sur le papier, les mineurs sont mus par les pulsations du sang allemand. Il n’y aura pas de rencontre entre les deux groupes, pas d’affrontement, qui impliquerait une certaine égalité de force, les négociateurs rencontrant la direction pour la mettre devant le fait accompli, le peuple des mineurs attendant à l’extérieur.


Tout est dans le ressenti, et l’image prime le mot. Ou plutôt, les mots, qui ne suivent pas les articulations d’une argumentation, mais expriment des incantations ; le discours le cède à l’image, l’analyse à la vision allégorique. Et l’image faite chair entre en force sur la scène : un étranger surgit, qui écoute les mineurs, s’assoit avec eux à la cantine, entend leurs craintes et hésitations, mais cristallise leur agressivité. On veut l’expulser puisque étranger à tout cela, ombre anonyme ; Radke, le meneur, un colosse déterminé, va pour l’empoigner mais l’étranger, pourtant de corpulence quelconque, le terrasse avec une aisance surnaturelle, non par l’argumentation mais par la force de son esprit agissant, effet dramatique purement visuel :


RADKE (résolu) : […] Oui, et si je devais cette fois me retrouver seul, le premier qui toucherait à quelque chose, mieux : qui donnerait l’ordre de toucher à quelque chose, je te l’empoignerais, voilà comment je le… (Il empoigne l’étranger par le revers de la veste, le force à se lever).

SCHREIBER (se levant d’un bond) : Ça suffit maintenant, Radke !

L’ÉTRANGER (part d’un éclat de rire – supérieur) : Holà, quel enragé ! Je vois qu’il faut vous remettre à votre place ! (Il prend les mains de Radke et les rejette, le repousse d’un coup et, sans effort, souverain, le force à s’asseoir.) Là, et maintenant restez assis. Vous allez revenir tout doucement à la raison.

RADKE (est abasourdi).

PEUKERT (se met à glousser) : Wilhelm, tu ne m’en voudras pas. Mais la façon dont ce monsieur t’a… de te retrouver assis à ta place… je ne peux pas m’empêcher de rire.

L’ÉTRANGER : Et maintenant, je vais m’asseoir à votre table.

Neurode, 6e tableau.


L’inconnu réapparaîtra plus tard, la solution financière qu’il apportait ayant sauvé la mine, mais c’est en chemise brune qu’il viendra : missa est… Auparavant, tous auront suivi du dehors, à la nuit tombée, la négociation, l’enchère plutôt, car la solidarité qui s’est organisée tente de racheter l’outil de travail ; on ne voit, par les fenêtres éclairées du bureau directorial, qu’un jeu d’ombres, ombres démesurées, dansantes, ombres infernales de ce monde de la raison où l’on discute au lieu d’avancer, où l’on argumente au lieu de laisser libre cours au jeu des forces vitales :


POLKE désignant les fenêtres où paraît l’ombre du commissaire-priseur. […] l’ombre de l’officier ministériel semble surdimensionnée derrière les rideaux, des mains font des enchères, gesticulent […] – c’est la danse macabre de la mine.

Neurode, 7e tableau.


Et qu’on ne les entende pas est sans importance car leurs mots ne traduiraient que des gesticulations et ne sont pas les signes élémentaires de la vie, alors même qu’en dépend le sort des mineurs.


Émissaires du consortium d’un côté, mineurs inquiets de l’autre, la division que la raison impose dans l’organisation de la vie productive, empêchant que se constitue la communauté du peuple, la Volksgemeinschaft, cette division ne peut qu’être mortifère et produire cette danse macabre grotesque. Mais le danger venait d’en être conjuré dans le tableau précédent : Radke calmé, l’étranger avait ouvert une fenêtre, permettant d’entendre au-dehors le son rythmé d’un défilé, tandis que résonnaient chants et musique :


L’ÉTRANGER : Sachez-le : ce n’est pas seulement la mine qui est en danger. L’Allemagne tout entière est en danger. […] C’est toute l’Allemagne qui défile !

[…]

RADKE : Je crois que vous êtes notre homme.

L’ÉTRANGER (souriant) : J’espère plutôt que vous, vous êtes mes hommes […].

L’AUBERGISTE : […] il nous faut à tous quelque chose en quoi nous puissions croire. (Tranquillement) À la vie, à la mort. RIDEAU.

Neurode, 6e tableau.


Et la lumière qui inondera la scène à l’annonce qu’un financement salvateur a été trouvé grâce à l’inconnu sera comme la lumière qui baigne la maison de Dieu où se retrouvent les élus, ce qui donne tout son sens à la didascalie qui précède le texte de cette pièce radiophonique :


À Neurode, en Silésie, c’est dès avant 1933 que, par un pressentiment de ce qui allait advenir, l’idée nationale-socialiste du travail et de la communauté s’est faite action […],


ce que constate, dans la version Thingspiel, vers la fin du spectacle, le mandataire du consortium, suivi du premier coryphée et du chœur :


SYNDIC


(tandis que les derniers mineurs défilent)

Je ne comprends pas ! Tout ce que je vois, c’est qu’il se passe ici quelque chose d’inouï. L’un prononce le mot : Foi ! Et ce mot devient une force ! Un autre prononce le mot : Patrie – et tous s’infligent des sacrifices, librement et joyeusement ! Je ne comprends pas ! Le monde a changé !

(Il sort)


PREMIER CORYPHÉE


Le monde a changé.

De grandes choses se sont produites ici.

Une communauté a vu le jour,

Un sens nouveau

S’impose aux hommes.


CHŒUR


La force jamais ne sera la proie du néant,

Pour peu qu’une communauté nous réunisse.

Peuple, c’est toi notre foi.

Peuple, c’est toi notre victoire.

Neurode, IIe partie.


« La terre ne ment pas », disait Pétain, pour dire le monde nouveau en gésine de soi-même, « elle demeure votre recours, elle est la patrie elle-même » (25 juin 1940), traduisant le distinguo allemand de Heimat et Vaterland. A un théâtre argumentatif se substitue une pratique rituelle avec sa liturgie propre, qui honore un Seigneur dont les voies sont impénétrables puisqu’en pénétrer les lois signifierait se poser en antagoniste également respectable et puissant. En un mot, la politique comme organisation des débats n’a plus lieu d’être. Lui succède la politique comme spectacle de la totalité du monde, utopie du théâtre total fondé sur les effets, pour lequel la catharsis est une variante de l’extase ; car il ne s’agit pas d’assumer la faute mais de reconnaître la grâce obtenue, variante laïcisée de la passion christique (rappelons que Euringer a écrit, comme premier Thingspiel, Eine deutsche Passion). Dès lors, nécessairement, la fable, au sens d’une histoire pertinente et exemplaire, et le dialogue comme vecteur de la démonstration logique sont dévalorisés au profit de l’incantation chorique. Il n’est pas surprenant alors que le défilé de ceux qui marchent pour l’Allemagne, dans Neurode, rythmé par le bruit des bottes, scande l’action invisible qui est la marche du Tout, par un effet d’hétérotopie (l’essentiel se passe là où moi, je ne suis pas, englué dans la logique du « système », pour reprendre le jargon nazi vitupérant la république). C’est ainsi que l’image traduit la pulsation du rythme cosmique. La langue vraie, le seul discours qui vaille, sera alors la scansion de ces corps qui défilent hors champ, tandis que l’action sur scène, celle des négociateurs, s’avère vaine. De même, dans le Thingspiel, les spectateurs – le theatron – pourront être conviés à rejoindre dans un défilé commun les comédiens, proclamant ainsi la parousie du peuple glorieux. Car le message est dans la représentation elle-même, dans le jeu de tous, qui procède d’une contrainte propre, pas dans l’accompagnement textuel ou ornemental, comme le précise la didascalie initiale :


Dans cette œuvre conçue pour le Thingspiel ou le théâtre de plein air ou bien pour une grande salle des fêtes, on peut s’épargner toute indication de décor, le jeu lui-même apporte assez de clarté.


Ce mouvement, ce rythme, veut accompagner le monde en métamor-phose, un monde où individus et collectifs apparaissent comme autant de re-mous fugaces dans les grands brassages de la société contemporaine. Il faut vivre de nouvelles formes d’individuation et de pouvoir, au théâtre non comme sujets mais comme manifestations de forces telluriques et cosmiques. Et les masses que nous avons vues dans Neurode traduisent une évolution significative de la foule vers la houle [5], du désordre vers l’ordre, vers un ordre nouveau, ou plutôt vers la découverte neuve d’un ordre éternel. Et là, il ne s’agit nullement de rendre un mouvement tendu vers un telos argumentatif ; nullement non plus d’en rester à un hic et nunc festif, qui par exemple fêterait un acquis revendicatif (la survie de la mine) ; sauf à considérer – tout est là – que ce hic et nunc exprime en concentré l’éternité dans sa rythmicité, qui est l’animation de l’âme. Ainsi, l’organicité de l’État, lui-même cadre de la matérialisation de l’âme allemande, manifestation déclarée de la vérité de la race, est perçue dans cette vision du défilé : c’est un théâtre non des sujets agissants mais des forces élémentaires. Il ne peut plus y avoir (s’entend : comme forces méritant considération) d’individualités opposées, protagoniste et antagoniste, mais des incarnations identiques de l’âme allemande, orientées semblablement, mues par un même mouvement rythmé, dans cette manifestation qu’est le Gesamtkunstwerk, qui dit l’unité de la vie. Cette unité éclate dans le Thingspiel, où le défilé terminal boucle la boucle avec le défilé initial, reproduisant les mêmes mots comme autant de mouvements de l’âme qui se fête. Alors l’inconnu, personnage en qui l’âme enfin a reconnu l’un des siens, est son archange, allégorie du principe vital qui ramène l’entente dans la zizanie :


LE CONSEILLER DES MINES ALBRECHT [= l’étranger, enfin identifié par son nom] : Car là où il y a un emploi, là où un homme est à sa place, là est l’Allemagne !

RADKE : Neurode est au travail !!!

Neurode, 7e tableau.


Une autre pièce, de facture plus convenue puisque ce n’est pas un Thingspiel, mais emblématique puisqu’elle a été créée le 20 avril 1933, premier anniversaire d’Hitler après son accession au pouvoir, est Schlageter de Hanns Johst. S’y illustrent de jeunes anciens combattants de la Grande Guerre, alors que la France vient d’occuper la Ruhr et humilie les nationalistes, tandis que les gouvernants n’opposent que de molles protestations. Là non plus, les patriotes allemands ne rencontrent pas leurs adversaires : tout au plus discute-t-on de questions tactiques, tout au plus un fils de ministre s’oppose-t-il à son père social-démocrate, prisonnier de ses réflexes marxistes mais qui, parce qu’il a lui-même combattu au front, doit reconnaître in petto que son rejeton n’a pas tort. Mais jamais le protagoniste Schlageter ne rencontrera de représentant de la force occupante avant que, fait prisonnier et jugé (sans que l’on assiste au procès), il ne soit exécuté. À aucun moment il ne s’agit de comprendre l’histoire : l’histoire, c’est du passé, un concept, pas un vécu, même les faits de guerre ne sont plus que cendres une fois repris, analysés et expliqués par les universitaires, nous dit-on. C’est que la guerre se vit dans le présent, elle ne se relate pas a posteriori, et c’est bien ce qui distingue la lutte des classes, dont l’historien extrait les lois au forceps, de la Volksgemeinschaft, qui se vit religieusement dans le présent de l’éternité. Tous ces jeunes révolutionnaires nationalistes s’affichent dans le mépris de la politique, qui, par nature, grenouille dans la vacuité de l’instant : « Je suis pour le désordre », dit l’un d’eux. Car c’est dans le désordre de la raison que se sent la vie, mystérieusement rythmée dans l’appréhension de la totalité :


ALEXANDRA : Vous voilà plein d’espoir à écouter dans la nuit ?

LE GÉNÉRAL : Oui !… et j’entends défiler de nouvelles colonnes… Au pas cadencé… On se met en marche… L’Allemagne s’éveille…

Schlageter, IV, 5,


alors qu’en ce jour levant Schlageter est exécuté par des ombres improbables, Atlas réincarné face aux ectoplasmes gaulois.


Arrêté et condamné pour acte terroriste, le héros n’aura à aucun moment rencontré son adversaire sur scène ; à aucun moment l’affrontement ne se sera dit. C’est après le baisser du rideau que commencera véritablement la pièce : que se lèveront les héros, dans les Thingspiele ou dans les défilés qui accompagneront les congrès du parti. Commencera alors véritablement l’histoire, ou plutôt la vie, du national-socialisme, où se fondront dans un commun creuset le théâtre (qui ne se résume pas au texte interprété), l’histoire (qui n’est pas analyse de faits historiques mais force vitale qu’animent ses pulsations) et la politique (qui n’est pas affrontement argumenté de partis mais là aussi force homogène qui se fait chair dans les défilés, dans l’épiphanie des Parteitage). Le Thingspiel, tant qu’il aura droit de cité, voudra réaliser cette force qui va comme fusion du corps, de l’esprit, de la nature, de la lumière, de la parole et de la musique.


Schlageter comme texte dramatique nie sa propre théâtralité, montre plutôt qu’elle ne saurait être là, dans le support textuel. De fait, et cela vaudra d’autant plus après le désaveu du Thingspiel, les spectateurs seront appelés avec les acteurs à se lever, à quitter le lieu théâtral, pour, fondus dans le flux qui les emporte, défiler vers le guide qui les attend et les conduira vers le millénium. Le défilé, venu d’on ne sait où, allant on ne sait où, est mouvement (c’est ainsi que se définit le parti nazi) qui, hors tout telos, est le mouvement de la vie recouvrée : et ce rythme qui berce part de soi pour aller vers soi, en quoi se manifeste la vérité dans son rythme cosmique et à quoi s’oppose la fixation des systèmes politiques tels qu’ils s’établissent prétendument dans des textes définitifs et des canons intangibles.


À un tel défilé nous invite le Thingspiel Das Frankenburger Würfelspiel d’Eberhard Wolfgang Möller, œuvre commandée par Goebbels dans le cadre du programme culturel chargé d’accompagner les Jeux olympiques de 1936. La pièce instruit le procès (Thing  !) imaginaire de l’empereur Ferdinand II et de ses hommes liges [6] pour la répression antiprotestante de Frankenburg (1625) et le jeu pervers auquel elle avait donné lieu. Nous n’étudierons pas plus avant le contenu de la pièce, qui n’appelle pas d’autres remarques que celles qui viennent d’être faites à propos de Neurode et Schlageter. Ce qui frappe, c’est le caractère apparemment inapproprié du sujet, sans aucun rapport avec les Jeux, avec les principes de l’olympisme, avec le sport plus généralement. Son actualité, dans l’esprit des dignitaires du régime, est pourtant réelle : il s’agit d’illustrer la détermination d’un peuple uni dans l’adversité et triomphant jusque dans la défaite par l’exemple laissé en héritage. Même à l’occasion de moments festifs bien particuliers (les Jeux olympiques), dont on pourrait se plaire à saluer l’enthousiasme dionysiaque, ce théâtre n’a pas pour fonction de concélébrer le hic et nunc de tels instants : il veut, par la scansion particulière de sa liturgie (c’est la litanie des interventions choriques), dont la prétention est clairement eschatologique, ouvrir à tous une échappée sur la marche de l’éternel. La didascalie initiale est claire :


Le chœur est chargé, aux points culminants des scènes, d’enrichir les pauses qui se marquent naturellement tout au long du spectacle de considérations lyriques sur le sens profond de l’œuvre. Il est le représentant d’une instance supérieure, extérieure, qui observe, et en tant que tel il doit se différencier pleinement des autres éléments de la représentation.


Une armée d’ombres se lève, qui va vers la lumière, ce sont les morts du peuple allemand dans la résurrection de la chair :


LE CHŒUR

Malheur aux infortunés

qui sortent de leurs tombes,

ossements qui commandent à nouveau

des armées de squelettes.


Dans une chorégraphie qui se veut universelle et intemporelle, alors qu’à la fin du spectacle la scène s’est vidée et que l’on entend au plus haut des cieux les voix du chœur, les nuées s’entrouvrent et laissent voir l’âme allemande avant la parousie :


L’AUBERGISTE DE BAUMGARTING

Non, si le Seigneur voyait la couronne d’épines

Qui ceint le front de son peuple,

Sa colère serait terrible […].

 Le théâtre nazi dans sa dimension postpolitique

Pour les conventions du théâtre, tout tournait autour de l’importance attribuée au texte dans son antériorité, au texte considéré comme nécessaire et à la rigueur suffisant (on peut le lire, inutile à la limite de se déplacer : il est l’origine du monde). Le plus éclatant dans le théâtre national-socialiste, c’est la force de l’image, à elle seule suffisante pour justifier un drame hors tout échange d’arguments, plutôt hors toute conviction que la politique est échange efficace d’arguments : cela fonde une dimension postpolitique de la vie publique.


Pour les nazis, c’est bien le vécu corporel qui prime, on l’a vu. Cela ne signifie pas que pour eux le mot soit secondaire, du reste : « Mein Kampf » reste le texte fondateur de la Lingua Tertii Imperii, il fournit le verbe en attente de devenir chair, qui sera alors manifestation rythmée de la vie, manifestation de l’âme allemande dans la rythmicité perpétuelle de sa vie. Une telle rythmicité est étrangère à la dynamique des argumentations téléologiques ; en l’occurrence, le propos ne précède pas le mouvement : le mouvement est le propos.


Mais le non-textocentrisme des nazis n’a surtout pas pour but d’assurer sur scène la primauté du jeu, d’un jeu qui teste à chaque mise en scène une interprétation neuve, une autre vérité possible, jeu toujours variant, dans la liberté sans cesse réaffirmée de l’homo ludens, et qui justifie par l’affirmation de cette liberté une idée de la vérité toujours changeante, adaptée à une réalité elle aussi toujours changeante, qui à rebours accorde à l’homme de pouvoir redéfinir à chaque fois ses propres règles. Le dramaturge nazi veut avant tout soustraire une vérité absolue, celle de la supériorité de sa race, à tout texte qui en débattrait, qui la soumettrait à un examen contradictoire. Le spectacle national-socialiste ne s’inscrit pas dans le jeu, il est une vision : primauté n’est pas donnée aux comédiens ni aux metteurs en scène, toujours différents, mais à l’esprit supérieur, au guide visionnaire.


Les nazis ne ressentent nulle fascination pour une actualité bondissante, qu’ils subsument au contraire sous le flux cosmique, dont le rythme signale la vie libérée de toute entrave contingente, rythme régulier, et implacable dans sa régularité, que rend l’allégorie de la marche millénaire des soldats de ce tausendjähriges Drittes Reich. Aussi le motif du défilé n’est-il pas une performance : il est une extase, éclatante dans l’univocité de sa manifestation et qui ignore toute contradiction.


Le théâtre nazi s’appréhende-t-il encore comme théâtre politique ? Ne fonde-t-il pas plutôt une weltanschauung hors politique au sens où sa nostalgie des origines renvoie à un chaos dont doit découler une nouvelle appréhension de la vie et dont doit naître « un homme nouveau », allégorie de cette pulsation d’une énergie qui aurait recouvré son libre essor, hors toute éthique ? Le drame comme affrontement est vain pour les nazis : le héros doit s’affronter lui-même, se faire en se défaisant des pollutions du « système », et en éliminant l’autre éliminer l’idée que l’autre puisse être autonome, et ainsi assurer la fusion de l’un et l’autre pour accéder à la communauté du peuple. Il y parviendra, selon les nazis, lorsque, pour reprendre l’idée d’Émile Jaques-Dalcroze [7] dans un autre registre, il aura à l’image des Grecs de l’antiquité appris à se mouvoir et à penser rythmiquement : du chaos ainsi repensé se déroulerait un ordre nouveau.

Notes

[1Cité par Olivier Hanse, Rythme et civilisation dans la pensée allemande autour de 1900, thèse de doctorat en Études germaniques, soutenue à l’Université de Rennes-II, 2007, p. 39. Également : O. Hanse, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900, Saint-Étienne, PUSE, coll. Les Scripturales, 2010.

[2H.-T. Lehmann, Le théâtre postdramatique, L’Arche Éditeur, Paris 2002, cité par Birgit Haas dans Plädoyer für ein dramatisches Drama, Vienne, Passagen Verlag, 2007.

[3Nous nous raccordons ici aux théories du rythme, essentielles en ce temps (Georg Simmel, plus récemment le germaniste Olivier Hanse et l’historien et philosophe Pascal Michon, notamment).

[4In Kurt Heynicke. Schicksal eines Dichters in Merzhausen 1943 – 1985. Ein Lese- und Bilderbüchlein. Les trois Thingspiele les plus notables sont : Deutsche Passion de Richard Euringer (écrit en 1932, première pièce à porter l’appellation de Thingspiel), Neurode de Heynicke, premier Thingspiel à être joué dans une place construite à cet effet, à Halle-Brandenberge, et Das Frankenburger Würfelspiel de Möller, Thingspiel représenté à l’occasion des Jeux olympiques de 1936.

[5P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, PUF, Paris 2005 (ch. « Foules et houles », p. 246–249) évoque « l’identification de la foule à un élément du cosmos : une représentation mythique et manipulable par l’État d’une société pulvérisée par le marché ».

[6Ferdinand II de Habsbourg (1578-1637), roi de Bohême (1617-1619, 1620-1627), roi de Hongrie (1618-1626) puis empereur du Saint Empire (1619-1637). Son règne est marqué par la guerre de Trente Ans.

[7É. Jaques-Dalcroze, Le Rythme, la musique et l’éducation, Fischbacher, Paris 1920, cité par Olivier Hanse, (op. cit.).

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