Ce texte est tiré de I. Baxmann et al., Arbeit und Rhythmus – Lebensformen im Wandel, Paderborn, Wilhelm Fink Verlag, 2009, p. 15-36. La traduction en a été assurée par Anthony Liébault et déjà mise en ligne par la revue Agôn. Nous remercions Inge Baxman de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
L’époque moderne et la critique de la conception séculaire du travail
« Travailler, c’est danser ». Voilà ce que prétend Karl Bücher, économiste allemand originaire de Leipzig, dans son ouvrage de 1896 intitulé Arbeit und Rhythmus [Travail et rythme] [1]. Dans cette importante étude, qui en 1924 en était déjà à sa sixième édition (un véritable essai « à succès »), Bücher, documents à l’appui, développe la thèse selon laquelle la danse, la poésie et la musique se seraient développées à partir de la rythmique des chants de travailleurs [2]. Il imagine une civilisation harmonieuse dans laquelle la masse des gens serait soudée par le rythme du travail collectif, qui serait par conséquent un facteur majeur pour « la formation de la communauté du travail ». Le mouvement serait le dénominateur commun de toute action humaine et le rythme un facteur social uniformisant.
Depuis la fin du XIXe siècle dans l’époque moderne européenne, avec la vague d’industrialisation de plus en plus intensive, se constitue le rêve d’un lien nouveau entre le travail et la vie. Le bouleversement historique dans les technologies et les médias a des conséquences décisives sur une nouvelle interprétation de la vie dans l’époque moderne. Le rapport entre le travail et la vie devient de fait le problème de fond des débats et des pratiques les plus divers dans le premier tiers du XXe siècle. L’image de gens épuisés par le travail en usine et parqués dans des cages à lapins, ne trouvant ni le temps, ni l’énergie, encore moins les ressources matérielles pour « vivre », a façonné, depuis les premiers temps de la révolution industrielle, l’image d’un travail perçu comme un danger et comme une dégradation de la vie.
Bücher critique la conception du travail de son époque, telle que répandue dans les sciences économiques.
On a laissé le développement économique éclore partout dans une situation où le travail était détesté et justement ressenti comme un poids. Pour cette hypothèse, on pourrait, à raison, se référer au fait que dans différentes langues, les expressions pour désigner le travail (nóvos, labor, travail, das mittelhochdeutsche Arbeit) ont originairement eu le sens de misère, peine et calvaire. [3]
L’ensemble des sources de Bücher dans son ouvrage prouvent en revanche que l’ « horror laboris » n’était absolument pas la situation originelle de l’humanité. Voici donc les preuves d’un travail heureux :
Dans la série pratiquement infinie de faits qui se sont déployés sous nos yeux dans la quatrième et la cinquième partie de ce livre, un monde disparu sous les flots de l’Histoire de l’humanité a refait surface : le monde du travail heureux. L’économiste qui entre dans ce monde se frotte les yeux d’étonnement comme s’il était plongé par miracle dans le pays d’Utopia décrit dans les romans. Ici, le travail n’est pas un poids, le dur drame de la vie ou une marchandise. […] Partout jeu et plaisir, chant et musique, convivialité et serviabilité – une existence économique simple et insouciante. […] Chez nous, ce monde du travail heureux a progressivement été inondé, en grande partie, par la civilisation, comme un vieux continent par l’océan. [4]
Le travail et la danse s’accordent. Voilà ce que l’on peut observer dans le cours du développement historique de la répartition du travail, bien que ce lien originel se soit perdu.
Nous avons appris à maîtriser de multiples gestes de travail se distinguant à peine de mouvements dansés ; les Romains comparaient le pas lourd du blanchisseur à la danse des armes des Saliens ; le travail antique des presseurs de vignes se concevait comme une fête, et la représentation du pétrissage de la pâte (avec les pieds) dans une boulangerie de l’Égypte ancienne faisait l’effet d’une scène orchestrée. [5]
D’importantes suggestions pour une anthropologie du travail dans l’époque moderne viennent de l’ethnologie. En effet, à côté de ses propres études sur le travail agricole et artisanal, Bücher s’appuie sur les résultats de la recherche ethnologique. Ces résultats recueillis en Afrique et en Amérique latine confirment sa vision d’une communauté du travail rythmiquement unie.
Notre étude nous a conduit à plusieurs reprises au fait que dans les premiers temps du développement de l’humanité, le travail et le jeu n’étaient pas séparés l’un de l’autre. Les faits détaillés, sur lesquels les deux derniers chapitres s’appuient, nous montrent une conception du travail, dont l’objectif utile est le même, mais où les moments d’ennui, inséparables du travail, sont poussés à l’arrière-plan afin qu’un double moment de plaisir apparaisse : celui du mouvement corporel rythmé ajouté au chant ou à une musique motivante. À plusieurs reprises, des phénomènes sont apparus, comme des mouvements dansés dans la culture agricole, lors de la mouture des grains de blé ou du tassement de la glaise avec les pieds. Il faudrait alors avoir un regard particulièrement aiguisé pour relever ici la différence entre le travail et le jeu. [6]
Dans le rythme, Bücher reconnaît un « principe de développement économique » [7] comme un élément favorisant la civilisation, tant et si bien que c’est dans le travail que les origines de la poésie seraient à chercher [8]. La musique, la danse et l’art en général se sont développés à partir du rythme des gestes et des chants de travail [9].
Partout, le travail convivial stimule de lui-même une conception rythmée de l’activité, et là où elle se déroule sans rythme sonore, elle trouve le soutien de la musique ou du chant. Nous devons avoir à l’esprit que la musique et le chant sont un facteur important pour la formation de la COMMUNAUTÉ DU TRAVAIL et également un moyen d’éducation à l’application au travail. [10]
Au début du XXe siècle, à partir de différentes perspectives, on cherche à redonner un « sens » au travail en critiquant sa conception séculaire et on cible ainsi des modifications de la société dans son ensemble et de nouveaux modes de vie. On croyait avoir trouvé dans le rythme une nouvelle façon de lier le travail et la vie. Par-delà une synchronisation des rythmes du travail, des corps et de la vie, et à la condition d’une production plus industrialisée et des technologies les plus modernes, on voulait réaliser le vieux rêve du travail heureux.
Cette nouvelle négociation des modes de travail, des techniques corporelles et des modes de vie prend cependant, au début du XXe siècle, des formes très diverses, car on n’avait pas encore convenu de la forme que devait prendre cette synchronisation ni du rythme à adopter.
La coopérative internationale sur le Monte Verità à Ascona est fondée en 1900. Nourriture végétarienne, amour libre, naturisme : on anticipe la société dont on rêve. Aux côtés de Hermann Hesse et Wassily Kandinsky, Rudolph von Laban fait également partie de la colonie et monte en 1913 sa « Tanzfarm » (Ferme-Danse), une école de danse rythmique, qui se considère comme une contribution à la formation de la communauté. De façon plus large, le mouvement de réforme de la vie au XIXe siècle, qui repose sur l’idéal d’une nouvelle communauté en autarcie économique et vivant dans un paysage idyllique (et qui en même temps fait l’expérience de la difficulté des techniques corporelles inhabituelles), porte en germe des expériences telles que Monte Verità ou les cités-jardins. À Hellerau, près de Dresde, Émile Jacque-Dalcroze et Adolphe Appia conçoivent leur éducation rythmique comme une formation à la perception pour la civilisation moderne.
Les cités-jardins sont des terrains d’expérimentation de modes de vie alternatifs, répondant à une nouvelle vision globale de la civilisation : par la direction de la vie dans le domaine vestimentaire, du logement, de la conception de la maison, du jardin, de la ville, dans le domaine de la danse, du théâtre, d’une nouvelle civilisation résistante et conviviale, « l’homme nouveau » doit ici être modelé comme le point de départ d’une civilisation communautaire mettant les hommes en contact avec des traditions oubliées. Cela ne signifie pas pour autant un « retour à la nature » à l’époque moderne.
D’anciens membres de la « colonie » et d’anciens partisans de la Cité-jardin se font un nom peu de temps après en tant que défenseur du design industriel ou de l’architecture moderne, car il y avait déjà, à l’époque d’Hellerau, un lien étroit avec le Deutscher Werkbund (Association allemande des artisans).
La culture du corps et de la danse tient une part décisive dans la restructuration des cadres de vie, telle qu’elle s’est accomplie dans le contexte de l’industrialisation de l’époque moderne. Les mouvements-modèles de la danse moderne participent à la nouvelle conception des techniques corporelles et des rythmes de vie, ces mouvements se formant grâce aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias dans un cadre de vie et de travail résolument modernes. « L’homme nouveau » est réactif aux rythmes du cadre de vie moderne et trouve ainsi dans le travail non seulement l’équilibre entre le corps et l’esprit, mais il parvient aussi à la hausse de sa propre productivité. Le corps kinesthésique et rythmique en mouvement constitue le point central de la « nouvelle culture du travail et de la fête » (Laban) et le noyau de modes de vie rétablissant la communauté. Laban voyait dans la « renaissance de l’amour pour le travail » l’objectif d’une culture de la danse, pensée comme le retour à ces phases de l’Histoire de l’humanité, décrites par Karl Bücher, dans lesquelles le travail, la danse et le jeu ne faisaient qu’un [11]. Cela devait être réintroduit au sein des sociétés modernes, dans lesquelles seraient liés un nouveau quotidien, l’utilité industrielle et une nouvelle culture de la communauté :
L’industrie ne sera plus la négation de notre vie. Son ennoblissement sera accompagné d’un mode de travail culturel et humain dans ses entreprises et d’une amélioration de la valeur de ses produits. Il s’agit de concevoir les innovations nécessaires dans le sens d’une conception chorégraphique de la vie, simple et s’appuyant sur les lois de la nature, que ce soit dans le travail quotidien, dans l’organisation cohérente de la vie, tout comme dans les fêtes, la détente et l’art. Le travail au quotidien ne doit pas dominer la vie, mais la servir. Le travail comme construction du Moi et de la communauté est essentiel dans la vie humaine. [12]
Pour une fête de l’artisanat à Vienne, Laban organise en 1929 un « cortège dansé de l’activité artisanale » avec des dizaines de milliers de participants (parmi eux 2500 danseurs). Son utopie de la réconciliation des corps de métiers en une communauté du peuple unie semblait se réaliser. A cette occasion, il place au cœur de la manifestation le mouvement du travail des secteurs industriels de l’époque : sur l’un des nombreux chars représentant les différents corps de métiers, marteaux et forges créaient un rythme collectif et on entonnait des chants de travail [13].
Dans un manuscrit de 1923 intitulé Was ist Arbeit ? [Qu’est-ce que le travail ?], Laban dit : « Le niveau de civilisation d’un peuple dépend beaucoup du respect que l’on accorde au travail. […] Le travail est le nerf de la vie ! » [14]
L’idée de Laban d’une nouvelle culture du travail et de la fête n’est pas une utopie passéiste, mais fait partie intégrante de la psychologie d’entreprise moderne et de ses stratégies d’efficacité industrielle. Son système de notation pour l’écriture du mouvement (la notation-Laban), ne se limite pas seulement à la danse, mais est également mis en place dans les années 1940 dans les usines anglaises [15].
Le modèle « Ford »
L’ « américanisme », un autre modèle de vie moderne, divise les esprits depuis le milieu des années 1920. Management scientifique du travail et production industrielle de masse, époque moderne, démocratie, culture de masse urbaine et commerciale sont associés à l’Amérique, que l’on y trouve alors le symbole de la victoire de l’esprit de profit et de la barbarie culturelle ou les signes avant-coureurs d’un mode de vie moderne et cohérent.
Le Taylorisme et l’organisation scientifique du travail avec leur vision d’une nouvelle communauté regroupant travailleurs et chefs d’entreprises, symbolisée aux États-Unis par le modèle Ford, fascine même les syndicats. À l’usine Ford de Detroit, ils assistent à la réalisation d’un partenariat social exemplaire, mais avant tout à une rythmicité du travail. Les travailleurs à la chaîne « sont entraînés et ont le rythme de leurs gestes de travail dans la moelle et dans les os, comme le mousquetaire prussien la charge et le cran de sûreté. » [16]
Le modèle culturel américain et le fordisme sont vus, dans les années 1920 et 1930, comme une chance pour une nouvelle alliance entre la vie et le travail, comme « la préfiguration de la civilisation du futur », un « rêve technique », comme l’appelle Heinrich Hauser dans son compte-rendu de voyage en Amérique, qu’il n’effectua pas par hasard dans une Ford (qui toutefois avait fréquemment besoin d’être réparée) et qui permit en 1931 la sixième édition de son ouvrage intitulé Feldwege nach Chicago [À travers champs vers Chicago] aux éditions Fischer [17].
Voici le récit de sa première confrontation avec un travail précis, le travail à la chaîne, dans l’une des plus grandes usines de fabrication de moissonneuses des États-Unis :
Pour la première fois de ma vie, je voyais la chaîne défiler. Sa valeur ne repose peut-être pas tant que ça sur la technique, mais davantage sur le rythme qu’elle fixe, sur le souffle doux et impitoyable qu’elle produit dans l’ensemble de l’usine, qui enthousiasme les hommes. Le travail dans les ateliers se déroule facilement, sans effort visible. On est habitué aux entreprises bruyantes, celle-ci a presque quelque chose de l’ordre de la conspiration. [18]
La fascination vient de la rythmicité de la communauté du travail : le travail à la chaîne est à la fois un mythe de l’époque moderne, l’expression de nouveaux modes de vie et de travail, qui attribuaient au passé le bruit et la saleté du travail industriel ainsi que le stigmate de l’inculture des prolétaires, sales et corporellement déformés par un travail limité.
Hauser voit également dans les usines Ford le modèle pour une forme d’utopie sociale, produisant un nouveau type d’ouvrier [19] ; il compare les travailleurs à la chaîne aux sportifs : « Les tapis roulants se déplacent à une vitesse ahurissante. Cela oblige les ouvriers à travailler souvent en marche arrière, ce qu’ils parviennent à faire avec aisance. Cela donne une impression presque sportive, tout comme celle que l’on a devant « le jeu de jambes » d’un boxeur. » [20]
Le travail à la chaîne devient ici le symbole d’un nouveau monde marqué par les rythmes techniques :
On parle souvent chez nous du travail à « la » chaîne. Mais il n’y en a pas qu’une, il y en a cent. Une sorte de système planétaire : des chaînes centrales aux mouvements solaires, des chaînes planétaires tournant autour des mouvements solaires, des chaînes lunaires tournant en même temps autour des planètes. Les mouvements ont différentes vitesses. Ils vont verticalement et horizontalement, ils se rencontrent, ils sont coordonnés. Ainsi se crée l’harmonie, le rythme, une sorte de cosmos. […] La contrainte rythmique, que les chaînes de l’usine imposent, surmonte les obstacles qui jusqu’à présent semblaient insurmontables.
L’Amérique comme modèle de civilisation de l’époque moderne est également une idée répandue dans le mouvement ouvrier et en Union soviétique. On parle d’« américanisme prolétaire ». L’usine Ford à Detroit formait des ouvriers russes et faisait de bonnes affaires avec les organisateurs de la « Nouvelle politique économique ». L’idéal de « l’homme nouveau », tel que propagé dans les années postérieures à la Révolution, se résume à un « homme type », dont les formes de vie sont cadencées par le rythme des machines, à l’inverse de l’individu bourgeois et de l’anarchie des êtres vivants gaspillant leur énergie. Une interaction entre l’art et la science sous le signe de la théorie du mouvement tayloriste devait donner naissance à des formes de vie rétablissant la communauté. C’est du moins ce que pense Alexeï Gastev, un poète, qui dans les années 1920 fonde à Moscou « l’Institut central pour le travail » (CIT).
Dans le laboratoire biomécanique et photo-cinématographique du CIT, on procède, avec le concours d’appareils complexes, à des analyses du mouvement qui allient des processus de travail à la danse. C’est ainsi que Gastev présente, dans son ouvrage Wie man arbeiten soll [Comme on doit travailler] (1924), les séries de mouvements d’un ouvrier, qui doivent être soumis à une rationalisation fonctionnelle. Cela consiste à énumérer non seulement les mouvements impulsés par les coups de marteau, mais aussi à noter ceux de la gymnastique du matin, jusqu’à la position de repos qui devait être adoptée pour un sommeil réparateur. Depuis 1919, à « l’Institut pour le rythme », un précurseur du CIT à Moscou, on étudie non seulement le mouvement des masses, mais on s’essaye à la mise en rythme et à l’accompagnement rythmique et musical des mouvements de travail [21].
Le « laboratoire chorégraphique » de l’Académie Russe des Arts réalise entre 1925 et 1928 quatre expositions sur « l’art du mouvement » qui présentent, à côté des danses de machines de Foregger, le training d’acteur biomécanique de Meyerhold.
Un nouveau type d’ouvrier : « l’homme nouveau » et la taylorisation des sentiments
L’organisation moderne du travail exige une synchronisation des modes de travail et des modes de vie. C’est pourquoi des scientifiques se consacrant à l’organisation du travail, comme Fredrik Winslow Taylor, soulignent le rôle des habitudes et de la discipline mentale dans tous les domaines du quotidien. Le taylorisme russe, avant les autres, associe les principes de la direction scientifique d’entreprise à l’invention de modes de vie modernes au sein d’une utopie politique. « L’homme nouveau », comme le récent pouvoir soviétique l’appelle de ses vœux, doit non seulement présenter des facultés et des aptitudes spécifiques que la production industrielle nécessite, mais cette forme d’organisation du travail doit par-dessus présider un nouveau mode de vie socialiste. Le collectif de travail et la communauté politique fonctionnent d’après les mêmes principes.
Afin de distinguer nettement l’individu et le collectif, les tayloristes proposent une culture de masse cadençant les individus dans la grande « machine » sociale.
Le Taylorisme russe, tel qu’érigé en doctrine d’État après la Révolution d’octobre sous la devise « Américanisme communiste, réalisme et vigilance ! » [22], veut créer, d’après cette image, « l’homme nouveau ».
Une telle taylorisation des modes de vie est le but de l’Institut central du travail de Moscou, créé par le poète Alexeï Gastev en 1921. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter la productivité économique mais d’établir de nouveaux modes de vie.
Une « ingénierie sociale » doit être le cœur d’une nouvelle conception de la civilisation :
Nous devons éduquer les masses, tout en les emplissant d’un instinct particulier, l’instinct d’une maîtrise adroite de l’espace. Il n’est pas vrai que l’organisation scientifique du travail n’ait sa place que dans les entreprises. Nous aimerions que les dirigeants d’une telle organisation du travail deviennent exemplaires dans leur nature et par la force de leur initiative. [23]
Il s’agit de créer « des hommes nouveaux » au sein de nouveaux modes de vie : « La vie tout entière doit être mécanisée. Si Taylor n’était pas né, nous aurions dû l’inventer. » [24] On est à la recherche d’un « ordre de mobilisation », d’une « énergétique du peuple ».
Gastev visait une formation des masses consistant essentiellement au développement d’un nouveau style de perception.
L’homme-type standardisé et uniformisé se distingue avant tout par la transmission accélérée des connaissances de perception au sein des connaissances de l’action.
Die Ausstattung der modernen Kultur [L’Inventaire de la civilisation moderne] de Gastev donne une énumération très parlante de ces qualités. L’homme de la civilisation moderne doit donc posséder, en plus d’organes sensoriels développés (« il doit regarder avec les yeux du diable et écouter avec les oreilles d’un chien »), un don d’observation exceptionnel. Il doit pour cela être vigilant, avoir la faculté de concentrer son regard et son écoute exclusivement et à chaque instant sur son activité professionnelle. S’ensuit la capacité de communiquer le résultat de choses perçues de façon rapide et précise avec une conclusion personnelle (une qualité nécessaire à tout reporter et journaliste, et que Gastev nomme « Reportage »). Le degré maximal de ce « Reportage » requiert une disponibilité absolue pour l’activité professionnelle, et sa forme actuelle et indispensable nécessite cette même disponibilité pour le combat. Dans la lutte pour la vie, la bonne humeur est indispensable, en plus d’une capacité de travail pouvant être acquise d’une part par un entraînement approprié (d’après la méthode déjà évoquée), d’autre part par un mode de vie approprié [25].
Le comble de telles exigences se retrouve dans l’ouvrage de A. Holtzmann, Die Reorganisation des Menschens [La réorganisation de l’homme], édité à Moscou en 1924 [26].
Il s’agit bel et bien de la « ré-organisation des hommes » conformément aux critères/aux normes prédéfinies. La Zeitliga [Ligue du temps] en est un bon exemple : cette organisation scientifique ayant également pour principale préoccupation la juste exploitation du temps, on peut considérer la Zeitliga, société créée en 1923, comme la pionnière de la large propagande de masse de l’organisation scientifique du travail. Son programme prône la lutte pour la juste exploitation et l’économie du temps dans tous les domaines de la vie sociale et de la vie privée.
« La Zeitliga est un moyen de propagande collectif pour l’introduction de l’Américanisme dans le meilleur sens du terme : notre travail est notre vie ! » [27]. Le travail de la Zeitliga, qui se développe en quelques de mois en une puissante organisation nationale et qui a acquis la protection des personnes au pouvoir, commence à prôner, en premier lieu, l’entraînement personnel à la juste répartition du temps. Chaque membre de la Zeitliga doit gérer une Zeitkarte [carte du temps] sur laquelle figure son travail quotidien. Cette Zeitkarte doit l’aider à faire un état des lieux de son activité quotidienne.
En ce sens, Holtzmann, psychologue d’entreprise russe, revendique la création d’un homme nouveau correspondant à une culture prolétarienne nouvellement établie, par le développement d’une rapidité de perception, de conception, de réaction, par l’apprentissage de l’intuition et d’une plus grande volonté, que « l’inertie du corps peut parfaitement acquérir » [28].
Ces facultés sont exigées dans le processus de travail de la même manière que dans la direction de l’ensemble du « mécanisme social », dont le contrôle n’a aucunement besoin d’être exercé par des intellectuels, comme c’est le cas dans la culture du livre, mais par l’ingénieur qui contrôle cette machine sociale, comme il supervise les machines dans une usine. Un tel dirigeant – dans le cadre de l’utopie politique - donne naissance à la masse elle-même.
Il s’agit seulement de « cadencer » les individus tout comme on « cadence » les masses. L’incorporation de nouvelles techniques corporelles dans le travail permet aux individus d’adopter de nouveaux modes de perception et une nouvelle prise de conscience.
Ce qui pour nous va de soi aujourd’hui ne l’était pas forcément au début du XXe siècle. Il a fallu s’habituer à la circulation urbaine, au travail en usine ou dans un bureau en « open space », au cinéma ou aux parcs d’attraction, à l’accélération des mouvements, à la capacité de changement des situations, des exigences, et à leur synchronisation.
Car avec l’industrialisation, on assiste à l’émergence des masses dont l’hétérogénéité et l’instabilité résultent de la fusion et de la concentration physique des classes sociales, des tranches d’âges, des groupes ethniques, des nationalités et des sexes circulant dans les rues des métropoles industrielles. On place les ouvriers et les employés dans les usines modernes et les bureaux en « open space ». Mais ils doivent en premier lieu être formés aux collectifs de travail disciplinés, tout comme on exigeait qu’ils soient formés aux modes de travail standardisés et coordonnés les uns avec les autres.
Au temps du « speedy Taylor », comme on l’appelait, on prônait l’idée que l’économie de mouvement de l’ouvrier devait être adaptée à la cadence de la machine. Frank et Lillian Gilbreth allaient même plus loin : la nouvelle économie de mouvement devait être un « habit of mind » et un « way of life ». Par le « scientific management », Lillian Gilbreth allait aboutir à une véritable « mental revolution ». Au-delà de ces techniques corporelles de travail, les modes de travail et les modes de vie devaient être reliés, car une disposition mentale devait en même temps être apprise et pratiquée aussi bien dans l’industrie (Gilbreth) que dans les techniques de travail agricole et artisanal, une disposition mentale érigée non seulement en modèle dans le domaine du travail mais également dans le mode de vie et l’image de l’homme à l’époque moderne.
Un nouvel idéal de l’homme est ainsi né : un type d’homme actif en permanence grâce à l’exploitation maximale de son temps de vie.
La dextérité acquise en entreprise se retrouve dans la vie privée. Car le rythme appris dans le monde du travail taylorisé devait être une contribution à la construction de la personnalité : « La grâce, le rythme et la confiance d’un homme qui sait ce qu’il sait et qui, après cela, agit dans tout domaine avec le même détachement, sera constamment au premier rang et dominera largement tous les autres. » [29]
Car en même temps que les connaissances liées aux techniques de travail non fixées et non formulées par écrit, des dispositions et des modes de comportement mentaux étaient répétés et adoptés.
L’objectif de cette « human factor science » et de sa discipline mentale est – pour reprendre les mots de Lillian Gilbreth – « to maximize happiness moments ». Il en résulte cependant l’extension du taylorisme de la production à la reproduction et une taylorisation des modes de vie.
Il s’agissait pourtant non seulement d’économie du temps, de standardisation et de normalisation, mais aussi du développement de nouvelles habitudes. Elles étaient la base d’une discipline mentale, qui voulait également changer de façon durable les « modes de pensée » :
On prenait l’habitude de faire constamment des pauses, de prendre des moments de détente et de distraction, mais on avait en même temps une aversion particulière pour « les temps morts » où l’on ne faisait rien, où l’on ne pensait rien, où l’on n’était rien – un immense gaspillage irrattrapable. […] On s’appliquait à s’habituer et à prendre d’autres habitudes, à employer constamment de justes mesures, même jusqu’aux plus petites fractions ; à s’y habituer, à penser de façon juste et aiguisée et à rejeter en masse les modes de pensée flous et indécis. [30]
Lillian Gilbreth conçut des meubles de cuisine d’après le principe d’économie de mouvement de l’individu. Et elle-même appliquait le principe tayloriste dans son propre mode de vie : alors qu’elle obtint son titre de docteur et qu’elle publiait de nombreux ouvrages et études sur les sciences du travail (en même temps qu’elle éditait les livres de son mari, auxquels elle avait collaborés de manière très étroite), elle mit au monde entre 1905 et 1922, dans des intervalles de quinze mois, pas moins de treize enfants. Son mari l’appelait « the boss ».
Afin de restructurer les modes de vie privés de manière telle qu’ils contribuent à une économie maximale du temps et du travail, il fallait réorganiser la vie privée d’après les principes appris en entreprise.
Psychotechnique versus Taylorisme : Rythme versus Cadence
La psychotechnique en Allemagne, telle qu’elle a été développée par Hugo Münsterberg et son élève Fritz Giese, souligne, en contradiction avec le Taylorisme, la loi intrinsèque de l’individu, qui ne fusionne pas aussi facilement avec la machine : la psychotechnique prend également en considération les prétendus « mouvements opposés » au cadre de vie industriel, qui sont des mouvements plutôt complémentaires et qui apportent une contribution essentielle au changement et à la modernisation des modes de vie. Car la formation rythmique, telle qu’elle s’effectue par le biais de la culture du corps et de la danse, synchronise « les rythmes du corps » avec les rythmes du cadre de vie industrialisé. Sont ainsi incorporées, répétées, et transformées en habitude, des capacités décisives, telles que l’époque moderne fordiste les exigeait.
Jusque dans la psychologie d’entreprise des années 1920, on trouve des traces de la réforme de la vie et sa culture du corps, qui au début formaient un mouvement opposé à l’industrialisation.
Ainsi, le mouvement de réforme de la vie prônait, depuis le tournant du siècle, non seulement le corps nu et/ou rythmique en mouvement, mais aussi une autre version de « l’homme nouveau » et de la communauté, telle qu’elle était vue par le taylorisme russe. Cette version était à la recherche d’une union avec la nature et imposait, en opposition avec la cadence de la machine, un rythme naturel, reliant tous les êtres vivants, les hommes, les animaux et les plantes. On se référait ainsi à un concept de rythme, tel qu’il avait été développé par la philosophie de la vie. Ludwig Klages avait défini le rythme et la cadence comme « éternel retour » et « répétition régulière du même », et avait livré avec ça une critique culturelle complète de l’époque moderne industrielle, qui avait été absorbée par la culture du corps de l’époque.
Fritz Giese se référait à Karl Bücher et Rudolf von Laban. Il considérait la psychotechnique comme « philosophie de la culture » [31]. Elle devait agir sur la mentalité, être une « psychotechnique de l’individu » dans le sens d’un « traitement de l’homme » :
Ici aussi il s’agit seulement de promettre des moyens d’aide psychologique pour la mise en œuvre du traitement de l’homme sur le plan pratique. Sur le plan économique, le traitement rationnel de l’homme a le devoir d’influencer à tel point les travailleurs, que leur MENTALITÉ sera formée conformément au but et préparée pour la prospérité de l’entreprise, comme la mentalité bénéfique d’un individu à part entière. [32]
La psychotechnique partage, avec la science du travail de l’époque, l’idéal culturel de « l’homme instable » [der labile Mensch] (comme l’appelait le scientifique du travail Fritz Giese), qui se distingue par sa capacité d’adaptation rapide au changement de situation, par une perception et des mouvements accélérés et notamment par une réceptivité particulière concernant les stimuli extérieurs et leur synchronisation : il faut que la formation au rythme cultive la capacité à synchroniser les rythmes allant à contre-courant du cadre de vie moderne.
Giese voulait en cela intégrer les connaissances du corps à la nouvelle science du travail, afin qu’elle devienne la « conception de la vie ».
Il fallait que l’homme moderne – comme l’appelait Giese – apprenne à accepter la perte des références stables et soit capable de mener une vie à l’équilibre instable et temporaire. Comme pour Gastev ou Gilbreth, tout ce qui importait à Fritz Giese était un entraînement à la perception pour que les individus remplissent les conditions que pose la modification moderne des cadres de travail et des cadres de vie : « l’homme instable », devenait un idéal culturel avec exactement les mêmes traits de caractère que ceux que le tayloriste russe Gastev exigeait de « l’homme nouveau » : il devait être malléable et avoir une capacité de réaction rapide, restructurer ses connaissances du corps et des sens face aux changements technologiques et médiatiques, connaissances qui devaient être apportées comme ressources dans le processus de travail industrialisé. Grâce à cela, les techniques culturelles élémentaires seraient en même temps incorporées, comme la vie moderne l’exige. Les scientifiques du travail ont ainsi assimilé les connaissances du corps au mode de vie moderne. Ils influaient sur l’histoire des mentalités, car l’accélération du rythme des mouvements et de la vie qu’ils prônaient, avait pour objectif de changer les mentalités collectives.
Les nouvelles techniques de travail produisaient des « dispositions mentales » qui représentaient non seulement des compétences nécessaires pour l’entreprise, mais qui incorporaient en même temps des techniques culturelles élémentaires pour la société de masse industrialisée. Car l’homme moderne se distingue – comme le disait Giese – par sa capacité d’adaptation rapide au changement de situation et par sa rapidité de perception et de mouvement. Une réceptivité particulière concernant les stimuli extérieurs et leur synchronisation est d’autant plus utile grâce à la simple capacité de synchroniser les rythmes allant à contre-courant du cadre de vie moderne. En 1925, Giese croyait reconnaître dans la vie citadine de l’époque « une nouvelle culture de la motricité », qui avait transformé le média « film » en habitude. Il fallait que la vie moderne exige « la capacité d’adaptation au changement de situation » [33]. Cette réévaluation de la vie devait trouver son expression dans le rythme :
Nous pouvons tous appeler ce cadençage de la machine sur l’homme et inversement, la motricité de notre temps. Et si nous la comparons aux époques plus anciennes, nous ressentons à quel point notre motricité offre d’autres rythmes, d’autres cadences qu’il y a à peine cent ans. Nous avons « le rythme », cela signifie que notre époque est emplie et intensifiée par les expériences, par le travail, et captivée par l’économie d‘exploitation de notre courte vie. Une vie qui ne doit pas être exploitée par le plaisir, mais par le travail. Cette motricité du temps façonne le visage de la grande ville, du monde nouveau. [34]
Du temps de la grande industrialisation, la flexibilité, la souplesse et la disponibilité pour les changements de situation faisaient déjà partie de l’idéal d’un nouveau type de salarié, « d’homme instable » (Giese). Ceux-ci étaient essentiellement éduqués par les nouveaux médias. Comme l’observait Giese, il fallait que le film donne naissance à une nouvelle « culture de la motricité ».
Cette éducation à l’instabilité se fit par le biais du film […] De même que les danses d’orchestres de jazz, le film transmet « le flot du temps » de la façon la plus immédiate. (Voilà ce que voit et à quoi s’habitue l’homme naïf en tant que spectateur de cinéma : il défend non seulement son opinion sur la trame de l’événement, mais il est aussi tout simplement spectateur de ce glissement furtif du temps, du changement permanent du flot du temps. Il apprend à accepter le changement avec une certaine joie, il est souvent saisi aussi par la rythmicité de l’action projetée. Il voit ainsi l’impulsion des salles des machines, le tourbillon de la ville, les flots de la circulation incessante comme si elle était activée par une manivelle.) [35]
De l’utopie aux nouveaux modèles de contrôle de la société
Au début du XXe siècle, se produit une restructuration massive des techniques culturelles. Pour cela, les modes de perception, de communication et de comportement se modifient. Ces changements sont répétés et transformés en habitude essentiellement par le biais de nouveaux styles de mouvement, et ont lieu non seulement au travail mais aussi au cinéma, considéré comme un champ d’entraînement pour les modes de vie modernes.
Les utopies modernes de « l’homme nouveau » sont très étroitement liées avec le développement de nouvelles techniques culturelles que la deuxième révolution industrielle produit et exige.
Même si elles se font passer pour un « retour à la nature » comme la culture du corps du début du XXe siècle, le cœur de ces utopies se réfère toutefois à cette restructuration. Car l’objectif de la culture du corps et de la danse, comme par exemple l’éducation rythmique d’Émile Jacque-Dalcroze dans la cité jardin de Hellerau, était finalement l’aptitude à la synchronisation de rythmes contradictoires, répétées et incorporés à ceux du corps par le biais du cadre de vie et de cette sorte de « libération du corps » qui devenait une sorte d’(auto-)discipline. D’autres utopies du corps, comme celles développées par la danse d’expression, seront d’abord comprises et lues dans ce contexte comme contribution élémentaire à l’incorporation de techniques modernes de contrôle social, présentes avant tout dans le domaine du travail. Les nouvelles techniques corporelles de la science y étaient répétées et transformées en habitudes. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses plus importants représentants, Rudolf von Laban, développa une notation du mouvement, qu’il utilisa dans les usines anglaises dans les années 1940.
Déjà dans l’époque moderne fordiste, les bases d’un changement des nouveaux modèles de contrôle des sociétés se trouvaient dans les techniques corporelles de la science. Cela concernait non seulement l’incorporation des nouveaux styles de perception, de communication et d’interaction, mais aussi les techniques de synchronisation entre les modes de travail et les modes de vie, qui, en tant que discipline mentale, garantissaient la transition en douceur entre les deux domaines.
Déjà dans le fordisme, de nouveaux liens entre les modes de vie et de travail virent le jour par le recours au savoir anthropologique, car les exigences du cadre de vie moderne nécessitaient dans le domaine du travail industrialisé une nouvelle configuration de l’esprit et une perception plus rapide dans l’action, qui s’incarnait non seulement dans l’idéal de « l’homme nouveau » mais aussi dans celui de « l’homme instable ». En ce temps-là déjà, les techniques corporelles du savoir étaient mises dans le contexte de l’assimilation des styles de travail, de communication et de comportement, qui englobaient l’ensemble des modes de vie. La mobilité, la flexibilité, la rapidité, l’attention et la constante volonté de bien faire, tout comme une autodiscipline interne jusque dans les domaines les plus privés, étaient indispensables.