Cet article a déjà paru dans Le Texte et l’Idée, N° 24, 2010, p. 69-89. Nous remercions Olivier Hanse de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
De 1913 à 1919, la colonie végétarienne du Monte Verità fondée par l’industriel belge Henri Oedenkoven (1875-1935) et la pianiste et féministe allemande Ida Hofmann (1873-1952) servit de cadre aux cours d’été du chorégraphe Rudolf von Laban [1] (1879-1958). De la sorte, les apprentis-danseurs n’y recevaient pas uniquement des cours d’expression corporelle mais se soumettaient à une formation totale, qui était supposée les aider à retrouver une vie saine et naturelle et faire d’eux des « hommes nouveaux », pionniers d’un culture « régénérée ». Pour le directeur de l’école d’art, Laban, l’alimentation à base de crudités et de céréales complètes, les bains d’eau, d’air et de lumière, la pratique des médecines naturelles et la participation à vie de la communauté ne constituaient pas un simple programme optionnel ; ils étaient complémentaires de la formation que lui-même prodiguait. Les cours de gymnastique et de danse s’intégraient parfaitement dans le projet d’ensemble de la colonie, qui se concevait comme un centre expérimental à la recherche de nouvelles formes de vie communautaire [2]. Ce tourisme alternatif n’était pas de tout repos : lever à 6 heures tous les matins, travaux de jardin et de cuisine, fabrication de costumes de danse et de sandales, préparation des terrains [3], etc. Néanmoins, dans ce contexte, l’éminente disciple du chorégraphe Suzanne Perrottet [4] (1889- 1983) souligne que, tout en labourant la terre, en travaillant la pâte à pain ou en préparant les conserves de légumes, on se donnait du courage en entonnant des worksongs composés à cet effet. Car, à l’époque, souligne la danseuse, « on avait vu ressurgir l’idée selon laquelle il fallait, pour chaque tâche, suivre un rythme particulier, lequel était chanté, rendu audible par un instrument et qui était agréable pour ce travail, afin que celui-ci progresse de façon plus agile et plus harmonieuse [5]. »
Ce témoignage de celle qui allait devenir la directrice de l’école Laban de Zurich (rebaptisée Bewegungsschule Suzanne Perrottet en 1924) prouve l’influence exercée au sein de la colonie par la théorie de l’économiste Karl Bücher (1847-1930) sur le rôle civilisateur de l’organisation rythmique du travail. Paru pour la première fois en 1896 [6], l’ouvrage Travail et rythme, qui se présente comme un recueil commenté de chants de travail récoltés auprès de divers peuples dits « primitifs », est mentionné par la plupart des études consacrées à l’histoire du mouvement du rythme et aux débuts de la danse moderne allemande. Cependant, alors qu’il a connu en tout cinq rééditions (respectivement en 1899, 1902, 1909, 1919 et 1924 [7]) et passionné toute une génération de gymnastes et de danseurs, ce livre est le plus souvent réduit à quelques formules simplificatrices et présenté comme le porteur d’une conception dépassée et quelque peu naïve, dont le succès s’inscrivait en quelque sorte « dans l’air du temps [8] ». Les principaux objectifs du présent article seront de retracer les grandes lignes de cette théorie pour tenter de mettre en évidence les causes profondes de la fascination qu’elle a pu exercer sur de nombreux membres de la bourgeoisie cultivée allemande dans le premier quart du vingtième siècle, avant de présenter brièvement quelques aspects de sa vive réception à l’intérieur du mouvement du rythme [9].
Le travail des « primitifs » comme activité conviviale hautement spiritualisée
Dans la préface des différentes éditions de Travail et rythme, l’auteur mentionne à chaque fois les mêmes objectifs : il s’agissait pour lui rendre accessible une collection de documents en vue donner de précieuses impulsions aux différentes disciplines concernées. Conscient de se mouvoir sur un terrain qui ne fait plus vraiment partie de son domaine de compétence, Bücher considère néanmoins avoir abouti à « la conception d’une nouvelle théorie sur l’émergence de la poésie et de la musique [10] ». Nourri de réflexions autour de la classification de chants de travail retranscrits par des explorateurs européens ainsi que de nombreux témoignages plus ou moins contemporains [11], le raisonnement de l’économiste et son évocation bienveillante d’une organisation à la fois plus joyeuse et plus fraternelle des tâches quotidiennes renoue par certains égards avec l’admiration propre au XVIIIe siècle français pour le « bon sauvage [12] », sans pour autant se défaire entièrement de la conscience de la supériorité de l’homme moderne. Au long de sa quête de l’origine des arts, l’ouvrage réfute un certain nombre d’idées préconçues sur la vie des peuplades culturellement moins avancées et fait progressivement ressortir de son propos les éléments d’une scène originelle, dans laquelle l’organisation rythmique du travail transforme ce dernier en une joyeuse danse, libère la créativité des hommes et leur apprend à s’adapter les uns aux autres et à coordonner leurs forces.
Selon Bücher, l’horror laboris, dans lequel on a souvent vu à tort l’origine de l’esclavage et de l’émergence des peuples brigands, est une simple « fable convenue [13] ». L’idée selon laquelle plus on remonte le temps, plus l’homme déteste travailler et tente d’asservir son prochain pour se libérer de ce joug, ne peut donc, d’après lui, être validée. En effet, le primitif travaille selon lui tout autant (voire plus) que l’homme moderne, mais son rapport au travail est très différent du nôtre, car il est incapable de planifier sa tâche sur le long terme et de constituer des réserves. Néanmoins, la vétusté des outils et la complexité des procédés employés font de ses travaux des activités extrêmement éprouvantes, auxquelles le primitif, emprunt d’un sens esthétique très développé, accorde souvent le plus grand soin [14]. En outre, la pratique effrénée de la danse prouve bien, aux yeux de l’économiste, que ce n’est pas la fatigue musculaire qui fait peur au sauvage. De même que l’enfant, capable de s’adonner à un jeu pendant des heures, le primitif danse parfois jusqu’à l’épuisement total de ses forces mais se lasse rapidement d’une activité à partir du moment où elle exige une concentration importante. Or l’effort psychique est d’autant plus soutenu qu’il y a changement fréquent d’outil ou de méthode ; il le devient beaucoup moins à partir du moment où l’on parvient à automatiser au maximum le mouvement.
Pour décharger son esprit, l’homme en serait donc venu à décomposer chacun de ses gestes en éléments brefs, ordonnés le plus souvent selon le principe d’alternance et entraînant la production d’un rythme qui sera d’autant plus perceptible que la rencontre entre l’outil et la matière sera sonore. Procurant un indéniable plaisir au travailleur, ce rythme sonore aurait par la suite été cultivé pour son effet incitatif. Partout où il n’apparaît pas de façon naturelle, l’homme a réorganisé le travail de façon à le rendre perceptible. Chez le forgeron par exemple, l’intervention d’un deuxième voire d’un troisième ouvrier travaillant de façon légèrement décalée permet de raccourcir la mesure du marteau, sachant que les timbres légèrement différents produiront un effet musical particulièrement entraînant [15]. Au sein du chant de travail, version plus développée du son inarticulé que l’individu a naturellement tendance à laisser s’échapper au moment de l’effort musculaire le plus intense, le plaisir de la mélodie serait très progressivement venu s’ajouter à l’effet vivifiant de la mesure. Inextricablement lié au travail des primitifs, le chant en est ainsi venu à transformer toute corvée en un acte jouissif. Contrairement à l’interprétation de certains observateurs occidentaux, le rythme, qui en constitue l’essence première (alors que la mélodie et le texte sont, à l’origine, tout à fait secondaires et très peu élaborés), n’est pas une drogue destinée à vaincre la paresse des « sauvages », mais la conséquence de lois physiologiques ainsi le résultat d’une éducation auto-administrée ayant longtemps permis aux hommes d’accomplir avec entrain les pires besognes.
La deuxième idée reçue contre laquelle Bücher s’insurge est celle selon laquelle, au stade primitif, le travail serait répétitif, et donc usant et peu stimulant sur le plan intellectuel. Celui-ci oppose à cette conception l’image d’un travail enjoué, convivial mais aussi « hautement spiritualisé », ce qui serait un des principaux bienfaits de l’automatisation des mouvements. En effet, étant donné qu’il concentre toutes les opérations psychiques au début de la tâche, le primitif n’est plus obligé de réfléchir en permanence à ses gestes ; son esprit est plus libre, et il peut ainsi développer progressivement sa créativité. A l’origine conçus pour soutenir le rythme du mouvement, les chants de travail doivent donc être considérés comme le « témoignage de la plus ancienne et de la plus originelle création poétique des peuples [16] », et le point de départ d’une évolution conduisant aux formes actuelles de la poésie et de la musique. Historiquement, le rythme aurait donc joué le rôle d’un « puissant élément favorisant l’émergence de la culture [17] ».
Observant que, dans certaines tribus, les danses traditionnelles et les jeux des enfants imitent essentiellement les travaux coutumiers, l’économiste conclut que la différence qui sépare ces deux activités du travail rythmique « ne peut être une différence de nature mais simplement de degré [18] ».
« L’ensemble des activités rythmiques de l’homme, qui dans notre univers culturel, ont chacune pour elle leur existence indépendante et suivent en apparence leurs propres règles, nous apparaît, (…) [chez les primitifs], comme une unité qui repose sur le solide fondement des rapports anatomiques et physiologiques de notre corps [19]. »
Pour Bücher, il ne fait aucun doute qu’au sein de cette trilogie, le travail était l’élément dominant ; c’est en lui que sont, à l’origine, réunies toutes les formes rythmiques de l’activité humaine. Et ce n’est qu’au terme d’une longue évolution que les arts du mouvement (la musique, la danse et la poésie) et les arts silencieux (la sculpture et la peinture, préfigurées par l’ornement des objets fabriqués), auraient fini par conquérir leur indépendance. Ainsi, la langue rythmée de la poésie proviendrait du perfectionnement progressif des cris liés à l’effort musculaire ; le drame attique se serait développé à partir des rites cultuels, eux-mêmes issus des danses mimétiques qui suivaient le travail ; et les instruments de musique seraient évidemment de simples outils améliorés : le tambour est un mortier à grains surmonté d’une peau d’animal, les instruments à cordes ont été conçus à partir de l’arc, qui, comme il le rappelle, n’était à l’origine pas une arme, mais un outil servant à trouer et à percer. Au cours des siècles, les différentes composantes de cette activité originelle et essentiellement collective régie par le travail se seraient donc détachées les unes des autres, pour se subdiviser en disciplines plus spécialisées. Néanmoins, même à l’intérieur des civilisations les plus avancées, seules les élites auraient accompli intégralement cette dissociation, tandis que les couches « inférieures » n’auraient pas encore dépassé le cap des formes « combinées », comme par exemple le chant populaire [20].
Interprétation sociocritique du succès de cette théorie
Dès lors que l’on replace ces théories dans le contexte culturel, historique et social qui lui a donné naissance [21], on devine assez aisément l’intérêt que la bourgeoisie cultivée du tournant du siècle a pu porter au livre Travail et rythme. Qu’ils soient professeurs d’université ou de lycée, hauts fonctionnaires, médecins, avocats, pasteurs protestants, journalistes ou écrivains, les « clercs [22] » tendent à considérer leurs diplômes universitaires comme de véritables titres de noblesse et constituent autour de 1900 un groupe relativement homogène au sein de la société allemande [23]. Exclus des carrières politiques jusqu’en 1918, ceux-ci sentent leur position sociale menacée tandis que, d’un côté, la bourgeoisie industrielle et commerçante démontre de plus en plus – entre autres par la construction de somptueuses villas – son pouvoir jugé illégitime car entièrement fondé sur la supériorité financière, et de l’autre, le monde ouvrier, maltraité et faisant les frais de toutes les crises, représente à leurs yeux une menace permanente pour la société. En outre, l’influence croissante de l’Etat sur l’organisation des universités, la perte de terrain du modèle humaniste de formation au profit de cursus plus pratiques, qui se manifeste dans le développement des Realgymnasien et des études d’ingénieurs (qui, à partir de 1899, peuvent aboutir à l’acquisition d’un titre de Dr. Ing.) sont à leurs yeux autant de signes d’une évolution remettant en question leur prestige et les menaçant de paupérisation [24]. Pactisant avec les forces réactionnaires considérées comme le meilleur rempart contre la révolution prolétarienne, certains clercs, n’ayant pas oublié le programme qui était celui de la bourgeoisie libérale en 1848, continuent, en dehors de la scène politique, à préparer la voie à d’autres formes d’organisation de la société au sein desquelles ils obtiendraient enfin le leadership qu’ils croient mériter [25]. La colonie du Monte Verità ainsi que l’attrait qu’elle a exercé sur des personnalités comme Hermann Hesse (1877-1962), Erich Mühsam (1878-1934) ou encore l’architecte Henry Van de Velde (1863-1957) s’inscrivent parfaitement dans ce contexte [26].
Confrontés à de telles angoisses et frustrations, des clercs à la recherche d’une nouvelle culture normative ainsi que de leviers d’actions sur la société pouvaient voir dans l’ouvrage de Bücher la description d’un véritable âge d’or de la fraternité que, dans une logique quasi schillérienne, on allait pouvoir chercher à retrouver à un niveau de conscience plus élevé. Le travail rythmé des primitifs tel que l’économiste l’a reconstitué apparaît en effet comme le garant d’une cohésion, d’une coordination et d’une solidarité entre les hommes, qui sont véritablement à l’opposé des conflits de classes qui, à leurs yeux, semblent menacer la société allemande d’implosion. Dans cet univers, la tyrannie du chiffre et l’exploitation inhumaine des travailleurs, qui caractérisent le monde moderne, cèdent leur place à une tâche accomplie dans la joie et la convivialité, et qui procure à l’individu un réel sentiment de fierté. L’ouvrier actuel, si l’on pouvait le soumettre à une organisation du même type, mais adaptée aux techniques nouvelles de production, réapprendrait sans aucun doute à accepter sa condition, ce qui l’aiderait alors à se réconcilier avec le reste de la société et réduirait sa potentielle dangerosité [27]. Car contrairement à la machine, que l’on soupçonne de créer des hommes à son image, mécanisés, insensibles et ayant rompu tout lien naturel avec son entourage, le rythme transforme les individus en une communauté de travail solidaire. Il décuple leurs forces, les aide à s’unir face à la nécessité, et donne aux tâches les plus pénibles un tour festif, parfois renforcé par la présence de musiciens sur le chantier.
« Lors des travaux champêtres, un village aide l’autre. Quand une cinquantaine de Noirs s’activent sur un champ, (…) les houes travaillent avec une rapidité telle que le sable vole et que le travail s’exécute comme une danse. On assiste alors à une excitation, à un cri, à un zèle sans pareils. On s’encourage mutuellement et on s’empresse d’atteindre le but fixé, car on sait que le propriétaire du champ a préparé chez lui quelque chose à manger pour remercier de leur bonne volonté ceux qui sont venus l’aider et qui, de leur côté, à une occasion prochaine, le solliciteront pour le même service [28]. »
En outre, le modèle décrit par Bücher laisse supposer une très grande proximité entre le monde du travail et la sphère culturelle et artistique. Non seulement, il observe que les objets produits présentent un degré remarquable de finition esthétique, au point que l’ouvrier et l’artiste semblent ne faire qu’un ; mais de plus, le travail de groupe et la danse se distinguent à peine l’un de l’autre, sont régis par les mêmes lois et procurent le même plaisir. La poésie et le chant émanent directement du labeur, qui en conditionne le rythme et parfois même les thèmes. N’est-ce pas là le signe que la réconciliation tant souhaitée par les clercs avec les classes impliquées dans le processus de production ne constituerait d’une certaine manière que le retour à un état originel d’harmonie et de fraternité ? Par ailleurs, derrière la fascination clairement relevée à l’égard du personnage du « soliste improvisateur », on aperçoit aisément la nostalgie d’un monde dans lequel les porteurs de la culture ne se sentent aucunement en décalage par rapport au reste de la société, mais apparaissent au contraire comme les principaux garants de la cohésion sociale, ce qui leur vaut d’occuper une position respectée et d’exercer sur leur entourage un leadership à la fois mérité et profitable au groupe. L’ouvrage de Karl Bücher présente donc à la fois le modèle d’un tel idéal et, par son exaltation du rythme et des bienfaits du chants, le moyen de l’atteindre à nouveau.
« Le chant s’avère alors être une force structurante et en même temps un moyen de ragaillardir et de rafraîchir les individus. Il jaillit d’un sentiment presque instinctif et la masse se soumet volontairement à sa domination. Chacun s’efforce de se mouvoir en respectant la mesure qu’il indique, et le troupeau désordonné se transforme ainsi de lui-même en un corps agissant de façon unitaire [29]. »
Elément disciplinant, le rythme tel que l’économiste le décrit peut être également compris comme un formidable outil d’éducation et de contrôle (voire d’auto-éducation et d’auto-contrôle), dont la mise en œuvre à l’échelle de la société permettrait de discipliner les individus sans leur faire violence, de structurer le « corps social [30] » et d’améliorer sa coordination. Et par-delà ce projet collectif, il s’agit bien évidemment, dans l’esprit dans nombre de lecteurs cultivés, de canaliser un prolétariat devenu dangereux, tandis que l’amélioration générale de l’ambiance de travail réduira son agressivité et le rendra à la fois plus heureux, plus docile et plus performant, si bien qu’il abandonnera tout projet de s’élever au dessus de sa condition.
Soucieux de ne pas quitter le terrain du raisonnement scientifique au sens strict [31], Karl Bücher n’en déplore pas moins, dans le monde contemporain, la disparition de tout sens du rythme, alors que celui-ci est supposé avoir joué, dans la Grèce antique, un rôle politique et social de premier ordre et exercé, comme principe éducatif, une influence bénéfique sur les pensées, les paroles et les actes de la jeunesse [32]. Il critique ouvertement l’organisation industrielle du travail, à l’intérieur de laquelle l’ouvrier est asservi au « mécanisme mort » de la machine, dont la vacarme assourdissant ne peut susciter que déplaisir [33]. Enfin, il dénonce le fossé qui s’est creusé entre l’art et la technique, au point que la culture au sens noble du terme ne joue plus guère de rôle dans la vie du travailleur, dont l’activité a été vidée de toute fierté et de toute joie [34]. Bien que ne donnant pas explicitement d’instruction quant à la réalisation d’un tel projet, il invite son lecteur à ne pas perdre espoir en la possibilité de « réunir un jour l’art et la technique dans une unité rythmique supérieure, qui restituera à l’esprit la joie et au corps la formation harmonieuse qui caractérisent les meilleurs des peuples de la nature [35]. »
Karl Bücher, maître à penser du « mouvement du rythme »
Bien que Karl Bücher n’ait pas été le seul, à la fin du XIXe siècle, à produire un ouvrage contribuant à remettre à l’honneur les réflexions sur le rythme [36], l’influence de sa théorie sur les gymnastes, les danseurs et autres représentants des utopies néoromantiques du tournant du siècle a été d’autant plus importante que, comme nous venons de le montrer, elle portait déjà en elle le germe de son application pratique. En ce qui concerne le compositeur et pédagogue suisse Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950), c’est avant tout les idées de coordination (des corps mais aussi des différentes facultés au sein d’un même organisme) et d’automatisation des mouvements qu’il tentera de mettre au service de l’éducation musicale puis de la formation générale des individus [37]. Persuadé par son expérience de professeur de solfège au conservatoire de Genève que le rythme musical est avant tout d’essence physique, il développe une série d’activités s’adressant au corps tout entier et visant à préparer le corps de l’enfant à l’apprentissage de la musique, mais aussi à coordonner ses mouvements, à développer son oreille et à suppléer ses défaillances intellectuelles et auditives par des sensations tactiles [38]. En se tournant vers la constitution de l’enfant, le jeune professeur s’engage alors dans une voie qui le conduira rapidement à prôner une réforme radicale des études musicales, jugées à la fois trop techniques et trop abstraites, et à développer une méthode qui accordera une attention toute particulière aux facultés motrices de l’apprenant et qui s’attachera, préalablement à la découverte du jeu instrumental, à compenser les déséquilibres biologiques, à « éduquer leurs centres nerveux », et même à « régler les tempéraments [39] ». L’enfant qui apprend progressivement à réaliser corporellement la musique en tirera un bénéfice considérable : la pratique de la gymnastique rythmique se veut améliorer sa sensibilité, assouplir son système nerveux, créer de nouvelles connections entre le cerveau et les muscles et développer en lui la capacité à automatiser certains mouvements. L’individu soumis à une telle éducation « par le rythme [40] » devient globalement plus performant, s’élève au dessus de la matière et ressent un sentiment de liberté qui stimule à la fois son imagination, sa créativité, sa volonté mais aussi son sens éthique.
« [I]l me semble probable qu’un homme dont les muscles et les nerfs sont affaiblis est également faible moralement. Si ce dernier en vient, par la force de sa volonté, à renforcer son corps, la confiance en lui qu’il tirera de ce progrès le mettra en état d’accomplir également des progrès spirituels et moraux [41]. »
Par delà le bénéfice que chacun y trouvera, Dalcroze a pour projet « le développement progressif de la race, le perfectionnement de la manière de penser et de juger [42] ». Influencé par la vive réception de Darwin (1809-1882) et les conceptions de son ami le médecin Edouard Claparède [43] (1873-1940), il invite ses contemporains à « prendre des mesures prophylactiques pour l’avenir » et présente sa méthode comme un possible levier d’action capable d’ « influe[r] sur les dispositions de la génération actuelle » et de « transmettre aux générations futures des instincts sociaux plus puissants et des besoins de vérité plus intenses [44] ».
Aux yeux de Wolf Dohrn (1878-1914), personnalité influente du Deutscher Werkbund [45] et de la cité-jardin de Dresde-Hellerau [46] fondée en 1909, Karl Bücher et Emile Jaques-Dalcroze ont fourni les clés d’une véritable refonte des liens communautaires, l’économiste par la redécouverte d’une force mystérieuse capable de pacifier les rapports sociaux et de faire agir les masses d’un seul corps, et le second en livrant les moyens de dompter ce principe et de le mettre au service de l’éducation. Dans son sermon d’inauguration de l’institut de rythmique, Dohrn invite les habitants de la cité-jardin à suivre le pédagogue suisse pour se mettre avec lui au service d’une idée, qu’ils devront « répandre » et « faire vivre », en vue de préparer un « avenir meilleur [47] ». En invitant Dalcroze à Hellerau, il s’agit donc, pour l’orateur, de souder cette communauté nouvelle en lui proposant un projet commun qu’il présente comme n’étant rien de moins que « la véritable mission de l’époque [48] ».
Si, au moins jusqu’au départ de Dalcroze en 1914 [49], l’idéologie « völkisch » n’a pas joué un rôle prépondérant dans la cité-jardin [50], le projet déclaré d’élever le rythme « au rang d’une institution sociale [51] » ne doit pas pour autant être considéré comme innocent. Au regard de la conception d’ensemble de la cité-jardin, de l’éloge qui y est fait de l’artisanat et de la très claire hiérarchisation architecturale qui y a été introduite par-delà l’unité de style [52], la mise à l’honneur de ce principe peut être en même temps vue comme un moyen efficace de discipliner les ouvriers, d’améliorer leurs conditions de vie et de travail ainsi que leur rendement, afin qu’ils se retrouvent moins enclins à se révolter contre leur condition. En créant ainsi les conditions matérielles et culturelles d’un « embourgeoisement » de l’ouvrier (au sens positif du terme), en le faisant revenir à des structures de production proches de l’artisanat, et en le soumettant à une éducation rythmique lui inculquant la discipline, le goût de l’effort collectif et la nécessité de s’intégrer dans un ensemble humain, les élites de Hellerau tentent de réduire sa prétendue nocivité, tout en maintenant en place une forme de hiérarchie « naturelle » fondée sur les valeurs de l’instruction et de la culture.
Par-delà la volonté de promouvoir la santé de la jeunesse, la qualité de l’habitat, l’accès des classes populaires à la culture, de « guérir » l’humanité du fléau de l’ « intellectualisme » ou de l’« arythmie » et de lui faire retrouver le chemin de la joie et de la vie, il s’agit aussi d’asseoir progressivement le leadership des classes cultivées, qui seront chargées de « renforcer les forces de l’âme » de chaque individu pour que la nation affronte avec plus de vigueur le « combat économique pour l’existence [53] », et de « ré-humaniser » des groupes sociaux anéantis par l’exploitation subie. L’hygiène corporelle, valeur placée au centre de la conception du bâtiment inauguré [54] comme de celle des maisonnettes de la cité-jardin, ainsi que l’importance accordée à une éducation fondée sur l’équilibre et la coordination des facultés, conduiront à une « évolution ascendante de la race » et à une « refondation de la culture [55] » permettant à cette dernière de jouer son rôle naturel de « ciment » de l’édifice social restructuré.
Enfin, le troisième projet fortement inspiré de la lecture de Karl Bücher est celui, défendu par le danseur Rudolf von Laban dans la revue Die Tat [56] puis dans son ouvrage Le monde du danseur [57], d’une communauté fondée sur le travail et la « fête ». Dans l’esprit des observations faites par l’économiste, Laban est persuadé que la séparation entre travail et « fête » était autrefois beaucoup moins marquée. Selon lui, les deux activités participaient à l’origine conjointement à l’épanouissement de l’individu et se faisaient dans le même esprit de joie et de communion, au point que toute la vie pouvait être considérée comme une « fête ». Avec l’industrialisation, la nécessité économique serait devenue l’unique finalité du travail, tandis que la dépravation, les bordels et les séances de spiritisme seraient plus ou moins les seuls lieux destinés à assouvir la « pulsion de fête » propre à chaque individu [58]. Pour mettre fin à cette situation insupportable qui déshumanise la classe ouvrière et fait, au nom des valeurs de productivité et de profit, courir un risque inconsidéré à la société moderne, le chorégraphe suggère en quelque sorte d’inverser le mécanisme décrit par Karl Bücher. Selon l’économiste, le rythme provenait de l’organisation du travail primitif : en libérant l’esprit et l’imagination par l’automatisation des mouvements, celui-ci avait donné naissance, par l’intermédiaire du chant de travail, aux différentes formes de création artistique qui ont progressivement acquis leur indépendance. Laban propose quant à lui de refaire cette évolution mais à rebours, c’est-à-dire d’initier l’homme moderne à la danse et au rythme, afin que celui-ci réintègre le quotidien, et en particulier le travail, et que toute la vie de la communauté redevienne pour lui « une fête ».
« [D]ans la fête, l’individu, le groupe et l’ensemble [de la communauté sont] initiés au rythme fondamental et structurant de la vie culturelle, et ils sont incités et motivés à s’enthousiasmer pour cet ordre. Sous la forme du « sens du danseur », la vibration de la force rythmique et structurante de la fête se transpose sur le rythme quotidien et y provoque la réalisation de l’idéal culturel en tant que discernement, joie de vivre et de travailler [59]. »
Face à ce qu’il considère comme l’échec des classes dirigeantes, qui, dans le seul souci de leur propre intérêt, ont mis à mal la cohésion du corps social et laissé se dégrader les conditions de vie et de travail des ouvriers, Rudolf Laban présente le danseur comme le seul capable de secourir la société et d’introduire un réel tournant. Doué d’un sens remarquable de la mesure et de la synthèse, celui-ci saura éduquer les individus et réorganiser la vie communautaire de façon à réveiller chez l’homme les forces innées qui remettront de la structure et de la joie dans son existence et l’aideront à dépasser ses conflits. Il rétablira le lien qui unissait autrefois la « fête » et le travail, de sorte que ce dernier s’accomplira à nouveau dans la solidarité et procurera à tous plaisir et épanouissement.
En mettant le rythme au centre d’une vaste opération éducative ou en présentant celui-ci comme une « institution sociale », les disciples de Bücher [60] que sont Wolf Dohrn, Emile Jaques-Dalcroze et Rudolf von Laban tentent de pallier la décomposition ressentie du corps collectif, laquelle, de notre point de vue, peut largement être interprétée comme la « somatisation d’un malaise de classe [61] ». Il en résulte un discours dans lequel corps humain et corps social se confondent largement, et où la prospérité de l’un se trouve intimement liée à la santé de l’autre. Cette conception « biologique » de l’avenir de la nation et de la race, qui n’était guère présente dans l’ouvrage de Bücher, s’appuie pourtant sur la conception largement idéalisée des origines de la culture popularisée par l’économiste : « primitifs » et Grecs anciens, de par leur capacité à s’unir d’un seul corps sous l’égide du rythme, ont fourni le modèle d’un état d’harmonie qu’il s’agit de reproduire à un niveau plus élevé et selon des modalités adaptées au monde moderne.
La revendication n’est pas anodine : pour les clercs menacés de décrochage, il s’agit bien évidemment de se poser en « médecins de la société » et de reconquérir par là même un prestige qui leur est de plus en plus contesté. L’expérimentation de nouveaux modèles de vie sociale se présente comme une étape intermédiaire vers une réalisation à grande échelle qui nécessitera un engouement très fort dépassant les clivages de classe, engouement que l’on tente d’éveiller par de vastes opérations de séduction. L’éducation rythmique permet de mettre en avant un idéal d’équilibre et de coordination des parties à l’intérieur d’un tout, opposé au culte du détail, à l’individualisme et au développement disproportionné de certaines capacités par rapport à d’autres. Tout en se présentant comme les porteurs de l’intérêt général, les clercs exorcisent leurs propres peurs d’atomisation et tentent de réintégrer les « électrons libres » qui menacent la cohésion sociale.
Néanmoins, le rêve d’une société équilibrée et fraternelle n’exclut en rien l’idée d’une hiérarchie « naturelle », clairement opposée au « nivellement » préconisé par la social-démocratie. De même que le projet de Hellerau intègre toute une série d’éléments visant à faire cohabiter harmonieusement les différents groupes sociaux tout en les remettant chacun à leur « juste place », le concept de Laban, qui en est largement l’héritier, prévoit que certains corps de métiers seront clairement mieux à même d’encadrer les autres. Parce qu’il s’adresse à l’ensemble de l’individu et provoque une irrésistible envie d’ « entrer dans la danse », le rythme apparaît comme capable de réunir et de coordonner toutes les parties du corps social. En tant que principe éducatif, il réveille par ailleurs les forces vitales malmenées par la mécanisation triomphante du travail, l’éducation « intellectualiste » et la dépersonnalisation des rapports humains, mais en même temps, il est capable de leur donner de l’ordre et de la structure. Pour les clercs, il importe à la fois de faire triompher leurs valeurs, celles de l’effort, de la sensibilité et de la santé, mais tout en apaisant les conflits sociaux et en canalisant l’énergie du peuple. Renonçant largement à défendre ses intérêts par le biais d’un activisme politique qui risquerait de fragiliser le régime en place et de laisser libre cours à la révolution sociale-démocrate menaçante, une partie de la bourgeoisie cultivée mise sur une forme particulière d’éducation corporelle et artistique pour réformer en profondeur la société, pacifier les rapports entre les groupes sociaux tout en s’octroyant une position d’arbitres et de « garants de la cohésion sociale » savamment justifiée.