Individualisation des rythmes sociaux et urgence généralisée : le mythe de l’acteur hors du temps collectif (3/3)

Benjamin Pradel
Article publié le 2 avril 2012
Pour citer cet article : Benjamin Pradel , « Individualisation des rythmes sociaux et urgence généralisée : le mythe de l’acteur hors du temps collectif (3/3)  », Rhuthmos, 2 avril 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article514

Ce texte est tiré du second chapitre de la thèse de Benjamin Pradel que l’on pourra trouver dans son intégralité ici. Les références bibliographiques ont été regroupées .


Si les explications macro-sociales ou top-down permettent de souligner l’affaiblissement du rôle des rythmes collectifs dans la détermination du temps par l’imposition d’un temps continu, dans lequel les scansions culturelles du groupe se retrouvent noyées, il ne faut pas conclure trop vite à un total déterminisme. L’émergence de ce temps a-rythmique à dominante économique, faisant fi des liturgies traditionnelles, rencontre le mouvement de plus longue portée historique de l’individuation. Avec le processus de civilisation théorisé par Norbert Élias nous avons fait le choix de ne pas donner de prééminence à une approche holiste sur une approche via l’individu dans l’explication du désenchantement du temps. Ainsi, en parallèle du processus d’intégration mondiale des sociétés via la détermination d’un temps planétaire, la seconde facette du désenchantement et de la rationalisation du temps est celle de son individualisation. Ce temps découpé en instants strictement équivalents qui s’enchaînent de manière de plus en plus rapide et qui ne disent rien de la valeur symbolique affectée à chaque moment, c’est aussi celui de l’individu stratégique qui rentabilise son temps et se désolidarise des grands récits rythmiques. Au temps continu des réseaux correspondrait un individu cherchant à élaborer ses propres rythmes personnels indépendamment des scansions collectives. D’autant plus qu’aux rythmes institutionnels s’oppose le temps vécu ou temps personnel, multiple et subjectif, de plus en plus souvent mis en avant face à des temps collectivement contraints. Pour André Rauch, « après le temps collectif de la montre, et après en avoir terminé avec les impératifs du calendrier, on se met au rythme de l’agenda et des durées personnalisées » (2003, p. 50).


Le temps planétaire n’existe comme réalité sociale que parce qu’il est utilisé et approprié par les individus dans leurs modes de vie quotidiens, dans la structuration de leurs rapports sociaux et spatiaux. Le temps social n’a de valeur que s’il est saisi par les acteurs. Ainsi, la technicisation du rapport au temps interroge la possibilité de l’existence des rythmes collectifs dans la société moderne parce qu’elle permettrait une plus grande autonomie de l’acteur vis-à-vis du temps collectif et institutionnel.

 1. Une nouvelle discipline du temps inégalement vécue

La construction du rapport au temps provient d’un double mouvement dans lequel les individus se saisissent du contexte temporel et de ses découpages pour se les approprier et ce faisant, les valident, les rejettent ou les font évoluer. La capacité d’appropriation du temps social n’a été rendue possible qu’avec la démocratisation de l’accessibilité technique et intellectuelle des symboles du temps spatialisé. Les phases d’appropriation du calendrier ou de l’horloge constituent un gradimètre de la gestion du temps par les individus, se substituant à une soumission passive à un temps collectivement signifié par des donneurs de temps. Le calendrier, l’almanach, l’agenda, l’horloge publique ou privée, la montre, le « Personnel Digital Assistant » (PDA), le téléphone portable et maintenant les smartphones sont autant de technologies d’individualisation de la perception et de la gestion du temps (Le Goff, 2002). L’individualisation du rapport au temps entre donc dans l’histoire longue de l’humanité, du passage des communautés aux sociétés et plus généralement de la place grandissante accordée à l’individu dans le monde social depuis les bouleversements politiques et économiques des XVIIIe et XIXe siècles. À mesure que la détermination du temps gagnait en précision et que se relâchaient les trames narratives contraignantes des appartenances traditionnelles et communautaires, la maîtrise individuelle du temps grandissait avec l’affirmation de l’individu.


L’avènement d’un temps quantitatif référé à un mouvement mécanique strictement reproductible est utile pour organiser la vie sociale et a donné lieu à une considérable autodiscipline du temps comme le démontre Élias. Mais c’est ce même temps, « un temps vide et sans surprises, un temps dénué de sens » (Zarifian, 2001) qui, parce qu’il émane d’une utilité instrumentale pour certains groupes sociaux, impose sa dictature. Ainsi, l’accessibilité au temps spatialisé et à la métrique de la mesure est inégale. Un fossé sépare les individus qui règlent leurs activités au moyen d’une montre et d’un agenda de ceux qui ignoraient jusqu’à leur date de naissance, les marchands des paysans, les clercs des fidèles, les urbains des ruraux, les riches des pauvres.


Le même fossé existe aujourd’hui face à la célérité et la continuité du temps des réseaux qui pèsent différemment sur les pratiques des individus selon qu’ils maîtrisent ou non un certain nombre d’instruments d’organisation du temps, selon qu’ils adhèrent à un certain rythme de vie dit « moderne » ou « postmoderne ». Francis Godard oppose le type « cadre – vivant seul(e) – dans des entreprises parisiennes – haut de gamme – selon des horaires totalement flexibilisés » au type « employé – marié à une ouvrière – d’une PME de province – selon des horaires de travail réguliers » (Godard, 2002). D’un côté, nous constatons la montée d’un individualisme négatif ou « l’individu par défaut » (Castel, 2006) qui découle d’une contrainte d’adaptation des modes de vie à une donne temporelle dominée par l’idée de continuité et de flexibilité. Dès lors, l’arythmie collective imposée et la continuité des activités érigée en progrès universel marginalisent ceux qui ne peuvent rester branchés, joignables et réactifs et/ou qui ne peuvent négocier l’organisation de leur temps. Ils sont les « oubliés de la civilisation du temps » (Godard, 2003b, p. 41). De l’autre côté, la transformation des rythmes de vie est le fait d’un individu qui redéfinit, dans un tel contexte, la force de ses rapports avec l’idée de charpente temporelle collective. Sa maîtrise et l’accès aux technologies de délocalisation/relocalisation ou désynchronisation/resynchronisation se traduit par une amélioration de sa mobilité et de l’accès à l’information, qui lui assurent une flexibilité et une qualité de vie moins soumises aux contraintes temporelles collectives (Gaber & Gruer, 2002). Si les transformations à l’œuvre dans le domaine du temps travail pèsent négativement sur certains, elles permettent pour d’autres une diversification des modes d’organisation spatiotemporelle perçue comme un élargissement des possibles. De manière générale, la déstabilisation du système temporel fordiste contribue à redéfinir les modes d’organisation des temps individuels, soit sous contrainte, soit par choix. Par exemple, 37 % des salariés ne travaillent pas le même nombre d’heures chaque jour, 22 % ne travaillent pas le même nombre de jours chaque semaine et 24 % voient leurs horaires de travail changer au cours du mois (Urbain, 2002a). Une nouvelle discipline du temps émerge ainsi d’un processus d’individualisation des modes de vie, de transformation de l’organisation du travail et d’affaiblissement des « donneurs de temps » face au temps continu des réseaux. Elle est consubstantielle de l’augmentation de l’influence du modèle de la personnalité hypermoderne, celle qui aspire à une plus grande autonomie dans la gestion de ses temps sociaux. Le temps ne se consomme plus comme un produit de masse mais comme un produit pour un consommateur exigeant.

 2. Une gestion temporelle indépendante des rythmes sociaux ?

Organiser ses temps sociaux n’est plus une question plus ou moins réglée de l’extérieur. Les marges de liberté dans le choix de l’économie de son temps sont élargies. Cette opportunité n’est pas saisie de la même manière par tout le monde. À ce titre, la figure de l’individu pressé, branché, flexible, se pensant détaché du cadre collectif s’impose dans les analyses contemporaines des évolutions des modes de vie notamment en milieu urbain (Jauréguiberry, 2003 ; Gauchet, 1999) et questionne les possibilités d’émergence de concentrations régulières de la morphologie sociale. À l’éclatement de l’organisation industrielle du temps et après l’individu traditionnel puis moderne, correspondrait l’individu hypermoderne se défendant de suivre toute organisation institutionnelle ou prédéfinie des temps sociaux pour choisir ses propres schémas temporels. Il se place au-delà d’une volonté d’indépendance, se pense ou se croit hyper-indépendant du groupe (Castel, 2006), conçoit le fait de vivre en société comme un contexte, pas une responsabilité, dans lequel il peut déployer sa personnalité propre. Des auteurs tels que Christopher Lasch, Richard Sennett, Gilles Lipovetsky ou Alain Ehrenberg mettent l’accent sur l’inflation de l’individualisme, de la subjectivité, difficile à concilier avec des systèmes de régulations collectives qui sont le propre de la vie en société. Par exemple, en ce qui concerne le rapport aux temps institués de la religion, il existe une chute des pratiques religieuses, mensuelles, festives et dominicales qui répondent à un rythme collectif. Cela ne signifie pas un déclin de la religion mais une prise de distance avec le principe même d’institution religieuse et une « dissémination des petits récits croyants que les individus produisent eux-mêmes à partir de leurs aspirations, de leurs intérêts, de leurs dispositions, de leurs expériences » (Hervieu-Léger in Ruano-Borbalan, 2001).


L’individu reconstruit pour lui-même les grands récits du temps en les modelant suivant ses envies. Il est le modèle de l’individu le plus visible parce qu’il occupe l’avant-scène de la modernité. Il met au premier plan de ses préoccupations, ou comme valeur première, le temps vécu et subjectif sur le temps abstrait et collectif. Il adhère au temps des réseaux, continu et accéléré, parce qu’il lui permet de s’extraire des contraintes locales d’un temps social réglé par des conventions plus ou moins formelles. Il se saisit des mêmes technologies qui ont permis à l’échelle mondiale l’hyper-synchronisation des activités pour redessiner, à l’échelle individuelle, ses possibilités de maîtrise de son temps propre. Les techniques de localisation spatiotemporelle – du terminal GPS au terminal GSM, du PDA au micro PC, de l’automobile à l’Internet – lui permettent d’élaborer des programmes d’activités détachées des scansions du groupe, adaptables selon les situations, changeant selon ses désirs. Il développe un rapport plus réflexif au temps ce qui entraîne chez lui une capacité de différer ses actions, d’élaborer des programmes d’action personnels, de singulariser son espace-temps. C’est un individu hypermobile qui flue, s’écoule, se répand voire s’épanche dans un rapport au temps, à l’espace et à l’altérité qui apparaît dans un premier temps comme arythmique et sans tempo collectif.


L’individu serait entré dans une dynamique croissante de distinction radicale de ses modes de vie, de différenciation, passant notamment par l’articulation autonome de ses séquences d’activités, les désynchronisant volontairement des temps du groupe. La désynchronisation signifie ici que l’enchaînement quotidien, hebdomadaire ou saisonnier des activités de l’individu apparaît comme singulier et soumis en dernière instance à sa propre conduite, sans que cela ne crée trop de tensions avec les rythmes d’autres personnes (Trautman, 2007). Ainsi la désynchronisation est une forme de différenciation supposée recherchée par tous, suivant la logique que « l’accès à la différence est une valeur, un bien rare qui vaut cher » (Bourdin & Masboungi, 2004) et qu’il convient de convoiter. L’individu hypermoderne fait de la possibilité de se désynchroniser des temps du groupe un élément de construction identitaire, en fuyant la stabilité des rythmes institutionnels, voire traditionnels, et en développant des appartenances à faible contrainte temporelle. L’absence d’appartenance peut prendre des formes négatives, mais il existe également une absence ou flexibilité des appartenances vécue positivement. Les liens sociaux sont d’abord et avant tout marqués par la mobilité, le choix permanent, la capacité de se déplacer aisément dans l’espace affectif, social, cognitif. De ce fait, ils sont aussi flexibles dans le temps, ne durent pas longtemps ou se réactivent de manière très éphémère, rendant potentiellement obsolète l’idée de morphologie temporelle propre à un groupe social. Après le temps de la montre et le rejet des impératifs du calendrier et des institutions, chacun se met au rythme de son propre agenda en construisant des durées et des rythmes personnalisés, faiblement dépendant d’autrui. Par exemple, l’apparition chez les voyagistes des offres dont la durée correspond à de longs week-ends et des mini-semaines illustre une tendance à un éclatement de la prise de vacances tout au long de l’année et à la dé-massification des comportements vacanciers. Les séjours raccourcissent, se multiplient réduisant peu à peu la portée du schéma traditionnel saisonnier des grandes vacances.


L’individu hypermoderne est celui qui semble endosser le plus radicalement l’image de l’homme flexible qui passe son temps à jongler d’une activité à l’autre, d’un événement à l’autre, qui semble d’autant plus improviser qu’il peut reprogrammer sans cesse sa journée. Un homme pour lequel le temps n’a plus de consistance (Guillot & De Conninck, 2007). En conservant l’exemple des pratiques vacancières, cette flexibilité du temps s’observe dans la tendance à consommer le temps libre où il se trouve dans le corps de l’année voire de la semaine. Des sites Internet proposant, 24 heures sur 24, des voyages en ligne ou des séjours « dernière minute » à l’image du site Lastminut.com ou des billets « dernières minutes » de la SNCF permettent de mettre en pratique et incitent financièrement une consommation du temps sur coup de tête, à la volée, chamboulant l’agenda initial. La dimension collective et relativement stable des temps sociaux éclate sous les coups de butoir d’une individualisation du rapport au temps. La mobilité accrue permet de multiplier les activités dans une même séquence temporelle, affiner leurs articulations, accélérer leur enchaînement : amener les enfants à l’école sur le chemin du travail tout en passant par la pharmacie, faire ses courses en rentrant du travail le téléphone à l’oreille pour régler la venue de la nounou le soir, permettant, après être passé faire une heure de sport, de sortir au théâtre. Les technologies de la communication offrent la possibilité de gérer, avec une quasi-ubiquité, différentes tâches simultanément : l’Internet à domicile permet de consulter ses mails professionnels tandis que le téléphone portable ouvre la possibilité de rester connecter en toute circonstance à différentes sphères d’activités, par exemple pendant un déplacement en voiture. Le régime temporel des réseaux correspondrait à un homme ayant toujours rêvé d’être ici et ailleurs en même temps, libéré de la notion de temps perdu, organisant comme il le souhaite son quotidien au gré de ses envies propres, maximisant l’utilité marginale du temps gagné et minimisant le temps perdu dans un horizon temporel court.

 3. Le règne de l’urgence : une déprogrammation de la vie sociale ?

Si le mode d’action « en urgence » est longtemps demeuré une façon relativement exceptionnelle de traiter une situation, le XXe siècle semble marqué par l’ascension irrésistible de son règne (Aubert, 2000). L’urgence serait en passe de devenir un mode privilégié de régulation sociale, une modalité d’organisation de la vie collective et une forme individuelle de gestion de ses temps sociaux. Or, l’urgence de l’action individuelle s’oppose à la périodicité des rythmes collectifs. Comment penser la régularité des actions collectives si l’individu fonctionne dans l’urgence ?


La régulation du temps assurée dans l’instantanéité par la logique du temps continu des réseaux notamment économiques et la révolution des TIC se sont conjugués pour instaurer le règne d’une économie régie par la dictature du « temps réel » et de l’immédiateté des réponses aux sollicitations du marché. Cette logique exposée plus haut s’étend à l’ensemble des sphères de la société jusque dans la vie personnelle. D’abord parce que la logique professionnelle déteint sur les modes de vie privée. Dans la sphère du travail notamment, l’instantanéité, la réactivité, l’accélération des processus, ont des conséquences sur le temps dont dispose un salarié pour répondre à une sollicitation, effectuer une tâche. De plus, les entreprises peuvent avoir comme réaction de rejeter sur leurs salariés les risques auxquels elles sont confrontées en faisant du rythme de travail humain une variable d’ajustement. Par empreinte négative, le temps hors travail se soumet à ce temps flexible. Les TIC permettent également un plus grand enchevêtrement des temps sociaux qui constitue un facteur aggravant de l’urgence dans la mesure où les individus doivent souvent répondre à des sollicitations multiples et jongler avec le temps pour les faire tenir ensemble (Isaac, Campoy & Kalika, 2007). La multiplication des possibilités techniques de coordination des activités, leur emboîtement temporel accru et leur insertion dans une logique de temps continu à saisir ici et maintenant accélèrent le rythme de vie de l’individu hypermoderne. C’est ce que John Urry appelle l’émergence d’un « temps instantané ». Le temps instantané souligne le caractère simultané des relations sociales et techniques qui s’oppose aux intervalles séparés et mesurables du temps de l’horloge. Il souligne également l’importance des durées exceptionnellement courtes et fragmentées qui s’illustrent dans les pratiques de zapping médiatique, social ou spatial. La possibilité de passer rapidement d’un endroit à un autre ou d’un interlocuteur à un autre repose sur des TIC qui fonctionnent selon des instants très brefs et hors de portée du vécu humain (Urry, 2005). Est-il nécessaire que le rapport technique au temps valorise autant la durée, qu’il enferme la vie sociale dans une rigueur prétendument rationnelle qui n’a souvent d’autre justification qu’elle-même et qui menace jusqu’à la santé ?


Via l’image du « temps instantané » de Urry, l’urgence devient une forme d’organisation du temps à travers l’avènement d’un « homme présent » (Laïdi, 2002, p. 51), porté par ce glissement dans les représentations du temps. Pour l’homme présent l’attente est devenue insupportable parce qu’elle n’apporte pas de bénéfice. L’attente fait perdre quelque chose et ce sentiment de perte renvoie à l’incertitude de l’avenir. Le tout, tout de suite s’érige alors en revendication et le vécu devient la valeur positive par excellence, voire tyrannique (Laïdi, 2002). Il s’agit de faire plus dans un laps de temps toujours plus réduit en contractant les durées, en allongeant les plages d’activité et en les articulant de plus en plus finement. La chasse au temps mort, à l’ennui, à la lenteur est lancée et la régularité devient synonyme d’archaïsme voire de conservatisme. Il n’est plus question de suivre des rythmes préformés à partir desquels l’individu pourrait programmer à l’avance ses activités et construire un schéma temporel stable car redondant. Aux logiques de planification faisant usage de l’exactitude se substituent des logiques d’adaptation qui jouent sur les occasions et permettent de coordonner un comportement à un impératif soudain (Jauréguiberry, 2003). Pour permettre ce fonctionnement adaptatif, l’individu doit pouvoir à tout moment s’extraire et se désengager de la situation spatiale, sociale mais surtout temporelle dans laquelle il se trouve. Il doit également ne pas s’engager sur le long terme car cela reviendrait à hypothéquer sa capacité à être flexible dans l’organisation de ses activités futures. Il peut aussi chercher à prolonger son temps d’activité et rester en veille pour s’adapter à des demandes déconnectées de son temps de référence local. Ce type de fonctionnement, tourbillonnant et réactif, ramasse l’expérience du temps dans une sorte de présent continu qui rejette au loin les incertitudes voire les questions existentielles.


Mais l’articulation pragmatique entre « l’homme présent » de Laïdi et le « temps instantané » de Urry reste difficile. En effet, lorsque le temps instantané devient hors de portée du temps vécu, l’homme présent, en cherchant à rattraper ce temps qui lui échappe, triche avec ses propres limites. De nouveaux problèmes apparaissent pour celui qui, branché en permanence au temps continu des réseaux, s’engage de manière extrême dans le présent, voire dans l’instant. Le citadin branché sur plusieurs canaux, enchaînant voire superposant ses activités, s’adaptant à l’urgence par des programmes temporels flexibles et variant en temps réel, est un individu qui triche parfois avec ses rythmes internes. La distanciation entre une détermination du temps basée sur des séquences mécaniques puis scientifiques et les séquences naturelles de jadis renvoie à la question des rythmes biologiques et de la finitude de l’être humain.


L’horizon temporel se réduit à la semaine, la journée voire l’heure ou la minute et se couvre des nuages annonciateurs de l’angoisse de ne pouvoir faire ce qui était prévu à cause d’un manque de temps, d’une contamination d’activité soudaine, d’une difficulté à opérer des choix, d’une impossibilité de s’adapter au temps instantané. Jauréguiberry évoque le « syndrome de l’homme branché » constitué d’un ensemble de symptômes du mal latent qui guette ceux qui vivent leur expérience d’ubiquité médiatique selon une logique de pure rentabilité, et qui se traduit par la peur de rater quelque chose d’important, de ne plus être connecté (Jauréguiberry, 2003). L’urgence devient un symptôme (Aubert, 2002), le vécu devient tyrannique (Laïdi, 2003), le désir est ruiné par la guerre des temps (Stiegler, 2002). Le stress devient la maladie de toute une époque, et les pays occidentaux des consommateurs acharnés d’antidépresseurs et d’anxiolytiques pour dépasser les contraintes d’un corps fini. Les recherches en chronobiologie montrent que l’homme possède une organisation temporelle, des rythmes nycthéméraux, qui en font un animal à activité diurne. La sensation de faim, le besoin de dormir, l’attention intellectuelle, l’activité sexuelle mais aussi la température corporelle et la tension artérielle sont des processus physiologiques régulés par des sécrétions synchronisées avec l’alternance du jour et de la nuit, voire réparties suivant un schéma annuel (Millet 2002). Certains en viennent alors à tricher avec le temps via la consommation poussée de substances licites (energy drink, médicaments pour dormir ou tenir éveillé) ou illicites (cocaïne, amphétamine, ecstasy).


D’un côté, si le trop plein d’exactitude et de planification fige le corps social, de l’autre, trop d’opportunisme et d’aléas rendent l’action individuelle imprévisible et la société incertaine. L’urgence articulée à la flexibilité apparaît comme un des pièges du temps, comme un mode d’action qui exclut la programmation et l’idée de rythme périodique perçu comme une contrainte et une rigidité. L’individu ne serait-il plus en mesure de programmer des phases d’action à long terme ? Ne serait-il plus capable de se projeter dans le temps long pour atteindre des objectifs autres que ceux dictés par la sphère du travail et du loisir individuel ? Pour André Rauch, il semble donc qu’avec « l’avènement des durées individualisées, on peut éventuellement parler d’un “crépuscule” des temps solidaires » (2003, p. 51).


* * * * *


L’hyper-synchronisation mondiale et l’individualisation du temps s’allient pour interroger la portée sociale des rythmes collectifs à l’époque moderne et désenchanter le temps à travers la rationalisation de ses représentations. Le temps social de référence est plus quantitatif, homogène, continu, mondialisé tandis que les temporalités individuelles sont plus indépendantes du temps institué du groupe, moins programmées, plus flexibles, moins régulières. Ces évolutions expliqueraient l’affaiblissement des rythmes partagés, notamment lorsqu’elles sont articulées avec le processus de métropolisation tel que l’expose Georg Simmel. C’est dans les espaces urbains que les citadins développent les traits marquants de la modernité qui sont la propension à l’individualisation, à l’intellectualisation et à la rationalisation des rapports sociaux, des activités, du rapport au monde. La métropole est l’univers de la raison et de l’intellect dans lequel l’esprit objectif prend le pas sur l’esprit subjectif, le temps quantitatif sur le temps qualitatif rempli de sens collectif et, jadis, en rapport avec la nature. Or, le combat livré par l’homme moderne afin de maintenir sa singularité face à la prépondérance de la société urbaine et des techniques qui lui sont extérieures (par exemple le temps technique) est présenté par Simmel comme la « forme la plus récente du combat avec la nature que l’homme primitif a livré pour son existence » (in Jonas, p. 55). L’homme protégeait ainsi son individualité d’une trop grande fusion avec un ordre naturel contraignant pour s’extraire illusoirement de sa condition d’animal par l’accélération de ses rythmes de vie. En découplant ses rythmes de ceux de la nature, l’homme et ses organisations sociales ne prendraient plus comme référence pour la détermination du temps les variations de la morphologie sociale mais des techniques utilisables individuellement (Rosa, 2010).


En étirant de manière extrême ce processus, Simmel explique que l’individu, en cherchant à protéger sa liberté, s’enferme dans une solitude individuelle, dans un temps a-culturel et dans le fameux « anonymat des grandes villes ». Pour William Grossin, « la rencontre des temps serrés dans le milieu temporel urbain produit une effervescence physique et mentale ressentie parfois comme agréable, stimulante, efficace, mais fatigante à la longue. » (Grossin, 1996, p. 3). Collectivement, cet anonymat et cette fatigue posent la question de la possibilité de produire de nouveaux rythmes sociaux désanonymant et lents. Le pouvoir politique urbain pourrait alors devenir le successeur des croyances dans l’ordre cyclique naturel et de la soumission aux grands donneurs de temps historiques, après le recul de la religion et l’affaiblissement de l’État centralisé. Cependant, il semble que ce soit plutôt la figure de la ville en continu, a-rythmique, « the Twenty-Four Hour City » née en Grande Bretagne (Paquot, 2009) qui s’impose à l’analyse et gagne du terrain dans les explications du fonctionnement urbain. Derrière le modèle de la ville en continu, c’est aussi une nouvelle manière d’aborder le concept de rythme en sciences sociales qui se dévoile. Le rythme individualisé, fondé sur un principe de fluidité, se rependrait dans le monde social et donc dans ses modèles interprétatifs. Au pire ces modèles font disparaître l’idée même de rythmes collectifs des villes, au mieux, lorsqu’ils parviennent à en isoler certains, ils leur allouent un rôle davantage folklorique que social et fonctionnel dans l’organisation des métropoles et des sociétés.

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