- Sur les origines de l’intérêt pour le rythme au XVIIIe siècle en Allemagne
- Du Numerus au Rhythmus (1760-1785)
- Les conceptions poétiques du rythme entre 1785 et 1800 – Le classicisme weimarien
- Les conceptions poétiques du rythme entre 1795 et 1805 – Le premier romantisme
- Les conceptions philosophiques du rythme entre 1800 et 1830
- Naissance du conflit entre les conceptions poétiques et esthétiques du rythme
C. Couturier-Heinrich, Aux origines de la poésie allemande. Les théories du rythme des Lumières au Romantisme, Paris, CNRS éditions, 2004, 260 p.
Après une éclipse plus ou moins complète d’une vingtaine d’années [1], la recherche sur l’histoire des théories du rythme a connu une nette reprise au cours de la dernière décennie [2]. Il reste encore beaucoup à faire mais la série de travaux qui viennent d’être réalisés, aussi bien sur l’Antiquité et le Moyen Age que sur les périodes moderne et contemporaine, constitue désormais un corpus assez solide, dont on peut tenter de tirer quelques enseignements. C’est ce que je voudrais commencer à faire en revenant sur la contribution de Clémence Couturier-Heinrich, qui ne semble ne pas avoir attiré toute l’attention qu’elle méritait vu ses qualités particulières et l’importance, déterminante pour la réflexion moderne sur le rythme, de la période qu’elle a prise pour objet.
Cette discussion, toutefois, ne sera pas exhaustive car la matière apportée par Clémence Couturier-Heinrich est extrêmement riche et mon objectif sera seulement d’y repérer les innovations théoriques aujourd’hui encore valides, en laissant de côté tout ce qui y relève d’un passé définitivement dépassé.
Sur les origines de l’intérêt pour le rythme au XVIIIe siècle en Allemagne
Bien que la question du rythme soit loin d’avoir été ignorée dans les autres cultures européennes de l’époque [3], c’est dans l’espace germanophone, entre les années 1760 et 1830, qu’elle est devenue pour la première fois un thème fondamental de la réflexion philologique, poétique et philosophique [4]. Commence durant cette période une aventure culturelle et intellectuelle, qui rebondit au cours des années 1840-1900 chez Wagner, Nietzsche et les symbolistes français [5], avant de connaître une immense popularité entre les années 1880 et 1940 [6]. Après une coupure nette dans les années 1940-60, on la voit ressurgir en France, sous une forme entièrement renouvelée, à partir des années 1970 – je pense ici, en particulier mais pas seulement, aux travaux de Meschonnic qui a toujours revendiqué sa filiation avec Humboldt et était profondément influencé par les théoriciens russes du début du XXe siècle, qui avaient eux-mêmes des liens importants avec le romantisme allemand [7].
Dans son introduction, Clémence Couturier-Heinrich montre que ce nouvel intérêt des écrivains et des savants allemands pour le rythme s’inscrit « dans une vaste entreprise d’auto-affirmation culturelle engagée dès la première moitié du XVIIIe siècle pour faire advenir une littérature allemande capable de rivaliser avec les littératures nationales européennes contemporaines » (p. 11). On pourrait se demander, en prolongeant sa réflexion, si d’autres raisons, d’un type plus intellectuel, ont pu motiver le choix de ce thème et peut-être aussi expliquer son succès ultérieur dans la culture allemande du XIXe et du début du XXe siècle. Pourquoi en effet cette attention particulière et précoce portée à la métrique et plus largement à la rythmique – on verra bientôt la différence – plutôt, par exemple, comme en France ou en Angleterre, qu’à la logique ou à la rhétorique ?
Ne pourrait-on pas voir dans cette approche un effet d’une culture luthéro-calviniste très différente des cultures catholique et anglicane, dans laquelle – on le perçoit déjà chez Herder (p. 87 sq.) mais il y a des chances que ces facteurs aient joué un rôle pendant tout le XVIIIe siècle et même après – la philologie gréco-latine a été fécondée par celle de la Bible hébraïque, la réflexion sur les techniques de lecture par une réflexion simultanée sur celles de la prédication, enfin la théorie de la poésie par celle de la musique ?
La première de ces hypothèses, si elle était vérifiée, irait dans le sens de Meschonnic qui voyait dans le rythme un élément culturel et théorique typiquement juif. Les deux suivantes pourraient, en revanche, sembler le contredire puisqu’il considérait le christianisme comme un obstacle pour le rythme aussi bien dans sa réalisation que dans sa thématisation, et qu’il rejetait, de plus, tout lien entre rythmes poétiques et rythmes musicaux. Bien sûr, Meschonnic posait ses équations en termes de légitimité théorique plus qu’en termes factuels ; ses catégories relevaient moins d’une recherche historique que d’un souci de clarification conceptuelle. Mais il a lui-même suffisamment souligné la nécessité à la fois d’historiciser les concepts et de les mesurer à la réalité pour qu’on ne puisse se dispenser de confronter ses affirmations à des analyses historiques et philologiques comme celles de Clémence Couturier-Heinrich. Or, celles-ci paraissent plutôt aller dans le sens d’une combinaison complexe d’influences venant d’un fonds judaïque très ancien, d’une pastorale chrétienne extrêmement dynamique et d’un essor spectaculaire de la musique dans un contexte à la fois curial et religieux, influences qui semblent avoir été en interaction constante dans le monde allemand au moins depuis la première moitié du XVIIIe siècle.
Du Numerus au Rhythmus (1760-1785)
Clémence Couturier-Heinrich montre, d’une manière extrêmement rigoureuse et précise, comment, au cours de ce processus de promotion culturelle du rythme, le mot lui-même a petit à petit changé de sens, devenant finalement le vecteur d’innovations théoriques fondamentales.
En 1760, Rhythmus est encore assez rare en allemand. À propos de la poésie, on parle plutôt de « mètre » (Silbenmaß), de « nombre poétique » (poetischer Numerus) ou de « nombre » tout court (Numerus). De même la prose se caractérise-t-elle, elle aussi, par un « nombre ». C’est le mot propre au latin qui domine et non la forme latine du mot grec, rhythmus, qui est réservée aux traductions de textes français, où rythme traduit le grec ancien rhuthmos. Rhythmus est donc en allemand avant le milieu des années 1760 un mot étranger, emprunté au grec ancien par l’intermédiaire du latin, puis du français (p. 14-15).
À partir de 1760, les emplois du mot Rhythmus se multiplient aux dépens des termes tirés du latin. Chez Klopstock et chez Herder, qui enclenchent ce mouvement vers 1765, c’est lui qui désigne désormais l’organisation métrique des textes anciens, grecs, latins mais aussi hébraïques (p. 16). Au cours des deux décennies qui suivent, ce modèle métrique est transposé à tous les arts diachroniques et signifie désormais, ce qu’il est encore le plus souvent aujourd’hui, « le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes dont se composent la poésie, la musique et la danse » (p. 244).
Le terme Rhythmus s’impose donc au cours des années 1760-1785, mais sa signification ne change pas véritablement et reste encore pendant cette époque entièrement liée aux conceptions métriques anciennes – même si celles-ci sont en fait souvent travesties dans le détail, par exemple par la confusion répandue entre arsis et thesis, ou fondées sur des idées fausses, comme celle selon laquelle une syllabe longue serait nécessairement accentuée et une courte inaccentuée. Le modèle anthropologique qui soutient ces conceptions reprend en gros, en le modernisant légèrement sur un mode dualiste, celui des penseurs antiques : chez Sulzer (p. 44), Klopstock (p. 51), Lessing (p. 52) et même encore Goethe (p. 80) et Humboldt (p. 166), le rythme agit physiquement et psychiquement à travers une espèce de mise en résonance du rythme intérieur de l’homme et du rythme extérieur de l’œuvre poétique, musicale ou chorégraphique [8]. À ce topos, ces auteurs ajoutent une attention moderne à l’intériorité, absente chez les Anciens, dont le rythme constitue à la fois une détermination, lorsqu’il vient de l’extérieur, et une expression, lorsqu’il jaillit au contraire du dedans. Le modèle historique est plus nouveau mais il relève des conceptions historicistes, aujourd’hui totalement obsolètes, qui commencent à se développer au XVIIIe siècle. L’histoire humaine y est divisée en deux, soit entre un âge primitif et un âge de la Culture chez Herder (p. 88 sq.), soit, à la toute fin du siècle et au début du suivant, entre Antiquité et Monde moderne chez les frères Schlegel (p. 105 sq. et 121 sq.), Schelling (p. 119) et Hegel (p. 130). Le rythme apparaît dans les deux cas, sur le mode traditionnel de la Chute, comme un principe originel perdu dont les Européens modernes devraient chercher à retrouver l’énergie vivifiante. Ce thème traversera tout le XIXe siècle et sera alors repris et développé à l’envie – sans l’aspect critique qu’il avait au XVIIIe siècle – dans toutes les spéculations panrythmiques comme celles de Steiner, Klages et Bode [9].
Les conceptions poétiques du rythme entre 1785 et 1800 – Le classicisme weimarien
Un changement, presqu’imperceptible au départ, semble se produire autour de 1785. De nouveaux usages, qui s’émancipent – pour la première fois en Europe depuis l’Antiquité – du modèle métrique hérité de Platon et d’Aristote, se multiplient au sein des réflexions poétiques de Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin. Émerge à cette époque une philologie et une poétique révolutionnaires dont les effets dureront jusqu’à ce qu’ils soient contrebalancés puis refoulés après 1805 par la montée en puissance d’une philologie d’inspiration kantienne et des modèles philosophiques de l’art.
Les premières occurrences de ces nouveaux usages apparaissent, semble-t-il, chez Karl Philipp Moritz, entre 1785 et 1788, dans deux écrits consacrés à la question du beau et un autre à la prosodie allemande paru en 1786. D’une manière encore traditionnelle, Moritz y définit le rythme poétique comme « une mesure accompagnée d’un ordre et d’une division » (p. 211). La poésie est à la parole ce que la danse est à la marche. L’homme est doté d’une « tendance irrésistible à mesurer et à diviser ce qui est pas nature devenu égal » (cité p. 211).
Toutefois, Moritz introduit simultanément une idée qui aura une très grande postérité puisque, comme on sait, après avoir transité par August Wilhelm Schlegel, elle sera encore reprise par Jakobson au début des années 1960 : la danse et la poésie sont des arts « autotéliques », c’est-à-dire qu’ils sont dépourvus de fins extérieures et contiennent leur fin en elles-mêmes. Mais, alors que Jakobson associera, au moins pour la poésie, ce phénomène à la présence d’une structure signifiante, Moritz y voit un effet de leur rythme. L’intériorité de la fin esthétique dans la danse et le discours se traduit, à ses yeux, par le primat de l’alternance des mouvements lents et rapides sur le processus de communication.
Meschonnic a fait à bon escient la critique de genre de conception qui sépare et même oppose les aspects esthétique et utilitaire du langage, et qui, au XXe siècle, a débouché sur un formalisme dépourvu de théorie du sujet poétique. Il n’en reste pas moins qu’elle rompt pour la première fois avec la réduction du rythme à une simple succession linéaire d’accents contrastés et le considère comme responsable d’un effet d’ensemble produit par l’œuvre dans son entièreté : sa beauté ou sa valeur propre. Clémence Couturier-Heinrich souligne ainsi, très justement, la réciprocité chez Moritz du lien entre rythme et intériorité des fins : « Au terme d’un parcours déductif parti de l’autonomie de la poésie, Moritz conclut à sa nécessaire rythmicité. Mais la relation de solidarité logique qu’il établit entre l’absence de fin extérieure et la présence du rythme dans la poésie est réciproque. Le caractère rythmique de la poésie n’est pas seulement la conséquence de son autonomie, il en est aussi la condition. » (p. 213)
De Moritz, l’idée d’une autonomie du beau poétique fondée sur le rythme passe chez Goethe, qui le fréquente lors de son séjour à Rome en 1786, puis chez Schiller avec lequel ce dernier entretient une correspondance littéraire fournie.
Comme chez Moritz, les innovations théoriques surgissent chez les deux poètes au sein d’un discours profondément imprégné par le dualisme traditionnel et ses tourniquets. Pour Goethe, la prose s’oppose à la poésie comme le « naturel plein de contenu » à l’« artificialité vide et non naturelle des Français, ici et là des Anglais, et même des Grecs » ; en même temps, la « préférence accordée à l’exposé prosaïque trahit aussi […] un manque de sens purement esthétique, une adhérence au fond de l’art poétique associée à une négligence de sa forme » (Lettre à Schiller écrite entre 1795 et 1797, citée p. 216). Schiller lui répond en mobilisant les mêmes présupposés. À ses yeux comme pour Goethe, note Clémence Couturier-Heinrich, « le rythme consiste en l’alternance de syllabes longues et brèves selon un schéma préexistant. Condition nécessaire et suffisante des vers, il opère la discrimination entre forme prosaïque et forme poétique, à la différence de la rime, qui n’est qu’une composante facultative de la versification allemande. » (p. 216) Quant au « contenu », il est poétique quand il est « spirituel », quand il « s’élève au-dessus du commun » et a « des relations à l’imagination » (Lettre à Goethe écrite entre 1796 et 1798, citée p. 216).
Pourtant, en réfléchissant sur son expérience poétique, Schiller en vient à une idée tout à fait nouvelle, qui rompt cette fois clairement avec le modèle dualiste traditionnel. Dans l’œuvre dramatique, le rythme constitue une loi unique qui, en dominant l’ensemble de la forme, donne une homogénéité analogue au contenu : « Le rythme accomplit dans une production dramatique […] ceci de grand et de significatif qu’en traitant tous les caractères et toutes les situations selon une loi, et en les développant, malgré leur différence interne, dans une forme, il oblige le poète et son lecteur à exiger de tout ce qui est caractéristique et divers même au plus haut point quelque chose de général, de purement humain. » (Lettre à Goethe écrite entre 1796 et 1798, citée p. 217) Le rythme devient ainsi un principe d’unification du poétique – assez proche de ce que Diderot entrevoyait dans la Lettre sur les sourds et muets à travers la notion d’« hiéroglyphe » – qui transcende les divisions fond/forme et permet d’atteindre le « spirituel », ce que nous appellerions aujourd’hui la « signifiance poétique » : « Tout doit s’unifier dans le concept générique du poétique, et le rythme sert à cette loi aussi bien de représentant que d’outil, puisqu’il embrasse tout sous sa loi. Il forme de cette façon l’atmosphère appropriée pour la création poétique, ce qui est plus grossier reste en arrière, seul le spirituel peut être porté par cet élément ténu. » (Ibid.)
Dans sa réponse, Goethe abonde dans le sens de son interlocuteur mais, revenant au thème de ses discussions avec Moritz, il précise que, si le rythme garantit la poéticité de l’œuvre dramatique, c’est en fait parce qu’il en garantit l’autonomie esthétique : « Si vous considérez [votre Wallenstein] comme une œuvre autonome ; il faut nécessairement qu’il devienne rythmique. » (Lettre à Schiller écrite entre 1795 et 1797, citée p. 217) Clémence Couturier-Heinrich voit dans cette affirmation une simple reprise de la conception autotélique de Moritz (p. 218), mais on pourrait y voir, suivant du reste une autre de ses suggestions, un type de proposition assez différent – et beaucoup plus fécond pour nous aujourd’hui.
Goethe continue en effet son propos par ces mots : « En tout cas nous sommes obligés d’oublier notre siècle si nous voulons travailler selon notre conviction. » Ici l’autonomie n’est plus, comme chez Moritz, définie comme une pure intériorisation des fins et une clôture de l’œuvre sur elle-même, mais essentiellement comme une indépendance à l’égard des goûts des contemporains. Goethe se place du point de vue de la réception et semble ainsi viser quelque chose d’assez proche de ce à quoi pensait Baudelaire lorsqu’il définissait dans Le Peintre de la vie moderne la tâche de l’artiste comme celle de tirer « l’éternel du transitoire ». Ce qui fait la valeur poétique d’une œuvre n’est pas lié à sa simple qualité formelle et à ce qui serait une fermeture sur elle-même, mais, au contraire, à la capacité de l’œuvre à transcender les goûts de son époque et à devenir une puissance transtemporelle – ce que Meschonnic appellera plus tard un sujet poétique. Du coup, on mesure l’originalité et la force de son intuition lorsqu’il réaffirme que « le rythme est la condition de l’autonomie » (p. 218). Il est déjà ici entré dans un monde théorique nouveau impliquant une poétique à la fois dynamique et historique, une poétique du sujet.
Les conceptions poétiques du rythme entre 1795 et 1805 – Le premier romantisme
August Wilhelm Schlegel semble toutefois avoir été le premier à transposer le terme Rhythmus de l’étude de l’accentuation des vers à celle de l’œuvre tout entière (p. 228). Et cela au moins de deux manières.
Dans ses Lettres sur la poésie, le mètre et la langue, parues en 1795, puis ses Leçons sur la théorie philosophique de l’art prononcées en 1798-1799, il sépare, tout d’abord, de manière encore traditionnelle, la poésie, qui aurait « sa fin en elle-même », de la prose qui servirait, quant à elle, à « l’accomplissement de tâches qui sont celles de l’entendement » et dont le déroulement serait « assujetti à celui du raisonnement » (Vorlesungen über Ästhetik, cité p. 219). Alors que l’auditeur de prose, guidé par des objectifs utilitaires et rationnels, « passe en hâte sur les différentes parties pour ne saisir que le sens du tout », qu’il cherche « pour ainsi dire [à] abolir la succession » et perd tout sentiment de leur dimension « musicale », l’auditeur de poésie « perçoit dans le discours même une division des successions selon une loi, une mesure », il « s’attarde sur chacune d’elles » et goûte « l’élément musical, qui consiste précisément en ce que la voix flotte et s’attarde sur eux » (Ibid., cité p. 220).
Mais ce dualisme poético-anthropologique initial cède la place, ici aussi, lorsque Schlegel concentre son attention sur la poésie elle-même, à une vision clairement anti-dualiste dont on perçoit la proximité avec les conceptions de Moritz, Schiller, Goethe mais aussi Diderot, qui viennent d’être évoquées. La poésie, affirme-t-il, « détermine sa propre chronologie » en soumettant son déroulement à « une loi qu’elle se donne à elle-même ». Certes, comme tous ses prédécesseurs, il identifie tour à tour cette loi à un rythme, une mesure ou un mètre, mais il la présente aussi, comme le résultat d’un « jeu » avec le langage. Or, l’idée de « jeu », qu’il reprend à Schiller, implique « d’abolir le temps dans le temps, de concilier le devenir avec l’être absolu et le changement avec l’identité » (Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique, 1795, cité p. 220). Le jeu c’est « tout ce qui n’est ni subjectivement ni objectivement contingent, et pourtant ne contraint ni extérieurement ni intérieurement » (Ibid.).
Clémence Couturier-Heinrich note que cette nouvelle conception du rythme aboutit à mettre en tension liberté et nécessité, et à introduire une motivation interne croisée dans un flux linéaire de signes usuellement caractérisés par leur arbitraire : « Tout en étant le lieu où le langage jouit de la plus grande liberté, la poésie est aussi selon Schlegel celui où il se soumet à une loi, s’aliénant l’arbitraire du signe qui le caractérise par ailleurs. » (p. 220) On pourrait ajouter que cette nouvelle idée implique aussi de faire glisser le concept de rythme du sens traditionnel de succession linéaire de temps forts et faibles à celui, proche de celui mis au jour par Meschonnic, de système des marques qui produisent par motivation interne les valeurs sémantiques propres à un texte et qu’elle constitue, pour cette raison, probablement la première occurrence de ce qui deviendra plus tard la notion de système poétique – ce que l’on pourrait certainement appeler d’un terme forgé par Dilthey, quelques décennies plus tard et dans un autre contexte, ein Wirkungszusammenhang.
La deuxième manière par laquelle Schlegel transpose le terme Rhythmus de l’étude de l’accentuation des vers à celle de l’œuvre tout entière apparaît dans ses textes sur l’épopée écrits entre 1797 et 1803, notamment son étude au titre étonnant de modernité Sprache und Poetik : « Inaugurant un nouvel emploi du mot rythme, dans lequel celui-ci ne désigne pas la forme métrique, note Clémence Couturier-Heinrich, Schlegel applique le terme aux caractéristiques narratologiques de l’épopée. » (p. 227) Selon les occurrences, « il appelle rythme ou bien l’ensemble de ces traits – à savoir l’attitude détachée du narrateur, l’exhaustivité du récit et la répartition égale de son temps, et enfin l’absence de dynamique causale – comme lorsqu’il évoque “le rythme spirituel intérieur de l’épopée”, ou bien la seule posture d’énonciation, ou bien encore la temporalité et la conduite narrative qui en résultent » (p. 227). Quel que soit l’angle pris, le rythme perd sa nature métrique et devient un principe organisateur global, lié en premier lieu à l’organisation objective de la narration – celle qui sera mise au jour plus tard par Propp – mais aussi à l’énonciation et à la temporalité du discours.
Clémence Couturier-Heinrich crédite ainsi Schlegel d’être « le premier auteur de langue allemande à donner au mot rythme un sens figuré qui s’est progressivement élargi dans la réflexion sur l’épopée qu’il a menée entre 1797 et 1803 » (p. 228). Pour la première fois, le rythme ne désigne plus les séries métriques mais ce qui assure l’identité d’un genre littéraire : « Le rythme spirituel » du poème épique en « constitue l’essence » (Vorlesungen über Ästhetik, cité p. 229).
Cela ne signifie pas, du reste, que Schlegel abandonne tout questionnement sur les formes métriques de l’épopée. Au contraire, il cherche à déterminer le rapport entre ces deux types de rythme, ce qui va l’amener très rapidement, nous allons le voir, à les considérer, non pas comme des réalités différentes mais comme des aspects d’un seul et même phénomène rythmique plus général : « De ce rythme spirituel intérieur présent dans l’énonciation de l’épopée, le vers propre à celle-ci n’est que l’expression et l’image audible. » (Sprache und Poetik, cité p. 229)
D’où un troisième apport de Schlegel, qui enrichit à nouveau la notion de rythme en y introduisant une notion qui aura une très grande importance par la suite : celle d’un emboîtement et d’une convenance généralisée des plus petites aux plus grandes unités. L’hexamètre possède un rythme analogue, selon lui, à cette « avancée qui s’attarde » (Ibid.) caractéristique de la narration épique : « L’hexamètre grec n’a ni un rythme tombant […] ni un rythme ascendant […] ; il est flottant, constant, équilibré entre attente et avancée. » (Ibid.)
Il en est, du reste, de même du roman, le genre moderne par excellence : « Un rythme du récit qui serait avec le rythme épique à peu près dans le même rapport que le nombre oratoire avec le mètre, serait peut-être le seul moyen de rendre un roman poétique de part en part non seulement dans sa disposition d’ensemble mais dans son exécution de détail, bien que le style doive nécessairement rester prosaïque ; et cela semble être réellement exécuté dans Wilhelm Meister. » (Sprache und Poetik, cité p. 233)
Il faut donc souligner l’audace qui lui fait finalement affirmer, dans sa Théorie de l’art – a contrario de la séparation prose/poésie acceptée par tous ses contemporains –, qu’il peut exister une « belle prose », incluant certes le nombre oratoire mais dénuée de retour périodique : « Quand “la fin est replacée dans le langage” […] et que “le discours se soumet […] à l’usage linguistique dominant”, il en résulte la belle prose. » (Vorlesungen über Ästhetik, cité p. 221)
On trouve, chez Hölderlin, dans les Notes qui accompagnent ses deux traductions d’Antigone et d’Œdipe roi publiées en 1804, des réflexions un peu différentes mais qui vont globalement dans la même direction. Là aussi, le rythme n’apparaît plus comme une simple succession d’accents forts et faibles organisée arithmétiquement et limitée au seul niveau des vers. Le rythme prend une signification libre de toute référence à la métrique.
Dans les Notes, Hölderlin appelle rythme l’organisation globale de la tragédie. Or, cette organisation n’est pas une simple organisation formelle, une structure abstraite lisible a posteriori. Elle est présente comme une matrice génétique dès l’acte de création lui-même et l’organisation de l’œuvre achevée ne constitue donc qu’une expression de cette forme dynamique. En effet, d’une manière qui ressemble fort à l’éloge du « métier » par Valéry un bon siècle plus tard, Hölderlin souligne le fait que dans l’Antiquité grecque, les œuvres d’art, en particulier les tragédies, étaient produites sur un mode artisanal selon un procédé susceptible d’être « enseigné et, une fois appris, reproduit de manière toujours fiable dans la pratique » (Übersetzungen, Sämtliche Werke, éd. Friedrich Beissner, vol. 5, Stuttgart, Kohlhammer, Cottas Nachfolger, 1952, p. 195, cité p. 236). Le déploiement de la tragédie, son rythme, était donc déterminé par « une manière de procéder », « un calcul » dont une « loi » ou une « règle » constituait à la fois la référence et le résultat (op. cit., p. 195, 196, 265, cité p. 236).
La différence avec l’anti-subjectivisme technicisant un peu sommaire de Valéry est que Hölderlin associe cette conception du poétique comme fabrication à une analyse du mélange de représentations, de sentiments et de raisonnements qu’il fait naître dans l’âme. L’organisation de la tragédie constitue « la loi, le calcul, la manière dont […] représentation, sentiment et raisonnement naissent l’un après l’autre dans des successions différentes mais toujours d’après une règle sûre » (op. cit., p. 196, cité p. 236). Hölderlin retrouve ici une intuition déjà apparue avec la notion d’« hiéroglyphe » chez Diderot (1751) : le discours poétique ou dramatico-poétique produit ses effets sans égard à l’opposition cartésienne du corps et de l’esprit, c’est-à-dire en mêlant, dans une organisation à chaque fois spécifique (« dans des successions différentes mais toujours d’après une règle sûre »), les échos qu’il produit au sein des différentes facultés de l’âme, l’imagination, la sensibilité et l’entendement.
Ainsi lorsqu’il identifie l’organisation de la tragédie à une « consécution rythmique des représentations [10] », une « succession ou alternance [Wechsel] des représentations », une « consécution du calcul », un « rythme des représentations » ou encore un « rythme » tout court (op. cit., p. 196, cité p. 236), c’est bien une théorie du sujet poétique qu’il met en place au moment même où il affirme la nécessité de repenser les tragédies antiques en termes de procédés, de calculs et donc de technique. La conclusion de ce qui peut apparaître comme un paradoxe est au contraire lumineuse et révolutionnaire : il y a bien du sujet dans la création et la réception de la poésie, mais ce sujet n’a rien à voir avec le sujet cartésien, substance pensante universelle se posant elle-même par réflexion et instrumentalisant le langage. Ce sujet, à chaque fois différent, est à la fois porté et rendu partageable par le rythme d’un discours, c’est-à-dire par l’organisation spécifique des représentations qu’il déclenche. Ce faisant Hölderlin esquisse, dans le sillage de Diderot et de Goethe, ce que Meschonnic a nommé un sujet poétique porté par le rythme d’un discours [11].
Les analyses des rythmes tragiques que propose Hölderlin montrent bien sa volonté de concevoir le rythme à la fois comme matrice génétique des représentations et comme effet de leur totalisation en mouvement. Une tragédie se compose, selon lui, de deux parties qui s’équilibrent autour d’une « césure », analogon propre à la grande unité de la césure de la plus petite unité, le vers, qu’il appelle « interruption contrerythmique » et qu’il définit comme suit : « Par elle, la consécution du calcul et le rythme sont partagés, et leurs deux moitiés se rapportent l’une à l’autre de telle sorte qu’elles apparaissent comme de même poids. » (op. cit., p. 196, cité p. 239) La césure assure donc l’équilibre et l’unité de la pièce. Or, cette césure, constituée dans les deux cas par le discours de Tirésias, n’est jamais placée au milieu : soit elle vient assez tôt dans le déroulement de l’intrigue, comme dans Œdipe roi, soit au contraire assez tard, comme dans Antigone. En effet, comme chacune de ces deux parties se caractérise par une certaine rapidité du flux des représentations, il faut, pour qu’un équilibre soit atteint, que la différence des longueurs contrebalance cette différence des vitesses. Dans Œdipe roi, par exemple, les représentations évoquées par la seconde partie s’écoulent plus rapidement que celles évoquées par la première : « Le rythme des représentations est de telle nature que, dans une rapidité excentrique, les premières sont plus entraînées par les suivantes. » Dans ces conditions, explique Hölderlin, « la césure ou l’interruption contrerythmique doit se situer au début, de telle sorte que la première moitié soit pour ainsi dire protégée contre la deuxième et l’équilibre va, justement parce que la deuxième moitié est à l’origine plus rapide et semble peser plus lourd, s’incliner, à cause de la césure qui agit en sens inverse, davantage de l’arrière vers le début ». Dans la structure de type Antigone, au contraire, « le rythme des représentations est de telle nature que les suivantes sont plus refoulées par celles du début ». La césure doit donc se situer « plus vers la fin, parce que c’est la fin qui doit être pour ainsi dire protégée contre le début, et l’équilibre va par conséquent s’incliner davantage vers la fin parce que la première moitié est plus longue et que par suite l’équilibre apparaît plus tard » (op. cit., p. 196, cité p. 239-40. Les italiques sont de Hölderlin).
On voit donc que Hölderlin esquisse une espèce de calcul intégral du flux des représentations et de ses effets de subjectivation. Il s’agit de rendre compte de ces deux aspects du rythme non pas par une simple suite sommative de quanta de représentation plus ou moins égaux dispersés tout le long de la pièce, mais par la différence entre deux intégrales de flux en mouvement de vitesses différentes. Dans le cas de la tragédie – mais on peut penser qu’il s’agit aux yeux de Hölderlin d’une règle plus large voire générale –, le poétique n’est donc pas un simple produit de la métrique, mais il se manifeste à travers un entrecroisement de dynamiques représentatives qui peut se traduire en termes de forces ou de puissances opposées. L’équilibre d’un système tragique est atteint par la variation inverse des vitesses et des longueurs (quand les représentations se pressent la longueur de la partie augmente, et vice versa) et par le déplacement induit de la césure (quand la césure se trouve au début, elle provoque une sorte d’intensification de l’amont qui lui redonne le poids que sa brièveté et sa lenteur relatives risquaient de lui enlever ; quand elle est placée à la fin, c’est la dernière partie qui bénéficie de cet effet de rééquilibrage). De ce point de vue, une œuvre dramatique réussie se caractérise comme un système de forces antagonistes en tension.
Ainsi ce que Schlegel voyait encore comme un simple jeu organisant les étages du texte, de la narration au vers et vice versa, Hölderlin le définit désormais comme un ensemble de rapport de forces concernant la totalité du texte et de son organisation. Comme le fait remarquer Clémence Couturier-Heinrich, « entre le milieu des années 1770 et les environs immédiats de 1800, la force est ainsi devenue, d’attribut extérieur, le ressort intérieur du rythme. » (p. 247) Un changement qualitatif important s’est donc produit autour de 1800. Ce que découvre Hölderlin, parallèlement à Goethe et à Schlegel, c’est la logique de l’interaction et du système qui domine le rythme des œuvres littéraires et leur donne leur capacité de subjectivation des individus qui les actualisent.
Les conceptions philosophiques du rythme entre 1800 et 1830
Un peu avant 1800, Gottfried Hermann commence à déployer une intense activité de recherche sur les métriques antiques qu’il présente dans quatre ouvrages publiés entre 1796 et 1818. Sa notoriété est immense et il est aujourd’hui encore considéré comme l’un des fondateurs de l’école philologique allemande. Pourtant, lorsque l’on observe sa théorie du rythme, on s’aperçoit vite qu’elle se déploie largement en-deçà du point atteint par ses prédécesseurs. Pour lui, le rythme est le produit de séries arithmétiques d’éléments de forces différentes en interaction. Apparemment, Hermann reprend au moins certains des acquis de la période précédente : il introduit dans sa métrique, en particulier, la notion d’interaction, dont on a vu l’importance dans les réflexions de Schlegel et Hölderlin. Mais en réalité c’est à un philosophe, Kant, qu’il l’emprunte et non pas à ses contemporains poètes et théoriciens (p. 143). Par ailleurs, il la fait jouer, d’une manière tout à fait traditionnelle, au seul niveau de la succession linéaire des petites unités sans tenir aucun compte des réflexions sur les grandes unités qui viennent d’être menées – ce qui l’amène, du reste, à défigurer la notion kantienne d’interaction en l’identifiant faussement à celle de causalité (p. 143).
Hormis le cas de Hermann, il semble qu’après 1800 l’essentiel de la réflexion sur le rythme soit mené désormais par des philosophes et ce glissement en change assez sensiblement les conditions. Alors même que Moritz, Goethe et Schiller commencent à tirer de leur réflexion sur leur pratique poétique une conception radicalement nouvelle du rythme, que Schlegel et Hölderlin développent une esthétique qui donne une place de choix à la poétique et à une nouvelle conception du rythme fondée sur son historicisation et donc potentiellement sa politisation, Schelling en revient non pas même seulement à la conception métrique traditionnelle mais, pire encore, à la généralisation cosmologique de cette métrique imaginée par Plotin, Aristide Quintilien et Boèce à la fin de l’Antiquité (IIIe-Ve siècles). Suivant une suggestion de Novalis, Schelling réinscrit le rythme dans une lignée spéculative et religieuse pour lequel celui-ci représente un élément formel commun à la vie biologique des hommes, aux arts – en premier lieu à la musique – et au fonctionnement du cosmos.
Dans sa Philosophie de l’art (1802-1803), il établit une analogie entre l’œuvre poétique, l’« univers » et chacun des « corps cosmiques » qui le composent, les planètes, les comètes. D’une manière nouvelle pour l’époque – mais en réalité tout à fait archaïque –, il parle du « rythme de l’univers et de la nature » (cité p. 223). Une tradition métaphysique est ainsi relancée, tradition qui trouvera à la fin du XIXe siècle et au début du suivant un débouché – bien connu désormais grâce aux travaux d’Olivier Hanse – dans le panrythmisme qui irriguera le mouvement de Lebensreform, le développement des œuvres de Steiner et de Klages, et leurs prolongations dans la vision du monde nazie. De ce point de vue, Schelling est certainement l’une des sources principales de ce que Meschonnic appelait dans Le Signe et le Poème le « paradigme cosmique du rythme ».
Mais l’affaire serait assez simple si l’on pouvait se limiter à cette seule conclusion. En réalité, lorsque l’on regarde les choses de près, on s’aperçoit que le discours de Schelling oscille entre deux perspectives qui sont devenues pour nous inconciliables. La division entre conceptions linéaires, métriques et discontinues, et conceptions globales, rythmiques et continues ne semble pas encore entièrement à l’ordre du jour.
D’un côté, on voit chez lui à l’œuvre un désir de sortir du temps et de l’histoire pour rejoindre mystiquement le fonctionnement immuable et parfait du cosmos : « À ce par quoi le corps cosmique […] a le temps en lui-même correspond dans l’art, dans la mesure où il est musique aussi bien qu’art de la parole, le rythme. Comme la musique aussi bien que le discours ont un mouvement dans le temps, leurs œuvres ne seraient pas des touts clos en soi si elles étaient soumises au temps et si, au contraire, elles ne le soumettaient pas et ne l’avaient pas en elles-mêmes. Cette domination et soumission du temps [est le] rythme. » (Philosophie de l’art, citée p. 224)
Mais de l’autre, on voit aussi qu’il puise dans sa lecture de la Théorie de l’art d’August Wilhelm Schlegel d’autres forces qui s’opposent à cette sémantique philosophico-religieuse traditionnelle et qu’il a, d’ailleurs, du mal à intégrer dans son projet d’ensemble. Clémence Couturier-Heinrich fait ainsi très justement remarquer que « Schelling évite d’utiliser le mot rythme à propos de la périodicité qui régit les mouvements des corps cosmiques » (p. 223). Or, cette précaution terminologique montre clairement qu’il veut distinguer les rythmes poétiques des cycles de la nature. Des éléments d’historicisation voire de politisation d’origine poétique viennent ainsi s’opposer au mouvement plus général de déshistoricisation et de fuite dans le philosophico-religieux qui le porte.
Schelling fait sienne la conception moritzienne de l’autonomie des œuvres d’art et sa notion de finalité interne tout en réinjectant la question du temps. L’œuvre poétique doit être un « tout clos sur soi » ; elle doit déployer un « discours » qui doit « se couper de tout le reste pour être clos sur lui-même, en suivant une légalité interne », c’est-à-dire « se mouvoir, considéré de l’extérieur, de manière libre et autonome, n’étant qu’en soi ordonné et soumis à la légalité » (Philosophie de l’art, cité p. 222). Mais cette fermeture et cette légalité interne du discours – que Clémence Couturier-Heinrich a pour cette raison probablement tort de ramener à la langue (p. 222) – renvoient à une capture et à une fixation du temps en lui-même : « Dès le chapitre sur la musique, le premier art qu’il étudie dans la partie spéciale de son cours d’esthétique, Schelling énonce que par le rythme, “le tout [de l’œuvre musicale] n’est plus soumis au temps mais l’a en lui-même”. » (Philosophie de l’art, cité p. 223) Autrement dit, l’œuvre poétique ne sort pas du temps par une extase qui la ferait communiquer avec l’absolu éternel, mais, au contraire, elle « se soumet le temps », elle « l’a en elle-même », grâce au « rythme » qui en assure « [la] domination et [la] soumission » (Philosophie de l’art, cité p. 223). Elle devient en quelque sorte un fragment d’absolu, une puissance de déploiement et d’organisation du temps lui-même.
Il me semble que Schelling retrouve ici l’intuition goethéenne d’un discours qui porterait en lui, déposée dans ses rythmes, une force sémantique indépendante de son époque et capable de traverser les suivantes sans jamais s’épuiser. Mais, là où Goethe parlaient encore des rythmes au sens de mètres distribués linéairement, Schelling, instruit par le formalisme moritzien et schlégélien, parle désormais du rythme au sens d’une forme unique, d’un système rassemblant toutes les marques du discours et rendant sa signifiance inépuisable et transtemporelle. Le langage poétique doit « avoir son propre mouvement indépendant » ou encore « avoir son temps en soi-même » (Philosophie de l’art, cité p. 222).
Nous en arrivons donc à la conclusion suivante : si Schelling apparaît clairement comme l’un des refondateurs modernes de la pensée philosophique et cosmologique traditionnelle du rythme, ses réflexions, éclairées par les avancées théoriques du premier Romantisme, contiennent également des éléments importants qui appartiennent à la ligne poétique et historique des théories rythmiques.
Les indications que donne Clémence Couturier-Heinrich à propos de la conception hégélienne du rythme sont beaucoup moins détaillées et il y a là un énorme chantier dont l’importance théorique ne peut être surestimée et qu’il faudra bien un jour rouvrir. On comprend toutefois que si Hegel, contrairement à Schelling, évite les pièges du modèle cosmique, puisqu’il situe sa réflexion à l’intérieur d’une histoire de l’Esprit qui n’a pas complètement rompu avec ses racines chrétiennes, il est également bien moins sensible que lui aux apports de la poétique des écrivains.
Tout d’abord, Hegel situe sa réflexion poétique dans le paradigme historiciste qui divise l’histoire du Monde en deux : « Comme Schelling, il distingue “deux systèmes de versification” en les situant explicitement l’un dans l’Antiquité, l’autre dans l’époque moderne […] Selon lui, le système antique de versification est exclusivement rythmique, tandis que le système moderne repose sur la rime mais peut ménager une place secondaire au rythme. » (p. 130) Mais à la différence de son prédécesseur, il reste dans le schématisme métrique et conçoit banalement « le rythme poétique comme un phénomène de durée. Il identifie le “mouvement rythmique” des sons à “leur longueur et leur brièveté”, et le définit comme “le mouvement des syllabes en ce qui concerne la durée” (Philosophie de l’art, 1823) » (p. 130).
Ensuite, Hegel, comme on sait, n’est pas étranger à toute considération sur les cycles, par exemple en ce qui concerne la vie des nations et la représentation de l’histoire (Leçons sur la philosophie de l’histoire ; La Raison dans l’histoire). Sur ce plan, le rythme reste identique au périodique et à la répétition du même.
Enfin, lorsqu’il acclimate le terme dans sa philosophie, c’est pour désigner l’organisation en trois temps de la dialectique : « L’esprit est essentiellement ceci : être actif en général. Plus précisément, il est l’activité consistant à se manifester. Ainsi l’esprit qui se manifeste, se détermine, entre dans l’existence, se donne de la finitude, voilà la deuxième chose. La troisième, quant à elle, est […] qu’il revient à lui-même, devient et est pour lui tel qu’il est en soi. C’est là le rythme, la vie pure et éternelle de l’esprit lui-même. » (Leçons sur la philosophie de la religion, cours prononcé en 1821, 1824, 1827 et 1831, cité p. 19 dans la version de 1827) [12]. À travers son identification au schéma dialectique, le rythme se départit ici clairement de la logique à la fois binaire et arithmétique de la succession métrique, mais Hegel ne rompt pas en réalité complètement avec le modèle platonicien d’une organisation mesurée du temps.
D’une part, en dépit de sa grande souplesse et des différences qui l’opposent aux dualismes méthodiques et critiques, le schéma ternaire de la dialectique reste entaché d’un certain formalisme qui lui assure une identité à soi-même à travers la pluralité et la complexité de l’histoire. Le « rythme de l’esprit » constitue pour Hegel « sa vie pure et éternelle ». De l’autre, si l’affirmation du contenu ne se présente plus comme simple émanation d’un absolu totalement identique à lui-même et contient toujours en lui une part de négation, le mouvement provoqué par la négation de cette négation reste guidé par un désir de suppression de cette différence et de réconciliation des contraires. La succession d’étapes au cours desquelles l’esprit se manifeste, l’absolu se particularise, l’essence passe dans l’existence, est scandée par des moments pendant lesquels il revient à lui, « pour lui tel qu’il est en soi ». La dialectique suppose donc à la fois la reconduction d’un formalisme et d’un finalisme qui mettent sa conception du rythme du côté de Platon et l’éloignent de celle de la plupart des pré-socratiques.
Naissance du conflit entre les conceptions poétiques et esthétiques du rythme
On peut regretter que Clémence Couturier-Heinrich se limite parfois à un point de vue purement historique ou à une simple généalogie des idées, et ne distingue pas suffisamment, parmi les nouvelles valeurs données au mot après 1785, celles qui relèvent de conceptions philosophiques idéalistes (comme chez Schelling et Hegel) et celles qui renvoient à des conceptions poétiques, au sens de la poétique (celles de Moritz, Goethe, Schiller, August Wilhelm Schlegel et Hölderlin) – conceptions dont l’intérêt théorique est, pour nous, sans commune mesure avec celui des précédentes [13]. Il semble ainsi très contestable, et peu cohérent avec toutes les analyses excellentes menées par ailleurs, d’affirmer que ces dernières théorisations constituent « la première étape de l’évolution qui conduira, vers la fin du XIXe siècle, à son utilisation dans les domaines les plus variés des sciences humaines, que l’on a pu qualifier de “panrythmisme” » (p. 242). C’est se méprendre sur leurs enjeux et effacer ce qui les oppose aux premières. De même, on est en droit de se demander si l’approche esthétique du rythme qui tend à le considérer comme un principe « commun aux arts du langage, à la musique et à la danse » voire à « l’art en général » (p. 10) peut être reprise comme point de vue analytique ou doit, au contraire, être considérée comme simple objet historique – c’est-à-dire comme une conception à critiquer et non pas à reproduire telle quelle. Il n’est pas du tout certain, en effet, que le rythme soit traité de la même manière et avec les mêmes enjeux dans les cours d’esthétique de Schlegel, d’une part, et ceux de Schelling et Hegel, de l’autre.
On a, au contraire, l’impression que le mouvement d’innovation théorique engagé à partir de 1785 par les philologues et les poètes du classicisme weimarien et du premier romantisme a été bloqué après 1805 par le développement de la métrique d’inspiration kantienne et de réflexions philosophiques de type idéaliste, qui ont les unes et les autres redonné à la notion de rythme sa valeur traditionnelle cosmique, formelle, linéaire et numérique. À partir de cette date et jusqu’à 1830 au moins, la réflexion sur le rôle du rythme dans l’artisticité des œuvres n’a plus été, comme chez Schlegel, irriguée par la réflexion poétique, mais elle est devenue la servante de philosophies générales de l’art qui, dans la mesure où elles remettaient sur le même plan musique, danse et poésie, déspécifiaient ce qui venait d’être distingué et réduisaient de nouveau le rythme à son aspect numérique et linéaire. Un travail de fond serait certainement à faire sur l’opposition qui surgit à cette époque, en dépit des interactions constantes entre les individus concernés, entre ces deux types d’approche du rythme et dont nombre des enjeux sont encore les nôtres aujourd’hui.
Le sort qui est fait à Humboldt laisse à cet égard le lecteur un peu sur sa faim. Celui-ci est présenté par Clémence Couturier-Heinrich comme l’ami « poétiquement stérile » de Goethe et de Schiller sur lequel ceux-ci se reposent pour comprendre les travaux de Hermann sur la métrique grecque (p. 194 sq.). Elle indique, sans toutefois le souligner suffisamment, que Humboldt se défait des théories anthropologiques communes à son époque et introduit des considérations tout à fait novatrices sur le rôle des sons du langage. Comme nombre de ses prédécesseurs, « Humboldt évoque la capacité du rythme à exprimer les sentiments du psychisme et toutes les facettes des caractères humains » (p. 166). Mais, fait remarquer Clémence Couturier-Heinrich, il s’écarte de la démarche de Sulzer sur deux points : « Dans son étude du rythme, l’auteur de la Théorie générale des beaux-arts distingue d’emblée d’une part l’expressivité propre des sons indépendamment du rythme et de l’autre celle du rythme. Si le rythme est capable de susciter des émotions et de représenter des traits de caractère, c’est selon lui parce qu’il est une donnée anthropologique. Humboldt ne fait quant à lui aucune allusion à l’inscription du rythme dans la nature humaine et semble faire dériver son expressivité du medium sonore par lequel il se manifeste. Humboldt attribue au son la plus grande proximité avec le psychisme et le plus grand pouvoir sur lui, deux propriétés que Herder avait prêtées au sens de l’ouïe. » (p. 166-67) Autrement dit, Humboldt ébauche, d’un même mouvement et d’une manière qui n’a rien d’« épigonal » (p. 167), une anthropologie qui n’est plus anhistorique mais bien radicalement historique et une conception du rythme poétique fondée sur le signifiant. À ses yeux, et il retrouve là une idée déjà proposée par Diderot, c’est l’ensemble des sons, c’est-à-dire des marques accentuelles, des longueurs et des timbres, qui porte le sens : « [Le rythme] représente l’obscur flux et reflux du sentiment et du psychisme avant qu’il ne se déverse dans des mots, ou quand leur son s’est évanoui devant lui. […] il se développe dans une plénitude voulue librement, se lie pour former des créations toujours nouvelles, il est une forme pure qu’aucune matière n’alourdit, et se révèle au moyen des sons, c’est-à-dire de ce qui saisit l’âme au plus profond parce que c’est ce qu’il y a de plus proche du sentiment intérieur. » (Übersetzungen – Agamemnon, 1816, cité p. 166)
On se prend à penser qu’une investigation aurait été nécessaire du côté de ses textes linguistiques et théoriques écrits durant les mêmes années et dont les enjeux croisent très souvent les questions rythmiques, non seulement au sens traditionnel de la métrique, mais aussi précisément à celui qui émerge à l’époque dans la poétique élaborée par Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin. Car cette linguistique, dans la mesure où elle pose le primat du langage comme « activité » (Thätigkeit) et rejette le modèle de la langue, qui n’en est que le « produit momifié » (mumienartig), tourne elle aussi autour des notions d’interaction (Wechselwirkung), de système interactif et d’organisation du flux du discours, qui la font se séparer du modèle métrique traditionnel tout en constituant sur le plan de la philosophie de l’histoire une alternative très solide, même si elle a rapidement été refoulée, aux modèles cosmico-cyclique schellingien ou idéaliste et dialectique hégélien [14].
Quoi qu’il en soit et en attendant les nouveaux travaux qu’elles rendent désormais possibles et nécessaires, les analyses de Clémence Couturier-Heinrich permettent déjà d’entrevoir certaines des grandes lignes des mutations de l’époque. Et il faut, avant de clore ce commentaire qui lui doit tant, lui rendre un dernier hommage pour la richesse, la précision et la clarté de ses analyses.
Entre les années 1760 et 1830, la réflexion sur le rythme a fait l’objet en Allemagne d’un intérêt pluridisciplinaire allant de l’anthropologie à la philosophie en passant par l’histoire, la philologie et la poétique [15]. Mais tout cet ensemble n’est pas de même valeur. Sauf chez Humboldt, on vient de le voir, le modèle anthropologique le plus commun reste assez proche de celui des penseurs antiques : le rythme agit physiquement et psychiquement sur celui qui le reçoit ou l’émet à travers une espèce de mise en résonance du rythme intérieur de l’homme par le rythme extérieur des œuvres poétiques, musicales ou chorégraphiques. La conception de l’histoire dominante fonctionne encore sur le mythe d’un âge primitif, poétique et rythmique qui aurait précédé celui de la Culture, ou sur un dualisme du même genre entre Antiquité et Monde moderne. Enfin, les modèles philologiques et philosophiques, qui s’imposent après 1805, en reviennent tous aux schémas platoniciens les plus traditionnels – cycles, nombres, proportions et essentialisation du rythme.
C’est donc pendant une période relativement courte comprise entre 1785 et 1805, essentiellement chez des philologues et des poètes, que le mot rythme prend une nouvelle valeur sémantique et théorique, très proche de celle que lui a donnée la poétique la plus récente. Comme le souligne à juste titre Clémence Couturier-Heinrich, émerge à cette époque « l’idée que le rythme fait ou contribue à faire l’identité de l’œuvre poétique. Le rythme est conçu comme garantissant l’autonomie de la poésie en tant qu’art et en tant qu’œuvre, et comme rattachant le poème à un certain genre. […] Cette idée est développée à propos de l’épopée et du roman par August Wilhelm Schlegel, suivi plus ou moins fidèlement par Novalis et Schelling, et à propos de la tragédie par Friedrich Hölderlin. » (p. 244) À cela, il faut ajouter que le principe de cette autonomie, loin de se limiter comme chez Moritz à une simple autotélie formaliste, est associé, chez Schiller, Goethe, Schlegel et Hölderlin, pour la première fois, à celui d’une systématicité interne de œuvres poétiques, romanesques et dramatiques, qui à la fois portent en elles « leur propre temps » et sont les vecteurs d’un sujet poétique totalement indépendant du sujet cartésien sis dans l’individu. Alors qu’il signifiait exclusivement « le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes dont se composent la poésie, la musique et la danse » (p. 244), le rythme va pouvoir désormais désigner l’ensemble du système d’interactions constitué entre tous les éléments du discours, de la plus petite à la plus grande unité, un système produisant une signifiance qui ne sépare plus entre les sensations, les fruits de l’imagination et les raisonnements, et provoque, en le rythmisant, la subjectivation de l’individu qui le reçoit ou le construit.
Ces innovations théoriques, même si elles ont vite été refoulées, n’ont pas été privées totalement de postérité. Certes, à la différence des idées technicistes et historicistes qui ont largement dominé les deux siècles suivants, elles n’ont pas connu une propagation continue, mais elles n’ont pas disparu pour autant. Périodiquement, des écrivains comme Baudelaire, Mallarmé ou Proust, qui étaient à la fois à l’instar de leurs prédécesseurs romantiques, artistes et théoriciens, en ont retrouvé les principes. Le premier à travers sa recherche des « correspondances » et d’une « prose musicale sans rythme et sans rime » [16], le second avec ses réflexions sur « le poème énonciateur » et sur la « suggestion », le troisième avec ses analyses sur « le style de Flaubert » et la distinction entre « moi biographique » et « moi littéraire ». Or, en dépit du caractère discontinu et souvent très marginal de ces contributions, ces théories ont transformé souterrainement les conditions même de la pensée. Elles ont rendu possibles à la fois une anthropologie historique et une histoire anthropologique, totalement indépendantes des modèles technicistes et historicistes qui ont dominé, sauf exceptions notables comme chez Nietzsche, la philosophie et les sciences humaines des XIXe et XXe siècles – mais aussi des modèles anti-techniques et anti-historicistes qui se sont développés parallèlement, à travers une ontologie du temps qui a abouti, chez Heidegger et d’une autre manière chez Derrida, à resacraliser la littérature et l’art en général, et à saper toute possibilité de comprendre la subjectivation à laquelle les individus singuliers et collectifs peuvent accéder grâce au langage [17].
C’est donc à nous qu’il revient aujourd’hui, si nous voulons lutter contre l’emprise de ces deux forces théoriques, apparemment opposées mais qui s’entendent comme larrons en foire pour déshistoriciser et resacraliser en rond, de nous remettre dans les pas presqu’effacés de Diderot, de Goethe, de Schiller, de Schlegel et de Hölderlin.