Danse, jazz et technique chez Siegfried Kracauer

Pascal Michon
Article publié le 9 mars 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Danse, jazz et technique chez Siegfried Kracauer  », Rhuthmos, 9 mars 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article653

Ce texte est un extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 199-206.


De 1921 à 1933, Siegfried Kracauer, un ancien élève de Simmel, était journaliste à la Frankfurter Zeitung, où il s’est rapidement imposé comme l’un des observateurs les plus aigus de son époque. On connaît le contexte : à l’instar de la Russie, l’Allemagne est sortie totalement bouleversée de la guerre perdue ; la monarchie s’y est écroulée et une tentative de révolution communiste y a été engagée ; toutefois, après l’échec des Spartakistes, une démocratie libérale a finalement été mise en place à Weimar et le pays relancé de manière fulgurante dans la rationalisation capitaliste. Ce croisement des histoires allemandes et russes, puis leur rapide divergence, font tout l’intérêt des analyses de Kracauer qui nous montrent un autre visage des rythmes émergeant dans les sociétés de l’entre-deux-guerres : leur visage libéral et capitaliste [1].


Dans un texte de 1925 intitulé « Le voyage et la danse », Kracauer tente de prendre la mesure de deux phénomènes qui semblent à première vue indépendants et relativement superficiels, mais qui sont en réalité, l’un et l’autre, les indicateurs d’une transformation des catégories de la perception elle-même, au moins dans les sociétés développées : la banalisation des voyages et la propagation fulgurante de nouvelles danses rythmées depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Bien sûr, fait remarquer Kracauer, ces deux phénomènes renvoient en premier lieu au développement des communications et au climat psychologique de l’après-guerre, mais là n’est pas l’essentiel. Les formes nouvelles du voyage – on dirait aujourd’hui du tourisme – et de la danse permettent de saisir une transformation profonde des catégories de l’espace et du temps. Alors que parcourir l’espace était jusqu’alors un gage de rencontres d’individualités spécifiques, de découverte de sociétés, de cultures et de personnes nouvelles, la banalisation des séjours a entraîné une prédilection pour « l’exotique », c’est-à-dire pour une forme pure, abstraite et vide de la différence : « D’où vient donc que le voyage à la mode ne sert plus à faire éprouver la sensation d’espaces étrangers – les hôtels sont tous pareils et la nature à l’arrière-plan est bien connue des lecteurs de journaux illustrés – mais qu’il est entrepris pour lui-même ? L’accent repose sur le détachement qu’il garantit, et non sur l’intérêt qu’il procure pour tel ou tel type de pays ; sa signification s’épuise dans le fait qu’il permet de consommer le five o’clock tea en un lieu par hasard moins usé que celui qui lui sert de cadre quotidien. De plus en plus, il est une occasion incomparable d’être justement ailleurs que là où l’on est d’habitude ; c’est dans le changement de lieu, dans les brèves alternances de séjour que réside sa fonction décisive » (p. 24). Le développement des voyages a donc transformé la catégorie d’espace, qui est désormais parcouru pour lui-même, comme une forme pure, vidée de sa substance culturelle, politique et sociale.


Les transformations de la danse révèlent une évolution semblable de la catégorie de temps. Le remplacement des danses du XIXe siècle, comme la valse ou la mazurka, par d’autres où le rythme devient la visée essentielle, comme le charleston, le fox-trot ou le madison, et la diffusion fulgurante de ces dernières dans les nouvelles classes moyennes, indiquent, selon Kracauer, la construction d’un temps vidé de la substance érotique, mémorielle ou sociale, qui le caractérisait auparavant : « Si le voyage s’est réduit à une pure expérience de l’espace, la danse, elle, est devenue simple scansion du temps. Fini le rêve propre à la valse, révolue l’allégresse minutieusement réglée de la française ; fini aussi ce que connote tout cet environnement dansant : aimable flirt, gracieuse rencontre dans ce médium sensuel – l’ancienne génération est tout au plus la seule à vouloir encore conjurer cela ; la danse de société moderne, ignorante de la structure des liens en usage dans les couches intermédiaires, tend à représenter purement et simplement le rythme » (p. 24). Bien sûr, ce dernier est une constante de toute danse, traditionnelle ou moderne. Kracauer ne le nie pas. Mais ce qui a changé à travers l’absolutisation du rythme, c’est la place de la signification : « Certes, la danse, en tant qu’événement temporel, ne peut se passer du rythme ; pourtant ce sont deux choses différentes pour elle que d’apprendre l’essentiel par le rythme ou de trouver dans le rythme une conclusion inessentielle » (p. 25). La pénétration de la cadence et de la répétition binaire vide la danse de son sens et l’aligne sur la gymnastique : « Le style sportif dans lequel la danse s’exerce aujourd’hui témoigne du fait qu’elle ne vise, au-delà du mouvement discipliné, rien qui soit fondamentalement porteur de signification » (p. 25).


L’analyse des nouveaux rythmes corporels proposée par Kracauer porte ainsi la marque du souci simmelien, partagé à la même époque par les durkheimiens, pour la description de la diversité des catégories intellectuelles et perceptives. Toutefois, elle ne se limite pas, contrairement à ceux-ci, à une description qui opposerait une « forme catégorielle » définie socialement et une « durée » individuelle. La « substance » qui est perdue n’est pas celle d’un « vécu », mais bien une substance définie socialement par l’époque précédente. En conséquence, ce que pointe Kracauer, ce n’est pas une simple accélération du tempo de la vie, c’est bien plutôt un processus d’abstraction ou de rationalisation des catégories, qui deviennent de plus en plus pures et donc, pour ainsi dire, sans cesse plus kantiennes. Au lieu de sociologiser Kant en suggérant qu’il s’est simplement trompé en attribuant les catégories de la perception à une nature humaine universelle, il se propose au contraire de montrer combien Kant avait eu en quelque sorte raison par avance et de décrire comment sa conception abstraite est précisément en train de pénétrer au XXe siècle au cœur même du social. Au néokantisme sociologisé des durkheimiens et à leur critique limitée de l’accélération des tempi sociaux, Kracauer oppose, à l’exemple de Simmel, Weber et bientôt de l’école de Francfort, une véritable critique de la fonction de la rationalité kantienne dans le monde moderne. Le rôle du rythme dans les danses typiques des années 1920 renvoie à un processus de pénétration de l’abstraction et de la raison analytique des Lumières. Il montre une formalisation ou une purification plus grande du temps qui est séparé de ses contenus anciens et religieux au profit d’expériences vécues par un moi totalement replié sur son plaisir individuel.


Je cite longuement cette « critique du rythme pur », car l’analyse des danses et du jazz commercial de ces années est magnifique et rappelle tellement, comme celle du tourisme qui précédait, ce que nous observons aujourd’hui avec le déferlement des musiques répétitives techno, jungle, house : « Au lieu que la danse exprime des contenus déterminés dans le temps, ce dernier devient son véritable contenu. Si, à ses débuts, la danse était un acte cultuel, elle est aujourd’hui un culte du mouvement ; si autrefois le rythme était une déclaration psycho-érotique, aujourd’hui, se suffisant à lui-même, il voudrait congédier les significations. Un tempo qui ne veut rien d’autre que soi-même : telle est l’intention secrète des airs de jazz, si forte que soit l’empreinte de leur origine nègre. Ils s’efforcent de réaliser l’effacement de la mélodie et de dévider de plus en plus longuement les cadences qui désignent la fin du sens parce qu’en elles se dévoile et se parachève la mécanisation déjà présente dans la mélodie » (p.25). Le mouvement est devenu une forme pure dont les effets sont à la fois individualisants et dépersonnalisants : « Que s’accomplisse ici le passage de la signification désignée par le mouvement au mouvement qui se contente de s’autodésigner, c’est ce que prouve également l’usage des figures dûment raccourcies par les professeurs de danse parisiens. Leur enchaînement n’est pas déterminé par une loi objective du contenu, à laquelle la musique se conformerait aussi, mais il naît librement des différentes pulsions de mouvement qui s’orientent sur la musique. Individualisation si l’on veut, mais qui ne vise pas du tout l’individuel. En effet, étant donné que la musique de jazz, quelle que soit la vitalité de son comportement, abandonne à elle-même la part de vie pure et simple, les types de déplacement inaugurés par elle – et qui tendent assez visiblement à n’être plus que des pas dépourvus de signification – sont désormais à peine davantage que de simples représentations rythmiques, des expériences temporelles auxquelles la syncope apporte un ultime bonheur » (p. 25).


Cette critique des nouveaux rythmes corporels n’est toutefois pas un appel à un retour nostalgique au passé, ni une sombre dénonciation de l’horreur du monde contemporain. Grâce à une approche dialectique de la réalité, Kracauer évite à la fois l’attitude réactionnaire, le mauvais romantisme courant en Allemagne à son époque et l’extrémisme critique désespéré, qui sera bientôt celui de l’École de Francfort et en particulier d’Adorno. Contrairement à celui-ci, et de manière assez proche de Benjamin, Kracauer ne condamne pas totalement le jazz, la musique populaire, ni le cinéma commercial. Toutes ces formes révèlent des parcelles de vérité sur les conditions de vie dans les nouvelles sociétés, mais aussi sur celle qui pourrait être faite à l’homme dans une société meilleure. Dans le cas du voyage comme de la danse, c’est certes à une absolutisation vide du mouvement, à une purification du temps, qu’on assiste, mais cette absolutisation contient à la fois une représentation de la réalité telle qu’elle est et une suggestion de vie plus humaine. Tout mécaniques et aliénants qu’ils soient, le rythme dansé et le plaisir qui l’accompagne pointent malgré tout vers « l’homme réel » qu’ils ne peuvent faire disparaître totalement : « L’aventure du mouvement en tant que tel, voilà ce qui provoque l’enthousiasme ; le glissement hors des espaces et des temps normaux vers ceux qui n’ont pas encore été mesurés excite la passion ; le vagabondage à travers les dimensions prend valeur d’idéal. Toutefois cette double vie spatio-temporelle ne saurait être l’objet d’un désir aussi intense si elle n’était pas la déformation de la vie réelle. L’homme réel, qui n’a pas abdiqué au point de devenir une simple figure dans un fonctionnement mécanisé, s’oppose à la dissolution dans l’espace et le temps » (p. 26). Il constitue un substrat qui est promis à « l’éternité » : « Il est là sans doute dans cet espace, mais sans s’identifier ou s’abîmer en lui, il se déploie par delà les latitudes et les longitudes jusque dans une infinité supra-spatiale qui ne souffre aucune confusion avec l’illimité de l’espace astronomique. Il ne se laisse pas davantage enfermer dans le temps vécu comme déroulement ou mesuré avec la montre ; il est bien plutôt voué à l’éternité, qui est autre chose que le temps indéfiniment prolongé » (p. 26). La vacuité du voyage et des rythmes des danses modernes n’est donc pas qu’un facteur d’abstraction et de mécanisation de ce qui est humain, mais elle recèle dialectiquement une promesse de dépassement : « Quand elles voyagent – peu importe d’abord vers quelle destination –, les attaches sont rompues, les figures croient voir l’infinité elle-même se déployer devant elles ; dans le train déjà, elles sont passées de l’autre côté et le monde dans lequel elles atterrissent est pour elles un nouveau monde. Le danseur aussi possède l’éternité dans le rythme ; le contraste entre le temps dans lequel il plane et le temps qui le dévore, c’est ce qui fait son bonheur propre dans un domaine impropre, et la danse elle-même peut se réduire à un seul pas, puisque l’essentiel seulement, c’est de danser » (p. 30).


Il est vrai que la justification de cet espoir et de cette dialectique est encore chez Kracauer, comme du reste chez Benjamin à la même époque, d’ordre théologique : « Même le déploiement passionné dans toutes les dimensions est une demande de salut, s’il est pensé jusqu’au bout de sa négativité » (p. 31). L’homme a, selon lui, « une relation à l’inconditionné au-delà de l’espace et en dehors du temps […] il s’oriente vers l’au-delà, dans lequel tout ici trouverait sa signification et sa conclusion » (p. 27) et c’est pourquoi il est « impliqué dans la vie spatio-temporelle sans y être soumis » (p. 27). Kracauer pose ainsi ouvertement l’existence d’une nature humaine religieuse aliénée et souligne les enjeux théologiques de sa sociologie des « surfaces » : « Voyage et danse ont acquis une signification théologique, ils représentent des possibilités, essentielles pour ces figures saisies par la mécanisation, de vivre de manière impropre cette double existence fondatrice de réalité […] La danse est aux hommes violentés par l’intellect une possibilité de saisir l’éternel ; la double existence devient pour eux un double comportement dans le temps lui-même ; c’est seulement dans l’éphémère qu’ils saisissent le non-éphémère » (p. 28). Sous la forme religieuse qui lui est propre, Kracauer reproduit au fond la critique classique en Allemagne au XIXe siècle, et encore chez Spengler, de l’abstraction et du caractère abusivement analytique de la raison des Lumières franco-anglaises, en lui opposant de manière extrêmement traditionnelle une raison qui respecterait, elle, le caractère organique et substantiel du réel. Cette opposition était un cliché idéologique de l’époque. Mais de même que l’arrière plan marxiste ou plutôt naïvement progressiste de l’utopie propre à Mandelstam ne grevait ni la qualité de son diagnostic sur le régime qui se mettait en place, ni sa conscience de l’importance des rythmes pour la production de sujets, de même il faut reconnaître chez Kracauer, malgré son idéologie romantisante et sa nostalgie pour le religieux, à la fois la force de sa critique de la rationalisation technique et les ouvertures qu’elle ménage vers une politique du rythme.


Le rythme apparaît ainsi d’une manière double et contradictoire. D’une part, il est une force qui fait pénétrer la raison abstraite et la technique dans la chair des danseurs : « Les puissances qui mènent à la mécanisation ne désignent rien au-delà de l’espace et du temps. Elles proviennent de la grâce d’un intellect qui ne connaît pas la grâce. Dans la mesure où il croit pouvoir saisir le monde sur la base de présupposés mécanistes, il se libère du rapport à l’au-delà et fait pâlir la réalité accomplie par l’homme tendu au-delà du spatio-temporel » (p.28). Le rythme empêche l’homme de réaliser sa vocation spirituelle : « Cet intellect détaché engendre la technique et tend vers une rationalisation de la vie, qui place cette dernière sous la dépendance de la technique. Mais, comme il ne peut atteindre un tel nivellement radical du vivant qu’en sacrifiant la vocation spirituelle de l’homme, comme il est obligé de refouler les couches intermédiaires du psychisme afin de rendre l’homme aussi lisse et propre qu’une automobile, on ne saurait aisément attacher un sens réel à cette activité mécanisée sous cette forme machinique, qui porte son empreinte. La technique devient alors une fin en soi et un monde surgit qui, pour parler trivialement, n’a d’autre désir que la plus grande technicisation possible de tout événement » (p. 28). Le rythme absolutisé et le voyage pour le voyage reflètent alors les ravages de la rationalisation de la société et de la vie privée : « Plus l’homme tente de cerner les choses à l’aide des mathématiques, plus il devient lui-même une donnée mathématique dans l’espace et le temps. Son existence se décompose en une série d’activités exigées par l’organisation, et l’image qui correspondrait le mieux à cette mécanisation serait celle de sa réduction à la dimension d’un point, à la fonction de maillon utile de l’appareil intellectuel. La nécessité de dégénérer dans cette direction pèse gravement sur les humains. Ils se trouvent poussés de force dans un quotidien qui fait d’eux les manœuvres au service des excès techniques et, en dépit de la justification humanitaire du taylorisme – sinon justement à cause d’elle –, ils ne deviennent pas maîtres de la machine, mais eux-mêmes comme des machines » (p. 28).


Mais cette vision purement négative doit être, comme le dit Kracauer, « poussée à bout » pour faire apparaître le noyau utopique qui y est celé. C’est pourquoi, il peut simultanément déclarer, dans un sens qui cette fois va plutôt dans celui de Mandelstam, que le voyage pour le voyage et le rythme pour le rythme ne sont peut-être aussi que des formes monstrueuses mais provisoires prises par l’homme dans son autogénèse infinie, des formes d’espace et de temporalité neuves qui contiennent déjà la négation des conditions techniques qui les ont faites naître et qui préparent, qui sait ?, un enrichissement de la vie : « Peut-être la recherche fiévreuse d’un simple changement de lieu et de rythme est-elle déterminée par l’exigence de maîtriser, à tous égards, les domaines spatio-temporels ouverts par la technique […] Nos représentations de ce bas monde se sont élargies de manière si abrupte qu’il leur faudra sans doute encore du temps avant de passer dans le domaine de l’empirie. Nous sommes comme des enfants quand nous voyageons, nous nous réjouissons comme d’un jeu de la vitesse nouvelle, de cette libre errance, de la vision d’ensemble de complexes géographiques qu’auparavant on n’aurait pas pu embrasser du regard » (p. 31). La vitesse et le rythme nous ouvrent des espaces et des temps qui restent à remplir : « La faculté de disposer des espaces nous séduit, nous sommes pareils à des conquistadors qui n’ont pas encore trouvé le temps de s’interroger sur le sens de leur conquête. De la même manière, danseurs, nous scandons un temps qui n’existait pas jusqu’à présent, un temps préparé pour nous par mille inventions dont nous ne mesurons peut-être pas le contenu parce que leurs proportions inhabituelles nous tiennent lieu pour l’instant de contenu. La technique nous a pris de court, les régions qu’elle a ouvertes sont encore vides… » (p. 31).

Notes

[1Je me limiterai ici à S. Kracauer, Das Ornament der Masse, (1927), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963, trad. fr. partielle par Sabine Cornille, Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, Saint-Denis, PUV, 1996.

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