Si d’aventure – et ce ne fut guère le cas jusqu’à présent – un historien s’avise que le rythme et les rythmes, qui sont au centre de l’attention de la sociologie ou de l’anthropologie –, relèvent aussi du questionnement historique, une alternative se présente aussitôt à lui : veut-il étudier l’infinie diversité des rythmes sociaux dans l’histoire, depuis la musique ou la poésie jusqu’aux usages calendaires, à l’organisation du travail, aux rituels liturgiques, aux déplacements divers dans l’espace tels les processions, les voyages, les expéditions militaires, ou bien reconstituer les rythmes de l’histoire, c’est-à-dire les cycles et les phases de l’évolution historique, économique, démographique, financière, ou encore climatique, grâce à la dendrochronologie et à l’observation du recul des glaciers [1]. Cette deuxième attitude correspond à que font, depuis une soixantaine d’années, les historiens quantitativistes de la « longue durée », dans la ligne des travaux pionniers de Fernand Braudel ou d’Ernest Labrousse. Les rythmes de l’histoire se mesurent et se représentent par des courbes, qui illustrent par exemple les oscillations des prix du froment et celles des salaires. Les économistes, Nikolaï Kondratiev (1892-1938) (avec ses phases A et B) ou François Simiand, ont fourni leurs modèles aux historiens.
Je ne perdrai pas de vue cette approche, mais je n’entends pas la privilégier. Je plaiderai plutôt, dans la ligne de la « microstoria » italienne, bien reçue en France depuis une trentaine d’années, pour une analyse fine de ce que la philosophe Frédéric Bisson nommait récemment les « microrythmes » sociaux [2]. Leur diversité et leur nombre sont infinis. Ils animent tout le champ social et invitent l’historien à des études minutieuses de leurs logiques propres, mais aussi de leurs combinaisons, de leurs chevauchements, de leurs contradictions. Ainsi menée, l’histoire des rythmes dans l’histoire me paraît devoir enrichir notre perception des rythmes de l’histoire, en permettant d’en densifier en quelque sorte notre représentation. Il n’y a donc pas d’opposition entre les deux démarches, mais une différence de méthode et un ordre de priorité.
Que désignons-nous en parlant de « rythme » au singulier, ou, au pluriel, de « rythmes » et mieux encore de « rythmes sociaux » ? Je ne cherche pas à encadrer ma recherche dans une définition contraignante. Je vise plutôt les usages des rythmes, leurs champs d’application, de manière à identifier, suivant les contextes, les principes constitutifs des rythmes. Ma démarche s’accorde sur ce point avec celle que préconise Pierre Sauvanet [3]. Par ailleurs, dans la ligne de la réflexion menée dans Mille Plateaux, à propos de la ritournelle, par Gilles Deleuze et Félix Guattari, j’insisterai, au moins autant que sur les notions de répétition et de régularité, sur celles de variation, de rupture et de « crise qui fait passer d’un milieu dans un autre » [4]. À ce propos, je trouve particulièrement éclairante la remarque faite récemment par Frédéric Bisson : « Le rythme est toujours boiteux ». C’est cette démarche claudicante que je m’efforce de suivre à son rythme dans l’histoire.
Comme souvent, c’est par les mots que l’historien entame son enquête. À l’instar du latin rhytmus, le français rythme et ses équivalents dans les autres langues européennes sont longtemps restés cantonnés dans le domaine de la poésie et de la musique. Cela au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, par exemple dans l’Encyclopédie ou dans le débat sur la musique opposant Jean-Jacques Rousseau à Rameau. C’est vers 1800 que la notion de rythme commence à gagner d’autres domaines de la connaissance, en particulier les sciences de la Nature, la biologie, l’épigénétique [5]. Simultanément, de nouvelles pratiques sociales, mesures et conceptions du temps s’imposent avec la Révolution industrielle. Au tournant du XXe siècle, la notion sociologique de « rythmes sociaux », mise à l’honneur par Émile Durkheim [6], Marcel Mauss [7], Georg Simmel [8] devient une clef de lecture essentielle des formes et des fonctions sociales de l’organisation du temps, tant dans les sociétés traditionnelles découvertes à la faveur de la colonisation européenne que, par contraste, dans les sociétés modernes : à l’usine, à l’école, dans les transports quotidiens entre lieux de résidence et lieux de travail, dans le partage du temps entre activité professionnelle et loisirs. L’interrogation philosophique et esthétique sur les rythmes n’a fait que se développer après la Première Guerre mondiale notamment en Allemagne autour de l’œuvre influente de Ludwig Klages [9]. Les fonctions des rythmes retiennent aussi l’attention et divers concepts sont proposés : celui d’eurythmie, dans l’ambiance vitaliste du cercle de Klages et des théoriciens allemands de la « danse rythmique » [10] ; celui d’idiorrythmie, opposé bien plus prés de nous par Roland Barthes à l’hétérorythmie des stratégies sociales d’imposition et d’incorporation des rythmes collectifs [11] ; celui d’individuation, proposé plus récemment encore par Pascal Michon dans une ample réflexion sur les rythmes et le politique à l’heure de la mondialisation [12].
La ville et l’usine sont par excellence les laboratoires des rythmes sociaux modernes. De Baudelaire à Walter Benjamin, la ville, à commencer par Paris et ses « passages », fascine le « flâneur » qui prend le temps d’observer le grouillement de ses habitants qui se croisent et se côtoient sans se rencontrer, chacun poursuivant sa propre course effrénée après le temps [13]. Puisque la machine, sous toutes ses formes, seconde et parfois remplace l’homme dans la plupart de ses activités, celui-ci devrait disposer de plus en plus de temps libre, mais c’est l’inverse qui se produit : une raréfaction et une accélération du temps qui semble n’avoir pas de limite. Hartmut Rosa a récemment analysé cette accélération depuis les années 1760 jusqu’à aujourd’hui [14]. Elle s’accompagne d’une abstraction croissante du temps, dont les racines remontent à l’invention, vers 1270, et à la diffusion rapide de l’horloge mécanique, bien avant que se généralise l’usage de la montre individuelle, portée dans son gousset ou au bras. La définition de plus en plus précise d’un temps universel règle aujourd’hui, à l’échelle planétaire, le ballet de la circulation aérienne, la communication instantanée sur la « toile » et la spéculation boursière.
L’organisation et les modalités de la rétribution monétaire du travail fut et reste l’un des enjeux essentiels de ces transformations du travail. Rappelons le livre majeur de Karl Bücher, Arbeit und Rhythmus, publié en 1897 et réédité six fois jusqu’en 1924. Il part du constat d’une perte, à l’ère du travail industriel, des rythmes anciens du labeur paysan ou artisanal scandé par les chants communautaires [15]. Le rythme du chant, pour Bücher, précède le travail et le rend possible. La critique la plus corrosive des rythmes industriels et plus précisément du travail à la chaîne est sans doute celle de Charlie Chaplin dans les Temps modernes de 1936. Pourtant, pour le travailleur salarié, rien n’est pire que la perte du rythme, quand la chaîne s’arrête pour cause de chômage ou de délocalisation. La grande crise de 1929 et le développement massif du chômage ont inspiré l’un des chefs d’œuvre de la sociologie, Les chômeurs de Marienthal de Paul Lazarsfeld et de son équipe, publié en 1933, traduit en français par Pierre Bourdieu en 1981. Un livre qui garde toute son actualité [16].
Il faut enfin évoquer le profond renouvellement de l’esthétique des rythmes au début du XXe siècle, dans tous les domaines de la peinture, de la musique, de la danse, de l’écriture. Parmi beaucoup d’autres, mais plus que bien d’autres, Paul Klee a contribué à porter la notion de rythme au premier plan de la culture occidentale [17].
Bien qu’historien médiéviste, je pars donc de l’observation des rythmes de mon époque pour retourner ensuite vers le Moyen Âge afin d’y étudier non seulement les conceptions et les usages du rhythmus médiéval, mais les « rythmes sociaux » de cette époque longue, au sens large où nous les entendons aujourd’hui. Les « rythmes sociaux » débordent de tous côtés la notion médiévale, musicale et poétique, du rhythmus [18]. La confrontation du présent et du passé est pour moi essentielle, inévitable même, parce que l’historien est toujours, en premier lieu, l’historien de son époque. Qu’il le veuille ou non, il travaille de manière régressive, du présent vers le passé, comme Marc Bloch le lui rappela jadis [19].
La perspective large que m’impose la notion des « rythmes sociaux » oblige à un difficile exercice de distinction, de classement et de présentation. Pour le dire simplement, trouver un plan adéquat pour présenter une matière aussi vaste n’est pas une chose aisée. Il serait vain de prétendre viser à l’exhaustivité et je fais plutôt le choix d’une succession raisonnée de dossiers « micro-rythmiques » qui, à partir d’une large documentation écrite, figurée, archéologique, devrait éclairer les principaux problèmes posés. Les parties successives de ce livre en gestation sont conçues comme ouvertes les unes sur les autres, de manière fluide et suivant le modèle de « journées », qui est le rythme du récit de la Genèse et qu’on retrouve aussi, transformé, dans le Decameron et les Cent Nouvelles Nouvelles. Après une première journée consacrée à l’histoire de la notion moderne de rythme, je m’attache dans une deuxième journée, par contraste, à la notion médiévale de rhythmus, non seulement pour en présenter l’évolution dans l’histoire de la rhétorique et de la musique depuis l’Antiquité (à travers les œuvres de Saint Augustin, de Bède le Vénérable et de leurs continuateurs), mais pour élargir l’observation à toutes les pratiques rythmiques de la langue, de la lecture, de l’écriture manuscrite, de la littérature latine et vernaculaire, du chant et des gestes liturgiques, de l’écriture neumatique et de la notation musicale postérieure, et enfin du rythme formel et chromatique des images en rapport avec la musica.
Les trois journées suivantes de mon travail partent du constat que dans tous les domaines de la vie sociale, le rythme scande soit une récurrence, même si jamais les phénomènes – à l’image de l’alternance du jour et de la nuit – ne se répètent à l’identique, soit une succession plus ou moins régulière, même si jamais les éléments concernés, – à l’instar des épisodes d’un récit ou de l’avancée d’une procession – ne sont identiques les uns aux autres. D’un côté, le rythme est de nature cyclique ou périodique, de l’autre il consiste en la scansion d’un temps et d’un mouvement irréversibles.
Ainsi la troisième journée s’attache-t-elle aux formes cycliques et périodiques des rythmes médiévaux. Dans une société essentiellement rurale, dont les possibilités de survie, les subsistances, les modes de production, et même les capacités d’éclairage, dépendaient largement des conditions naturelles et de la succession des jours et des saisons, les rythmes conjoints de la nature et du corps méritent une attention privilégiée. La culture lettrée du Moyen Âge a développé et mis en images le thème antique des relations entre le macrocosme et le microcosme, en s’interrogeant notamment sur les influences des mouvements des planètes, en premier lieu de la lune et du soleil, tant sur la croissance des plantes que sur la circulation du sang et des humeurs dans le corps. En dépend par exemple, dans les coutumiers monastiques, la règlementation minutieuse de la saignée (minutio) et de la tonsure périodiques. La mesure du temps diurne, divisé en deux fois douze heures solaires ou en huit heures canoniques, celles du temps hebdomadaire (suivant le modèle biblique des sept jours de la Genèse), le calendrier des douze mois de l’année, ont mobilisé un immense héritage scientifique mis au service du comput, dans le but de pouvoir déterminer chaque année la date mobile de la fête de Pâques, la plus importante des fêtes chrétiennes. Les rythmes périodiques de la liturgie chrétienne s’imposaient à tous les sens corporels, à travers les livres et leur décor, le spectacle sonore, coloré et parfumé de la messe, la psalmodie des offices, les sonneries soigneusement codifiées des cloches, elles mêmes distingués avec précision. Il n’était point de domaine de la vie sociale qui échappât à la prégnance des rythmes périodiques : en témoigne même le prélèvement fiscal, qui suivait de prés le calendrier liturgique, en faisant coïncider les redevances en nature (blé, poulets, poisson, œufs) ou leurs équivalents monétaires, avec les principaux termes du calendrier liturgique, la Saint-Michel, la Saint-Martin, Pâques, etc.
Dans une quatrième journée de mon étude, je m’attache cette fois à la scansion linéaire des rythmes et d’abord à la manière dont ils se déploient dans l’espace. La culture médiévale est fortement imprégnée par l’idée de la route – iter, via – et celle du voyage. En termes religieux, le destin même de l’homme est défini comme celui d’un homo viator, dont la vie présente, fragile et éphémère, ses étapes et ses « rites de passage », sont assimilés à un pèlerinage, peregrinatio. J’étudie les processions, les pèlerinages, les voyages – dont les mieux documentés sont ceux, incessants, des souverains –, pour mesurer et comprendre comment était vécue la succession des étapes et comment les contemporains se représentaient l’espace-temps : non pas comme une surface donnée a priori et que l’on traverse, mais plutôt comme un parcours de point en point, construit pour soi et par soi au gré des déplacements du voyageur et de la scansion de son parcours [20].
Dans la cinquième journée, j’observe les rythmes conçus comme une succession de moments dans la continuité linéaire des récits. Si la chrétienté a donné, notamment dans la liturgie, une importance cruciale au temps cyclique, son originalité tient plus encore à l’articulation de ce temps cyclique et d’un temps orienté, progressif, qui est d’abord celui de l’historia, depuis la Création jusqu’au Jugement Dernier. La division de l’histoire universelle en six âges du monde par Saint Augustin a fortement marqué pendant quinze siècles les conceptions occidentales de l’histoire. On les retrouve par exemple dans le long rouleau de parchemin, de plus de huit mètres de long, qui transcrit depuis l’origine du monde, la Chronologie de la Vie du Christ de Pierre de Poitiers (XIIIe siècle), prolongée par les deux lignes affrontées de la succession des papes et des empereurs. Pour Augustin, le sixième âge du monde, inauguré par le Christ, est en effet le temps présent de l’Ecclesia, dans lequel prend place une infinité d’histoires particulières, ecclésiastiques, monastiques, dynastiques, dont chacune a son propre rythme narratif, parfois transcrit dans une succession ordonnée d’images, comme le montre la Tapisserie de Bayeux [21]. Dans la culture médiévale, qui associe avec une égale insistance la mémoire du passé et des ancêtres – les morts, les saints, le Christ rendu quotidiennement présent dans l’hostie sur l’autel – et l’attente angoissée des futura, – le Jugement dernier décrit par l’Apocalypse, mais dont « l’heure » reste cachée – le rythme du récit ne concerne pas seulement les collectifs, mais aussi les individus. A partir du XIIe siècle, certains d’entre eux – moines, souverains, patriciens des villes – commencent à écrire ou dicter le récit de leur vie sous une forme autobiographique. J’ai montré ailleurs, comment, dans ce type d’écriture, l’attention nouvelle à l’anniversaire de la naissance a signifié à partir de la fin du Moyen Âge une valorisation inédite de la vie, dont seul le terme sur terre, la mort, était jusqu’alors digne de mémoire [22].
Une sixième journée reviendra transversalement sur ces différents types de rythmes pour mettre en valeur quelques exemples de la capacité des rythmes médiévaux à innover, à s’arracher à la tradition et à la routine, pour créer des rythmes nouveaux. La ville renaissante, l’Université qu’y s’y crée, l’État qui se développe à la fin du Moyen Âge sont les lieux par excellence de l’innovation rythmique. Les statuts d’un collège parisien vers 1348, avec leurs images, me permettent par exemple d’éclairer la dialectique entre la tradition liturgique des rythmes conventuels et les nouvelles exigences de la vie des écoliers. Le voyage, richement illustré lui aussi, que l’empereur Charles IV de Bohème accomplit pendant trois semaines au début de l’année 1378 à Paris, auprès de son neveu le roi de France Charles V, peut être considéré comme le premier « voyage d’État » de l’histoire politique européenne, rythmé justement par les cérémonies protocolaires et les entretiens sur les affaires du moment. Un autre exemple d’innovation rythmique est la création du jubilé de l’Église romaine, institué par le pape Boniface VIII en 1300 et destiné à se reproduire tous les cent ans. C’est de ce moment qu’on peut dater l’apparition de notre notion de « siècle », non plus au sens traditionnel du mot saeculum, qui désignait le destin terrestre des hommes, mais au sens moderne d’une période de cent ans. En fait, le jubilé fut un tel succès, notamment financier, que le pape prit dès 1325 l’habitude, maintenue jusqu’à aujourd’hui, de le célébrer tous les vingt-cinq ans et non tous les cent ans. Ainsi la nouveauté qui perturbe ou rompt un rythme ancien devient-elle un nouveau rythme, qui a tôt fait de prendre place parmi les rythmes familiers. Les rythmes dans l’histoire rejoignent en ce point les rythmes de l’histoire et je voudrais pour finir citer une fois encore Frédéric Bisson, qui suggère que la prégnance des rythmes finit par « digérer » en quelque sorte les à-coups du devenir historique, les « crises » comme les « révolutions », à lisser la courbe et à convertir la nouveauté en routine : « Si le rythme n’échappe à l’anesthésie qu’en se laissant animer par l’imprévisibilité du chaos qu’il organise, réciproquement, les crises et les ruptures n’échappent à la catastrophe qu’à condition de pouvoir être ressaisies dans un rythme. Les devenirs les plus puissants se font dans la répétition. Au lieu des révolutions, la liberté rythmique se conquiert par les petites différences qui émergent au sein de la répétition qu’elle investit. » [23]