Fernand Schirren, Le rythme primordial et souverain
Le monde du soin, dans les secteurs complexes des addictions, nécessite un renversement philosophique et politique des notions qui participent à normer la conception du corps et de la perception. La conception culturelle, sociale et conséquemment médicale du corps séparé de l’esprit, héritée du platonisme et du christianisme, défie l’application des techniques somatiques en milieu spécialisé, comme voie éducative de transformation et de production de conscience. Dans ses travaux philosophiques, Bernard Stiegler se confronte à la question du thérapeutique posée comme une opposition au pharmakon. Pour se défaire de ce mode de pensée binaire typique de la médecine philosophique de Platon, Stiegler tente une conversion en plaçant au cœur du processus d’individuation notre technicité. La nécessité d’une approche pharmacologique, c’est de comprendre que toute action, objet de désir, est à la fois remède et poison.
Dans son étude sur les « Techniques du corps », Marcel Mauss décrit l’influence des techniques corporelles sur les processus de montages physio-psycho-sociologiques : techniques d’apprentissage par « coordination de mouvements pour une action déterminée », « sélections des arrêts et mouvements », soutenant ainsi que l’individu est le lieu, la médiation entre différentes techniques de production rythmiques de corps par lesquelles il advient [1].
Dans un contexte thérapeutique, il est nécessaire de discerner comment la participation d’un atelier de pratiques corporelles valorise la production d’un milieu de soin, se co-construit avec ce milieu et les pouvoirs qui le traversent. Ce texte vise à définir ce contexte politique et étendre ses perspectives afin d’orienter les enjeux de la pratique dans un second temps.
Des-organisations politiques sur les manières de fluer
Pour mieux comprendre l’organisation politique autour de la consommation de produits licites/illicites, l’étude sur la politique d’immunité menée par Beatriz Preciado constitue une source d’inspiration importante [2]. Elle y définit la notion d’héroïnomane comme « touchant de manière centrale à la criminalisation de la consommation d’un certain nombre de molécule ». Sous ce regard, l’approche segmentée [3] des « prises en charge » institutionnelles apparaît comme technique de régulation des manières de fluer, selon un certain modèle de corps politique, à travers différentes catégories de population. Comme le note la Mission Interministérielle de la Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie [4], dans la « philosophie de la loi de 1970 », la distinction faite entre la toxicomanie et les dépendances à l’alcool et au tabac « renforce des attitudes discriminatoires entre des usagers dépendants de produits illicites et des usagers dépendants de produits licites ». Dans ce contexte, le statut social du toxicomane est aussi un statut culturel, la légalisation se présentant davantage comme un problème social que médical ; les institutions deviennent le lieu où s’exercent principalement deux régimes de pouvoirs : un pouvoir biopolitique, incriminant les consommateurs de produits « illégaux » suivant le modèle des États-Unis [5], et prescrivant, injectant des produits de substitution, dits « transitionnels », pour réguler l’état somatique de l’usager ; un pouvoir pharmaco-pornographique [6], plus fluide, celui du secteur des industries pharmaceutiques qui « tend par la production de médicaments psychotropes au contrôle et à la production du corps désirant » [7]. La systématisation des traitements médicamenteux et sa logique d’accélération du geste de soin – le traitement et non plus l’accompagnement relationnel – inscrit la démarche du soin dans une politique de biochimisation du corps et du genre, niant l’individu dans son identité somatique.
Si, les consommateurs de produits illicites correspondent au corps malade/déviant du modèle biopolitique et si ce régime produit, à travers la technologisation de la médecine, un modèle de corps désirants, comment participer à la construction d’un corps vivant dont l’idéal ne serait pas celui d’une politique d’identité exclusive ?
Comment faire évoluer les règles – réalités techniques – à l’intérieur des centres de soins pour addictions vers des pratiques sociales rendues possibles par d’autres techniques du corps, et qui introduiraient des écarts critiques à l’intérieur des discours de vérité (rationalité, vérité anatomique), modifiant ainsi les régimes de représentations par la remise en cause des techniques de gouvernement ?
Per Forma
Dans une démarche réflexive, le collectif PPROD [8] propose des ateliers pour développer les outils de recherches de pratiques performatives. Il s’agit de rencontres autour de différentes pratiques afin d’explorer les techniques d’improvisation en tant que mode de composition spontanée. Le travail d’improvisateur est un travail d’auteur. Le langage appartient à celui qui le développe. Dans un contexte global d’économie libérale, la singularité est dévalorisée par les grandes instances culturelles. Par la pratique de l’improvisation, il s’agit de réaffirmer son positionnement dont l’enjeu esthétique est de développer, à travers son écoute et son instrument, ses perceptions. L’improvisateur est confronté à la survie de sa pratique. La construction d’une action collective par le biais de l’improvisation, met en « jeu » et en « je » l’action spontanée de chaque membre du groupe afin de créer une structure de langage évolutive.
L’élaboration de ce dispositif scénique chorégraphique influencé par l’outil partitionnel Tuning Score de Lisa Nelson [9] interroge la relation regardant/regardé, l’improvisation étant la technique employée pour stimuler le « dialogue entre ». Je suis ici les propos de Lisa Nelson présentant l’enjeu du dispositif :
L’activité propre de la partition est « l’accordage ». Pour cela, elle se sert de deux sortes d’outils : le mouvement et de simples appels vocaux (exemple : fin, pause, à rebours, remplacer, à voix haute…). L’intention sous jacente est la reprise – il s’agit de se montrer les uns aux autres ce qu’on perçoit. Chaque joueur intervient, au même titre, en tant qu’exécutant, metteur en scène et spectateur pour accorder l’image en faisant le point pour lui-même, tout en communiquant clairement ses désirs aux autres. Ensemble, nos choix révèlent la forme, à mesure qu’elle surgit, et mettent la danse en mouvement. [10]
Cette pratique de composition collective permet ainsi d’observer, d’écouter, les positionnements de chaque participant à l’égard de la composition en cours. Le séquençage – par les appels vocaux qui sont empruntés au vocabulaire de techniques de montage cinématographique – permet d’éprouver une oscillation entre individuation psychique et individuation collective. Cet écart comme processus dynamique d’un ajustage constamment en transformation est source polyrythmique [11]. Que ce soit dans l’articulation de nos gestes, dans la gestion de l’équilibre, dans l’organisation de la pensée, il apparaît des patterns propres à chaque personne, un « rythme propre ». Pouvoir composer une partition rythmique à plusieurs, donc, pouvoir jouer à la fois avec l’écoute et la reconnaissance de ce que font les autres, et agir de façon autonome. La capacité non seulement d’inventer « son propre rythme », mais de contribuer à la proposition en prenant position vis-à-vis des propositions des autres. L’usage de la partition de Lisa Nelson permet précisément de rendre sensible à tous – par le principe d’appels vocaux – la construction d’un rythme à plusieurs. Ce travail de composition peut se décliner à partir des matériaux de gestes du quotidien : cuisiner, marcher ensemble, etc… afin de sensibiliser aux rythmes propres de ces gestes et de les déplacer vers un travail de composition.
La dés-addiction comme phénomène rythmique
Une interprétation rythmique de la pensée de l’addiction pathologique serait que le geste addictif est régi par un rythme répétitif dont la personne n’arrive pas à s’extraire. L’institution (et notamment les approches comportementalistes) proposent une prise de contrôle de l’addiction par un « contrôle » des rythmes quotidiens très stricts ; il s’agit donc d’imposer d’autres rythmes immuables pour « protéger » l’usager des flottements rythmiques propices à la rechute. La visée du dispositif présenté ici est autre : il s’agit de retrouver la capacité pour la personne de réinventer des rythmes, de varier, de suspendre son geste, le différer, l’accélérer, etc. Autrement dit, non pas le rendre addictif à des rythmes imposés qui l’empêcheraient de « retomber » dans les rythmes de son addiction première, mais plutôt, lui redonner un pouvoir d’agir sur ses « propres » rythmes. Le processus de composition spontanée génère une « situation » au sein du groupe qui rend possible cette prise d’autonomie rythmique, celle de prendre une initiative qui ne répond ni à un habitus (addictif) ni à une injonction (thérapeutique ou éducative).
Rythme donc, dans la perspective ou ce processus d’individuation collective porté par des techniques multiples serait un débat permanent tenu par un calendrier, et qu’il doterait chacune des personnes d’un savoir politique, c’est-à-dire social et donc d’un pouvoir d’agir rythmique (subjectivation).
Le dispositif de l’atelier (en tant que technique d’auto-régulation) convoque des techniques somatiques comme processus de transformation du milieu pré-individuel. La pratique est pharmacologique, elle développe des imaginaires somato-politiques et cherche à réduire les failles biopolitiques qui tendent à naturaliser les gestes, mais elle peut en même temps enfermer dans des modes de transmission qu’on n’interroge plus.