Les rythmes de l’appareil psychique

Pascal Michon
Article publié le 17 juillet 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Les rythmes de l’appareil psychique  », Rhuthmos, 17 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article122

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 144-149.



Dans les années suivantes, tout en s’éloignant en apparence des préoccupations immédiates des anthropologues, Freud effectue un travail théorique dont les enjeux restent souterrainement liés aux réflexions que je viens de présenter. L’ensemble des textes qui seront publiés plus tard sous le titre Essais de psychanalyse tourne ainsi autour de la question de cette tension permanente qui traverse les processus d’individuation psychique et collective, et leurs rythmes.


Cette conception culmine dans la description si célèbre de l’appareil psychique qui constitue ce qu’il est convenu d’appeler la « deuxième topique ». Dans Le Moi et le ça (1923), Freud explique, on le sait, que l’appareil psychique est formé de trois instances – le ça, le moi et le sur-moi – et que le tout est confronté à la réalité extérieure. Le ça est génétiquement l’instance originaire. Il est le grand réservoir de la libido et regroupe l’ensemble des pulsions et des tendances inconscientes que le refoulement maintient ou rejette dans l’inconscient. Le moi se forme, lui, par différenciation du ça au contact avec la réalité et avec la société. Il est le siège de la conscience, reçoit les perceptions qui viennent des sens et se prolonge dans la motilité. Le surmoi est lui-même issu de la différenciation précoce du moi. Il résume l’ensemble des identifications aux parents et aux éducateurs, que le moi a dû assumer pour pouvoir s’assurer de l’amour du ça dont ces personnes étaient auparavant les objets de fixation érotique. Il est l’instance qui contrôle et censure si nécessaire le système. Notons, pour la clarté de l’exposé, qu’en 1923, le « surmoi » remplace en l’absorbant l’instance de « l’idéal du moi » qui était apparue en vis-à-vis du narcissisme dans la troisième section de Pour introduire le narcissisme (1914) et qui servait à décrire l’étalon dont se sert le « moi » pour discriminer ce qui est à refouler. C’est pourquoi je prendrai la liberté de considérer, au cours de ce qui va suivre, ces deux concepts comme équivalents [1].


On sait également que les rapports entre ces trois instances fluctuent en permanence, ainsi que ceux qu’elles entretiennent avec la réalité extérieure. C’est l’aspect « dynamique » de l’appareil psychique. Le moi est l’instance centrale, mais il est pris entre les forces qui viennent du ça (qui obéit au principe de plaisir), les critiques qui viennent du surmoi (qui obéit, lui, aux principes moraux) et les nécessités imposées par la réalité extérieure (le principe de réalité) : « Nous voyons le moi comme une pauvre créature qui est soumise à trois sortes de servitudes et subit par conséquent les menaces de trois sortes de danger, provenant du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du sur-moi » [2]. Le moi est donc une instance qui n’est jamais stable et qui subit constamment les incursions, les injonctions ou les pressions de ses divers partenaires.


Or, il est très instructif de se pencher sur la nature et sur la forme temporelle de ces variations telles qu’elles apparaissent notamment dans un texte paru seulement deux ans auparavant : Psychologie des masses et analyse du moi (1921). Ces formes sont de trois sortes. Bien que Freud insiste sur leur obscurité et sur le fait qu’il est fort difficile de s’en faire une idée précise, les poussées du ça semblent, sinon économiquement constantes, du moins continues dans le temps (plus exactement, elles ne connaissent pas la temporalité) [3] . En tout cas, on peut observer qu’elles profitent pour s’exprimer de la moindre défaillance des défenses du moi (sommeil, baisse de libido narcissique, dévastation par la sévérité du surmoi), et que le moi les prend plus souvent qu’on ne pense à sa charge, comme si elles exprimaient sa propre volonté (rationalisation) : « Au cours de notre développement, nous avons effectué une séparation de notre constitution psychique en un moi cohérent et en un refoulé inconscient laissé en dehors de celui-ci, et nous savons que la stabilité de cette néo-acquisition est exposée à de constants ébranlements. Dans le rêve et dans la névrose, cet exclu frappe, pour qu’on le laisse entrer, aux portes garder par les résistances, et dans la santé à l’état de veille, nous nous servons d’artifices particuliers pour accueillir temporairement le refoulé dans notre moi en contournant les résistances et en l’accompagnant de gain de plaisir » (p. 69-70).


Mais ces fluctuations des relations entre les instances de l’appareil psychique (et entre celles-ci et la réalité extérieure) ne sont pas toutes aussi continues et aléatoires. Les rapports entre le moi et le surmoi, par exemple, connaissent à la fois une certaine discontinuité et une certaine régularité. Bien sûr, chaque individu possède une histoire personnelle qui donne aux interventions du surmoi à l’égard du moi un aspect totalement idiosyncrasique. Mais dans d’assez nombreux comportements et surtout dans certaines névroses, on observe une alternance de phases maniaques et de phases mélancoliques relativement régulière : « Il y a, comme on sait, des hommes chez qui l’humeur globale oscille de manière périodique, allant d’un abattement excessif à un bien-être exalté, en passant par un certain état intermédiaire, et ces oscillations surviennent, certes, avec des amplitudes de grandeurs très diverses, allant de ce qui est à peine décelable jusqu’à ces extrêmes qui, sous forme de mélancolie et de manie, interfèrent de façon profondément torturante et perturbatrice dans la vie des intéressés » (p. 70). Freud interprète ces oscillations comme une succession d’oppositions et de rapprochements entre le moi et le surmoi : « Chez le maniaque, moi et idéal du moi ont conflué, si bien que la personne dont l’humeur de triomphe et d’autofélicité n’est perturbée par aucune autocritique, peut se réjouir de la disparition des inhibitions, des remords et des autoreproches. […] La misère du mélancolique est l’expression d’une scission tranchée entre les deux instances du moi, dans laquelle l’idéal excessivement susceptible met au jour sans ménagement, dans le délire de petitesse et dans l’autorabaissement, sa condamnation du moi » (p. 71). La cause de ces alternances reste mystérieuse, car celles-ci ne semblent pas liées à des occasions extérieures et renvoient la plupart du temps à des traumatismes psychiques qu’il est bien difficile de mettre à jour. Mais Freud fait quand même l’hypothèse que le moi se révolte périodiquement contre le surmoi : « Je ne vois aucune difficulté à introduire dans l’explication des deux variétés de mélancolie, de la spontanée et de la psychogène, le facteur que nous avons défini comme la révolte périodique du moi contre l’idéal du moi » (p. 72).


Que ce phénomène concerne tous les appareils psychiques et pas seulement ceux atteints de névrose maniaco-dépressive, c’est ce que semble impliquer l’existence d’un encadrement social de ces alternances. La succession des fêtes et des regroupements sociaux permet au moi d’échapper périodiquement à la censure du surmoi, qui est ainsi momentanément mais régulièrement neutralisé par sa résorption dans le moi. La fête constitue donc une espèce d’organisation sociale de la révolte du moi contre son maître : « Il serait tout à fait pensable que la distinction de l’idéal du moi d’avec le moi ne soit pas, elle non plus, durablement supportée et qu’elle soit de temps à autre forcée de se défaire. Dans tous les renoncements et dans toutes les restrictions qui sont imposées au moi, la violation périodique des interdits constitue la règle, comme le montre bien l’institution des fêtes, qui, à l’origine, ne sont rien d’autre que des excès prescrits par la loi et qui doivent précisément à cette libération leur caractère joyeux. Les saturnales des Romains et notre actuel carnaval rejoignent, sur ce point essentiel, les fêtes des primitifs, qui ont coutume d’aboutir à des débauches de toutes sortes, avec transgression des commandements ordinairement les plus sacrés » (p. 70). Selon une régularité imposée par le groupe social, le surmoi s’identifie de nouveau au moi, en provoquant un sentiment de bonheur intense : « Comme l’idéal du moi englobe la somme de toutes les restrictions auxquelles le moi doit se plier, la retrait de l’idéal du moi devrait être une fête grandiose pour le moi, qui alors aurait une fois encore le droit d’être content de lui » (p. 70). Nous voyons ici comment un rythme social vient interagir – se construisant à partir de lui mais lui donnant également une forme temporelle plus régulière – avec l’un des rythmes propres à l’appareil psychique.


Si nous nous tournons maintenant vers le dernier côté du triangle de l’appareil psychique, nous pouvons nous apercevoir que la pression de la réalité s’appliquant de l’extérieur sur le moi est, elle, franchement discontinue et comporte une périodicité très marquée, matérialisée par l’alternance de la veille et du sommeil : « Ainsi avons-nous, avec la venue au monde, franchi le pas qui mène du narcissisme absolument auto-suffisant à la perception d’un monde extérieur changeant et au commencement de la trouvaille d’objet, et à cela est rattaché le fait que nous ne supportons pas durablement le nouvel état, que nous l’annulons périodiquement, et que dans le sommeil nous revenons à l’état antérieur d’absence de stimulus et d’évitement de l’objet. Ce faisant, nous suivons, à vrai dire, une indication du monde extérieur qui, par l’alternance périodique du jour et de la nuit, nous retire temporairement la plus grande part des stimuli agissant sur nous » (p. 69).


Ainsi l’appareil psychique connaît-il une superposition de formes de mouvement, allant de l’absence de toute forme temporelle (dans les rapports du ça au moi) à la présence d’une forme très marquée (dans ceux entre le moi et la réalité), en passant par des formes plus ou moins régulières (dans ceux entre le moi et le surmoi). Si on les prend toutes ensemble, ces formes constituent un faisceau traversé, là encore, par une tension interne. En effet, le moi entretient avec le surmoi et avec la réalité des relations qui tendent à fluctuer régulièrement. Mais les pressions désordonnées provenant du ça viennent sans cesse déranger les régularités dans lesquelles voudraient bien s’installer le moi et, au-delà de lui, la société. Vue de cette manière, la deuxième topique freudienne regagne un peu de la cohérence qu’elle perd dans les interprétations qui ne font que juxtaposer sa conception dynamique et sa conception en termes de système d’instances spatialisées. En fait, la métaphore « topique » induit ici en erreur : ces instances ne sont pas des « lieux » ontologiquement stables, mais les noms d’entités dont les actions sont caractérisées par des formes de mouvement à chaque fois particulières. L’appareil psychique apparaît comme un système à la fois oscillant et en bouleversement permanent, qui cherche, en s’appuyant sur des cycles sociaux, à régulariser et à limiter l’amplitude de ses oscillations, mais dont les forces de désorganisation internes l’empêchent de se transformer en une simple mécanique répétitive ; il est un rythme de rythmes.

Notes

[1Si l’on avait besoin d’être précis sur cette question, il faudrait dire que le « surmoi » est l’instance qui assure la censure et « l’idéal du moi » l’aune avec laquelle le surmoi discrimine ce qui doit être censuré. Mais je n’ai pas besoin ici de ces distinctions. Dans le texte sur La Psychologie des masses… (1921), Freud fait jouer à la notion d’idéal du moi le rôle qu’il donne à celle de surmoi dans Le Moi et le ça (1923). Même dans ce dernier texte, il les considère d’ailleurs au moins une fois comme semblable : « Les motifs qui nous ont amenés à faire l’hypothèse d’un stade dans le moi, une différenciation à l’intérieur du moi, qui doit être nommé idéal du moi ou sur-moi, ont été débattus en d’autres lieux. Ils subsistent à bon droit », op. cit., p. 272. Pour une mise au point récente sur ce concept et sa genèse, P.-L. Assoun, « Idéal » dans Encyclopédie philosophique universelle – Les Notions, Paris, PUF, 1990, p. 1192.

[2S. Freud, Le Moi et le ça, (1923), op. cit. p. 299.

[3« Les processus psychiques inconscients sont en soi “atemporels”. Cela signifie d’abord qu’ils ne sont pas ordonnés temporellement, que le temps ne modifie rien en eux et qu’on ne peut leur appliquer la représentation du temps », S. Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), op. cit., p. 299.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP