On pourrait avantageusement inclure le rythme, en tant que trace de la subjectivité du locuteur, dans les modalités énonciatives, comme le souhaite Meschonnic. C’est ce que nous allons essayer de montrer en nous appuyant sur la théorie psychanalytique de Hermann et les travaux de Fonagy et Abraham.
Le rythme est partout et nulle part : il organise tous les discours, mais il n’apparaît dans aucun signe : le sens déborde les signes et le rythme déborde le sens ; il concerne tous les domaines de la linguistique mais aucun en particulier ; et il est au cœur de la jonction entre psychanalyse et linguistique parce qu’il exprime des pulsions psychiques profondes qui sous-tendent les discours. Il est primordial et souvent négligé, justement parce qu’il n’apparaît pas sous forme de signe, qu’il n’est pas spécifique à un champ particulier de la linguistique et probablement aussi parce qu’il implique l’être humain dans sa totalité, ce qui suscite des résistances.
Après avoir évoqué la définition du rythme, son caractère interdisciplinaire et l’étymologie du mot, nous exposerons la thèse psychanalytique d’Imre Hermann et les points de vue convergents du linguiste Fonagy et du psychanalyste Nicolas Abraham sur le rythme, dont les théories concordent avec les intuitions de Baudelaire. Enfin nous verrons quelques applications de la théorie d’Abraham sur des textes littéraires.
Définition, interdisciplinarité, étymologie
Maurice Grammont définit ainsi le rythme (Grammont, 1967, 1re éd 1904, p. 85) : il est « constitué par le retour des temps marqués à intervalles théoriquement égaux ». Mais la stricte régularité tue le rythme. On parle de rythme cardiaque à propos du temps qui s’écoule entre deux battements. C’est une forme de structuration du temps. L’arythmie cardiaque n’est pas une absence de rythme, malgré le préfixe privatif : c’est l’irrégularité du rythme. Le rythme serait donc un jeu d’alternance structurale entre régularité et irrégularité, une alternance de tempi. Une autre définition non contradictoire avec la première, c’est le « mouvement de la parole dans l’écriture » selon Gérald Manley Hopkins, poète britannique cité par Meschonnic (Meschonnic, 1985, p. 115).
Le rythme est relatif au domaine de la prosodie, mais il concerne toutes les disciplines de la linguistique. En ce sens, Meschonnic parle d’une recherche « traversière » à propos du rythme parce qu’il « traverse le discours » (op. cit., p. 77). Il concerne la phonétique parce qu’il se caractérise par l’accentuation de certaines syllabes, au moyen de la longueur des voyelles, leur intensité et leur hauteur. Il est lié à l’intonation, donc à tout ce qui est expressif. Mais il est lié aussi au domaine de la syntaxe, car il va de pair avec les groupes syntaxiques, surtout en français où l’accent de mots est très réduit, comparativement à l’anglais par exemple. L’accent porte essentiellement sur la dernière syllabe d’un groupe de souffle, qui correspond généralement à un groupe syntaxique. Et il est étroitement lié à la sémantique parce qu’il produit du sens, ce qu’on remarque en poésie parce que tout y est utilisé au maximum, mais c’est vrai ailleurs aussi.
Dans les études littéraires, on se contente d’évoquer le rythme ternaire dit « éminemment poétique », selon l’expression consacrée des manuels, sans expliquer pourquoi il est ressenti comme tel. Et le rythme est utilisé en permanence, dans tout discours, mais sans qu’on lui accorde l’importance qu’il mérite malgré les effets de sens produits. Or, le rythme fait partie des manifestations inconscientes comme les lapsus par exemple, ce que nous allons tenter d’expliquer. Il constitue un indice d’énonciation, c’est-à-dire une trace du locuteur. Mais comme il « s’avance masqué », selon l’expression de Freud à propos de l’Inconscient, le rythme est généralement utilisé à l’insu du locuteur. Il est d’autant plus révélateur, mais on le connaît mal. Meschonnic, qui a procédé à des travaux importants sur le rythme, souhaite à juste titre qu’on inclue l’étude du rythme dans les modalisations du discours.
Benveniste précise l’étymologie et l’histoire de ce mot dans le chapitre 27 de ses Problèmes de linguistique générale : « rhuthmos » est l’abstrait d’un mot qui veut dire « couler ». En grec, « rhuthmos » s’oppose à la forme fixe pour désigner la forme changeante, fluide, « improvisée, momentanée, modifiable ». Le sens moderne existe en grec, mais résulte d’une spécialisation due à Platon. Celui-ci applique d’abord le mot à « la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout ». La notion de rythme corporel est « soumis[e] à la loi des nombres », d’où la détermination de la forme par une « mesure » et son assujettissement à un ordre. C’est de là que vient le nouveau sens chez Platon : la « disposition » « constituée par une séquence ordonnée de mouvements lents et rapides ». Et enfin, « c’est l’ordre dans le mouvement, le procès entier de l’arrangement harmonieux des attitudes corporelles combiné avec un mètre qui s’appelle désormais “rhuthmos” ». Le sens premier de configuration spatiale proportionnée est passé à celle des mouvements dans la durée.
Thèse psychanalytique d’Imre Hermann
Imre Hermann, dans L’Instinct filial (1943), montre l’importance de ce qu’il appelle « l’instinct filial » ou « l’instinct d’agrippement », qui consiste chez les petits singes à s’accrocher au pelage de la mère. Cet instinct, moins évident chez le petit humain faute de pelage maternel, est observable dans les réactions du bébé qui attrape le doigt qu’on lui tend et s’y cramponne. On peut voir aussi une tendance marquée à attraper les cheveux. Cet agrippement, qui va de pair avec l’instinct vital, tend à éviter l’angoisse de la séparation.
L’enfant qui ne peut assouvir cet instinct d’accrochage à la mère ou à son substitut, quand il ne meurt pas d’hospitalisme, connaît une angoisse de séparation d’autant plus forte à l’âge adulte. Il manifeste alors une propension à s’agripper à ses proches, ce qui ne facilite pas ses relations à autrui. Ou bien il présente la réaction inverse de se cacher et migrer, comme ces voyageurs perpétuels qui partent le plus loin possible et de manière réitérée, ce qui est peu favorable à la fondation d’une famille harmonieuse. L’obsession de la fuite et le désir de migration sont les thèmes essentiels des romans de Le Clézio. Ni l’agrippement abusif ni l’éloignement systématique ne facilitent les rapports avec l’entourage. La relation duelle entre la mère et l’enfant détermine ou tout au moins influence fortement le comportement ultérieur. L’alternance fusion vs séparation va de pair avec la prise d’autonomie progressive qui s’effectue essentiellement pendant les trois premières années, ces années caractérisées par un oubli presque total, mais se prolonge jusqu’à l’âge adulte et souvent bien au-delà.
Le bébé singe s’agrippe à sa mère et s’éloigne d’elle progressivement pour faire ses expériences, d’autant plus audacieux qu’il a l’assurance de pouvoir se raccrocher à elle en cas de danger. Le petit d’homme aussi acquiert plus facilement son autonomie s’il peut se réfugier auprès de sa mère quand un danger survient. Mais il n’a pas toujours cette possibilité. Or pour remédier à l’absence et à l’angoisse de séparation, le petit humain s’approprie la médiation du langage, comme le montre Freud à propos du jeu de Fort-da qui permet de s’assurer de la persistance de l’objet éloigné (« Au delà du principe de plaisir » 1920). Et ce langage se profère par le souffle selon un certain rythme organisateur.
Points de vue convergents : Fonagy, Abraham et Baudelaire
Fonagy, dans La vive Voix, montre que des pulsions profondes affectent les sonorités et les rythmes. Il applique au rythme le système de ressemblances et oppositions que Jakobson attribue aux sonorités et groupes grammaticaux. Il attire l’attention sur le fait que le rythme est perçu dès la vie intra-utérine sous la forme des battements du cœur maternel. C’est un rythme binaire. Et ce rythme binaire caractérise aussi le premier acte relationnel de la tétée par la succion sur le rythme de base du trochée, la tension suivie de détente correspondant à l’appétit suivi d’assouvissement (Abraham, 1987, p. 110). C’est donc un rythme pair qui caractérise la fusion avec la mère. Dans le processus de fusion vs séparation, la recherche d’un rythme régulier, avec répétition de la même structure, correspond au désir de fusion totale, d’assouvissement dans la relation duelle. Et ce peut être une sorte de substitution à l’absence de la mère. Mais la fusion totale serait létale. Et un rythme toujours identique, fréquent dans les comptines, serait monotone dans un poème. Le rythme poétique se construit sur fond de rythme régulier avec des ruptures qui symbolisent la séparation. Selon Nicolas Abraham (op. cit.), le rythme pair correspond au désir de fusion tandis que le rythme impair correspond au désir de séparation, d’autonomie. Il montre sur les exemples littéraires de « L’apprenti sorcier » de Goethe et du « Corbeau » d’Edgar Poe (« The Raven ») la rupture du rythme pair et le surgissement du rythme impair qui peut s’avérer générateur de toute-puissance créatrice ou d’angoisse.
C’est un jeu incessant entre régularité et ruptures, ressemblances et différences, qui correspond au désir ambivalent de fusion et séparation, de retour fœtal et d’autonomie, comme dans la relation duelle de Hermann. Le rythme impair s’oppose au rythme pair, ce qui se perçoit dans l’adjectif « impair » dérivé de « pair », préfixé. On peut envisager un cas particulier de ce phénomène : le rythme binaire favorise la fusion tandis que le rythme ternaire, dit « éminemment poétique » dans les manuels de littérature, mais sans explication, correspond plus volontiers à l’éloignement et l’essai d’autonomie. Ce dernier est provoqué par l’énergie de la révolte, la volonté d’autonomie par rapport à une fusion étouffante.
En poésie, les allitérations et assonances, la fluidité des liquides et la douceur des nasales participent à l’euphonie. Mais la recherche d’harmonie se fonde aussi et surtout sur le rythme. Par exemple le tétramètre assure cette alliance de rythme binaire et ternaire qui correspond à la fois au désir ambivalent de fusion et de séparation, comme dans l’alexandrin célèbre de Racine : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » (Phèdre, I, 3).
Le recours au rythme pair correspond aux « besoins » décrits par Baudelaire dans Fusées XXII : « Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie. » Il est remarquable que le grand poète Baudelaire utilise très peu le rythme ternaire et recherche plus volontiers la symétrie, ce qui s’explique peut-être par un instinct filial qui n’a pu se satisfaire dans l’enfance, comme semble l’indiquer la biographie de Pichois. Proust aussi pratique plus volontiers la symétrie, amplement complexifiée, ce qui correspond à un désir de fusion du narrateur avec la mère (Larue-Tondeur, 2009).
Le rythme s’appuie sur le mètre et les groupes de souffle, et se combine avec les récurrences sonores qui reviennent à intervalles plus ou moins réguliers. Formellement, le rythme ternaire consiste le plus souvent en trois groupes de souffle équivalents par leur fonction et leur longueur, ce qui provoque une équivalence de sens, comme l’a montré Jakobson : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison », selon sa célèbre formule des Essais de linguistique générale (Jakobson, 1963, p. 220). Ce n’est pas un rythme ternaire comme en musique, une mesure à trois temps qui s’applique à tout un morceau, mais au contraire un rythme ternaire qui s’applique le plus souvent à un groupe inclus dans une phrase et se détache sur le reste du texte. Mais nous en verrons plusieurs formes.
Application de la théorie de Nicolas Abraham à des textes littéraires
Par exemple, dans un passage des Mémoires d’Outre-Tombe concernant les soirées à Combourg, le rythme ternaire final tend à anéantir les personnages parentaux et préludent à l’autonomie du narrateur :
« Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. » (Chateaubriand, 1848, I, 3)
Le rythme ternaire n’opère pas seul. Tous les éléments de la langue concourent à la production du sens. Tout le paragraphe tend à opérer une réduction des personnages, avec la disparition des domestiques et l’éloignement des parents, renforcée par les formules restrictives « ne…que ». La mère soupire à l’écart et le père comparé à un spectre s’isole à la fois par sa démarche automatique et son comportement. Le rythme ternaire final « du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent » tend à créer une équivalence entre les trois compléments d’agent de longueur équivalente, donc entre le père, la mère et le vent, ce qui réduit les parents à un déplacement d’air et les anéantit. Les équivalences grammaticales et rythmiques produisent une équivalence sémantique selon Jakobson. Ce rythme ternaire final correspond à une séparation qui tient de l’expulsion. Bien évidemment, on peut considérer que l’anéantissement des parents contribue au culte du moi du grand romantique, mais c’est aussi le procédé de choix de la prise d’autonomie.
Nous allons observer le même procédé sur deux phrases d’un texte de Colette, « Les Vrilles de la vigne », fragment liminaire du recueil de poésie en prose portant le même titre (1re édition 1908) : ce texte est engendré par une métaphore associant le rossignol pris aux vrilles de la vigne avec la narratrice prisonnière de son partenaire et qui se libère par sa voix. L’oiseau éperdu ne sait plus que la peur est à l’origine de son chant, il reste captif et se limite, dans son vain désir de séparation, à un refrain dont le rythme ternaire reste rudimentaire : « Tant que la vigne pousse, pousse, pousse… » sont les paroles que lui attribue la narratrice.
En revanche, la narratrice domine sa peur et conquiert son autonomie grâce à sa voix qui se manifeste dans un rythme ternaire complexifié :
« Je voudrais dire, dire, dire tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je devine, tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne. »
Le premier rythme ternaire « dire, dire, dire » reprend la structure du refrain de l’oiseau avec trois verbes, à l’infinitif cette fois, mais la suite de la phrase déploie les possibilités de ce rythme : les répétitions de « tout ce que » laissent attendre un autre rythme ternaire, attente d’abord déçue puisqu’une quatrième relative précédée de « tout ce » le rompt, mais elle comporte elle-même un retour du rythme ternaire avec la construction grammaticale « me » suivi d’un verbe : « tout ce qui m’enchante et me blesse et m’étonne ». Cette complexification du rythme ternaire va de pair avec la prise d’autonomie et peut se schématiser de la manière suivante :
Dire, dire, dire
tout ce que…
tout ce que…
tout ce que…
tout ce qui… me + V, me + V, me + V.
Par ailleurs le retour provisoire au rythme pair peut correspondre à une hésitation, une réticence à la libération de la fusion aliénante avec le partenaire dont la « sage main fraîche se pose sur [sa] bouche » pour l’empêcher de poursuivre son discours.
Ces deux textes littéraires illustrent la théorie de Nicolas Abraham à propos du rythme impair lié au désir de séparation. Voyons maintenant un exemple de rythme pair associé au désir de fusion.
Jakobson étudie les glissements d’accents en les reliant au plaisir de l’inattendu théorisé par Edgar Allan Poe :
« Le glissement de l’accent de mot du temps marqué sur le temps non-marqué (« pied renversé ») dans les mots polysyllabiques, est inconnu dans les formes traditionnelles du vers russe, mais fréquent dans la poésie anglaise après une pause métrique et/ou une pause syntaxique. […] Dans le vers « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee » (« Plus près de Toi, mon Dieu, plus près de Toi »), la syllabe accentuée d’un même mot apparaît deux fois sur le temps non-marqué, d’abord au début du vers et une seconde fois au début d’un groupe de mots. » (Jakobson, 1963, p. 228- 229)
Le vers de Sarah F. Adams (1805-1848) cité par Jakobson manifeste un effet de sens par le déplacement d’accent habituel. On peut procéder à l’étude des effets de sens du rythme ainsi transformé. Si l’on ajoute à cela le caractère fusionnel du rythme pair selon N. Abraham, le vers prend tout son sens.
L’accent de « nearer » habituellement placé sur la première syllabe, le suffixe « -er » du comparatif n’étant jamais accentué, est ici déplacé sur la seconde. En effet le pentamètre ïambique comporte cinq groupes de deux syllabes dont la deuxième est accentuée, ce qui nécessite ce déplacement. Le résultat est d’abord que le mot « nearer » résonne de manière étrange. Et l’effet qui s’ensuit est d’accentuer le suffixe accroissant la proximité du point de vue sémantique, « -er » hyperbolisant en quelque sorte le sens de « near ». En outre, il se rapproche de celui qui se trouve sur « Thee », surtout dans la deuxième occurrence du groupe « nearer to Thee », la proximité est ainsi mimée par le rythme : « Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee ».
En outre, « Thee » étant employé presque uniquement pour la prière, son emploi est rare, si bien que deux anomalies sont contenues dans le seul groupe de mots « nearer to Thee », l’accent sur le suffixe et l’emploi du pronom de deuxième personne, ce qui produit une impression d’atmosphère très particulière. Par ailleurs, ce groupe est répété parallèlement avec l’insertion dans la première occurrence de l’apostrophe « my God » qui s’y trouve sertie, mise en valeur ainsi entourée. Or, elle comporte deux mots qui rapprochent l’orant de son Dieu car celui qui prie est présent dans le possessif « my » qui est juxtaposé à « God ».
Finalement, le déplacement d’accent, répété, participe à favoriser une proximité maximale de l’orant et de son Dieu, ce qui suscite une impression de ferveur accrue. Et le rythme pair a pour fonction de provoquer la fusion avec Dieu, favorisée par le déplacement d’accent et les mots employés. Les éléments de la langue entrent en synergie pour manifester cette fusion. La traduction du cantique en français perd, outre la déperdition habituelle en poésie, l’effet émotionnel du déplacement d’accent.
En revanche, dans le conte philosophique de Voltaire intitulé « Zadig », les trois « mais » révoltés du personnage éponyme envers l’hermite métamorphosé en ange marquent une scansion ternaire par l’expression « mais, dit Zadig » qui éloigne de la fusion avec le divin. Ils sont situés à la fin du chapitre XVII, qui constitue une transposition sulfureuse de la XVIIIe sourate du Coran dont le sens global est celui de la parole biblique selon laquelle « les voies de Dieu sont impénétrables ». Voltaire transforme la demande : dans la sourate, c’est Moïse qui demande à l’inconnu l’autorisation de le suivre ; dans Zadig, c’est l’ermite, l’ange Jesrad, qui propose à Zadig de l’accompagner, ce qui facilite l’expression de la révolte. L’inconnu de la sourate était réticent à se laisser accompagner et posait la condition de ne pas l’interroger. Moïse le questionne quand même, mais avec révérence, tandis que Zadig laisse libre cours à ses injures et ses contestations : l’ermite brûle la maison de son hôte et noie le neveu de son hôtesse, se justifiant a posteriori par le fait qu’un trésor est enfoui sous la maison et que le neveu aurait assassiné sa tante s’il avait vécu.
« Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! – Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien. – Mais, dit Zadig, s’il n’y avait que du bien, et point de mal ? – Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre ; l’enchaînement des événements serait un autre ordre de sagesse ; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l’Être suprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à l’autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n’y a ni deux feuilles d’arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables ; et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l’eau par hasard, que c’est par un même hasard que cette maison est brûlée ; mais il n’y a point de hasard : tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade t’a envoyé pour changer sa destinée. Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut adorer. – Mais, dit Zadig… »
Comme il disait mais, l’ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se soumit. L’ange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers Babylone. »
Quand l’ermite est transformé en l’ange Jesrad, Zadig se prosterne en lui demandant s’il est venu lui apprendre « à se soumettre aux ordres éternels ». Cependant sa réaction va évoluer vers la révolte.
Il commence par suggérer qu’il aurait mieux valu améliorer cet enfant que le noyer, ce à quoi l’ange répond que s’il avait été vertueux il aurait été assassiné. Cela montre une volonté de Voltaire de ridiculiser l’ange et du même coup la théorie de Leibniz selon laquelle tout est nécessaire, qui est aussi la cible de l’ironie dans Candide. Cette intervention de Jesrad fournit à Zadig l’occasion de proférer un premier « mais » de révolte : « – Mais quoi ! dit Zadig, il est donc nécessaire qu’il y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ! » Ce « mais » est intégré dans l’interjection « Mais quoi ! » exprimant l’affect de révolte. L’argument de l’ange « il n’y a point de mal dont il ne naisse un bien » suscite un deuxième « mais » de révolte : « - Mais, dit Zadig, s’il n’y avait que du bien, et point de mal ? ». Grâce à l’incise, ce « mais » est isolé du reste de la répartie. L’ange explique que la perfection n’est pas de ce monde et que rien n’arrive par hasard, achevant son discours par « faible mortel, cesse de disputer contre ce qu’il faut adorer. » Le troisième « Mais » de Zadig est interrompu par le départ de l’ange. Comme le souligne Dominique Maingueneau dans son analyse des connecteurs argumentatifs (Maingueneau, 1986, p. 141), c’est l’expression d’une attitude de refus : « Zadig profère son mais en quelque sorte “pour l’honneur”, n’ayant pas d’argument à opposer à l’Ange mais désireux de lui signifier son refus. »
Il est remarquable que la révolte de Zadig explose en trois « mais », avec la revendication d’autonomie qui s’oppose absolument à la soumission et la fusion. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un rythme ternaire habituel, le détachement des trois « mais » apparaît bien comme une révolte organisée en trois temps, avec une progression qui réduit les mots de l’interjection « Mais quoi ! » à un « mais » suivi d’une virgule pour les besoins de l’incise, jusqu’à produire un concentré de refus dans le troisième « mais » suivi de point de suspension. Ceux-ci figurent graphiquement que « le mais reste en suspens » selon l’expression de Dominique Maingueneau (op. cit., p. 140) et laisse imaginer la stupeur, voire la fureur, de Zadig. Par ailleurs l’éloignement physique du personnage divin suit immédiatement le rythme ternaire.
Dominique Maingueneau a souligné l’ambiguïté du troisième « mais » : refus de Zadig qui n’a plus d’argument ou fuite de l’ange devant les objections par incapacité de répondre. Zadig a échoué à convaincre Jesrad et l’ange a échoué à enseigner la soumission au mortel. C’est plus qu’un éloignement par autonomie, c’est une séparation définitive que marque le trio de « mais ».
Conclusion
Le rythme exprime des pulsions psychiques profondes comme le désir ambivalent de fusion et de séparation, nécessaire sous ces deux pôles notamment pour la contemplation esthétique fusionnelle et l’affirmation d’une pensée créatrice autonome. La théorie de Nicolas Abraham selon laquelle le rythme pair correspond à la recherche de fusion liée à l’instinct d’agrippement, le rythme impair à une volonté de séparation génératrice à la fois d’autonomie et d’angoisse, fonctionne particulièrement bien sur les textes littéraires.
La poésie et plus généralement la littérarité exhibe l’importance du rythme, mais celui-ci est à l’œuvre dans tout discours et mérite d’être pris en compte par la linguistique, car il est étroitement lié à l’investissement de l’être total dans la créativité verbale.
Références bibliographiques
- N. Abraham & M. Torok, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 1987 – 1re éd. 1978.
- C. Baudelaire, Fusées XXVII, 1re publication 1887 par Eugène Crépet.
- É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974 – 1re éd. 1966.
- F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe – 1re éd. 1849-50.
- Colette, Les Vrilles de la vigne – 1re éd. 1908.
- I. Fonagy, La vive Voix, Paris, Payot, 1983, 346 p.
- S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951 – 1re éd. 1920.
- M. Grammont, Le vers français, ses moyens d’expression, son harmonie, Paris, Delagrave, 1967 – 1re éd. 1904.
- I. Hermann, L’Instinct filial, Paris, Denoël, 1972 – 1re éd. 1943.
- I. Hermann, Psychanalyse et Logique, Paris, Denoël, 1978.
- R. Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963 – 11 essais dont le plus ancien date de 1949.
- J. Larue-Tondeur, Schizophrénie et Poésie : l’écriture poétique de la mer, Limoges, Lambert-Lucas, 2009.
- D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Bordas, 1986.
- H. Meschonnic, Les États de la poétique, Paris, PUF, 1985.
- S. F. Adams, Nearer, my God, to Thee, nearer to Thee – 1841.
- Voltaire, Zadig – Romans et contes, Paris, Gallimard, 1972 – 1re éd. 1748.