Cet article a déjà paru dans Justice spatiale-Spatial Justice, n° 6, juin 2014. Nous remercions Sandra Mallet de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Le processus de néolibéralisation joue un rôle prépondérant dans la restructuration des rythmes collectifs. Un temps linéaire s’impose, redéfinissant les rythmes et provoquant un effacement des temps « secondaires », traditionnellement hors du travail et de la production. Le modèle d’une ville en continu fonctionnant 24h/24, 7j/7, interroge, ce qui semble témoigner d’une mutation historique des modes de vie. La mise en continuité des grands rythmes traditionnels est une conséquence de l’accélération du temps, correspondant à une densification de certaines périodes, à la réduction des temps de pause et des temps jugés « morts ».
Cet article porte sur le processus de mise en continuité de l’urbain. Il traite, en particulier, de la remise en question des alternances traditionnelles entre la nuit et le jour, et entre le dimanche et le reste de la semaine. Le cas parisien est étudié car le processus en faveur d’une ville en continu y est en cours et donne lieu à de nombreux débats entre partisans de politiques néolibérales et partisans d’une plus grande équité sociale. Deux logiques opposées s’affrontent, dont les effets sont lisibles dans la ville. Spatialement, cette confrontation donne lieu à la montée de tensions et de conflits, à de plus grandes inégalités et à de nouvelles divisions socio-spatiales, ressorts principaux de l’injustice spatiale.
il faut qu’un groupe social, une classe ou une caste,
interviennent en imprimant un rythme à une époque,
soit par la force, soit de façon insinuante.
H. Lefebvre, 1992, p. 25.
Introduction
Les emplois du temps, l’organisation des agendas, les attentes et les comportements face au temps résultent d’une construction historique (Elias, 1984), varient selon les cultures et les groupes sociaux. Pour Georges Gurvitch, « la vie sociale s’écoule dans des temps multiples, toujours divergents, souvent contradictoires, et dont l’unification relative, liée à une hiérarchisation souvent précaire, représente un problème pour toute société » (1950, p. 325). Selon les groupes sociaux, des différences s’observent dans le rythme de la journée, l’enchaînement des activités et les façons de gérer et maîtriser le temps (Grossin, 1972). Mais il existe un paradoxe essentiel et constitutif de toute société : si les temps sociaux sont fondamentalement pluriels, la société ne peut vivre sans essayer d’unifier cette pluralité. Or, cette unification est conflictuelle et il en résulte une compétition dans la maîtrise de l’emploi du temps (Lefebvre, Régulier, 1985). Tout comme l’espace, le temps est politique. Une lutte de pouvoir existe autour de la définition des rythmes, des durées, des enchaînements et des synchronisations des activités. En général, le plus rapide impose sa domination (Virilio, 1977). Pour le philosophe Paul Virilio, la vitesse serait même devenue la plus puissante des armes, dans un monde où domine la tyrannie du temps réel. L’essentiel serait de gagner du temps sur le temps, de dépasser les contraintes géographiques. Les sociétés modernes sont plongées dans une accélération du temps dans laquelle l’économie capitaliste joue un rôle majeur (Rosa, 2010).
Cet article s’intéresse à l’accélération du rythme de vie liée au processus de néolibéralisation et à certains de ses effets dans la ville, considérés comme des injustices. L’accélération du rythme de vie repose sur l’augmentation du nombre d’épisodes d’actions ou d’expériences par unité de temps (Rosa, 2010, p. 102). Cette augmentation est liée à la réduction des ressources temporelles : « Objectivement, l’accélération du rythme de vie représente un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action. [...] elle se traduit, subjectivement [...] par une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle, d’une accélération contrainte engendrant du stress, ainsi que par la peur de ‘ne plus pouvoir suivre’ » (ibid., p. 103).
Des études empiriques sur l’appréhension du temps montrent que, si les sensations de manquer de temps et d’être pressé dominent, cela semble particulièrement vrai en ville. Déjà en 1903, Georg Simmel remarquait que le rythme de la grande ville, de par la présence de stimuli nombreux et régulièrement changeants créait des conditions psychologiques distinctes de celles de la petite ville et de la campagne (Simmel, 1903). Aujourd’hui, le temps constitue l’un des aspects les plus négatifs de l’appréciation par les citadins de leur mode de vie. D’une ville à l’autre, la structure temporelle d’une journée moyenne est semblable : la plupart des citadins travaille environ 7 heures par jour, dort autant de temps, passe 2 heures dans les transports, à la réalisation de tâches domestiques et aux démarches administratives et réserve 3 heures à ses loisirs personnels. Mais surtout, tous semblent aspirer à un meilleur équilibre entre leurs différents temps quotidiens et le temps pour soi est jugé insuffisant [1].
Le modèle d’une ville en continu fonctionnant 24h/24, 7j/7, interroge, ce qui témoigne d’une mutation historique des modes de vie, influencés tout autant par un processus de globalisation que d’individualisation des sociétés. Cette mise en continuité est une conséquence de l’accélération du temps, correspondant à une densification de certaines périodes, à la réduction des temps de pause et des temps jugés « morts ». Le processus de néolibéralisation amorcé dans les années 1970 joue un rôle prépondérant dans la restructuration des rythmes collectifs. Les logiques de rentabilité, de compétitivité, de liberté d’entreprise individuelle, de globalisation conduisent à une indifférenciation des temps, à une atténuation de leurs spécificités, tant naturelles que culturelles. Un temps linéaire s’impose (Lefebvre et Régulier, 1985), redéfinissant les rythmes et provoquant un effacement des temps que nous qualifions de « secondaires », c’est-à-dire de moindre intensité, « creux » et « faibles », traditionnellement hors du travail et de la production.
Ce texte porte sur le processus de mise en continuité de l’urbain, en centrant notre attention sur la remise en question des alternances traditionnelles entre la nuit et le jour d’une part, et le dimanche et le reste de la semaine d’autre part. Le cas parisien est intéressant à examiner car le processus en faveur d’une ville en continu y est en cours et donne lieu à de nombreux débats entre partisans de politiques néolibérales et partisans d’une plus grande équité sociale. Deux logiques opposées s’affrontent, dont les effets sont lisibles dans la ville. Spatialement, cette confrontation donne lieu à la montée de tensions et de conflits, à de plus grandes inégalités et à de nouvelles divisions socio-spatiales, ressorts principaux de l’injustice spatiale.
1- Neolibéralisation et rythmes de vie
L’économie organise les rythmes quotidiens. Les premiers éléments de l’accélération du temps sont visibles dans le secteur de la distribution où se concentre le capital aux XVIe et XVIIe siècles, par le développement de moyens de transports et de communications plus rapides. Mais surtout, la Révolution industrielle provoque un tournant dans le processus d’accélération sociale. L’appropriation de l’horloge mécanique par les industriels modifie en profondeur les façons de concevoir le temps et les rythmes de vie. Pour Lewis Mumford, qui étudie les mutations de la civilisation occidentale sous l’effet du machinisme, « la machine-clé de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge » (Mumford, 1934, p. 23). L’horloge mécanique a rendu possible des formes de gestion du travail et de contrôle social inédits. En fixant de nouveaux points de repères temporels, elle permet de coordonner plus strictement les groupes et activités. Elle permet la mise en place des principes du travail moderne en permettant le passage du travail défini « par la tâche » au travail mesuré « par le temps » (Thompson, 1967), dissociant le temps de travail de son objet. Régulièrement, de nouvelles organisations du travail sont élaborées, cherchant à produire plus par unité de temps. La référence à l’horloge a ainsi engendré une conception du temps dans laquelle celui-ci est vu comme un bien rare, qui doit être exploité et économisé. La nature de chaque activité change alors de signification, toute action représentant désormais un engagement de temps. Dans cette conception réifiée du temps, les rythmes naturels perdent de leur importance (Marx, 1965). Le temps du travail salarié s’impose jusqu’à devenir la principale discipline collective, apportant un véritable « cadre temporel » (Grossin, 1995) pour toutes les dimensions de la société. Il établit une nouvelle organisation de la journée à travers l’horaire, avec des conséquences sur les autres temps quotidiens.
Depuis les années 1970-80, le tournant néolibéral pose la question de la redéfinition des cadres temporels de la production, de la distribution et de la consommation. L’aménagement du temps de travail, les heures et jours d’ouverture des commerces soulèvent des débats virulents. La diminution du temps de travail salarié rend celui-ci modulable, plus facilement adaptable aux exigences de l’activité économique. Dans un contexte d’incertitude économique, de renforcement de la concurrence, de production à flux tendu et en juste à temps, cette adaptation se traduit par une plus grande flexibilité de l’organisation du travail.
Le système politique et économique néolibéral favorise la flexibilité mais aussi la levée de certaines contraintes, une moindre intervention de l’État et des dérégulations. En France, depuis 1987, la répartition des heures de travail salarié peut se négocier à l’année et déroger à l’ensemble des règles de l’horaire hebdomadaire. L’arsenal réglementaire régulant le temps de travail, encadré par des lois depuis 1841, se complexifie depuis les années 1980, conduisant à une inflation législative. De nouvelles dispositions apparaissent à chaque loi, ouvrant des régimes supplémentaires de modulation du temps de travail ou de calcul des repos compensateurs. Traditionnellement, l’État fixe les règles de durée maximale du travail journalier et hebdomadaire, du travail de nuit et du dimanche, les repos compensateurs mais la négociation collective entre l’État et les partenaires sociaux prime depuis la loi du 25 mars 1919. Il en résulte un nombre de situations différentes sans cesse croissant.
Au final, les horaires de travail sont de moins en moins standardisés, prenant un caractère de plus en plus atypique et imprévisible. Les journées courtes de travail augmentent, de même que celles de plus de 10 heures, les horaires décalés, et le travail de nuit et l’on assiste à une réorganisation des repos avec les week-ends prolongés, des journées de repos en semaine, des fractionnements des jours de vacances.
Dans un contexte de néolibéralisation, les temps creux hors de la production et de la consommation apparaissent comme des contraintes, des obstacles temporels au bon fonctionnement économique de la société. Les cadres temporels traditionnels devenus moins rigides, moins répétitifs, moins visibles, les temps creux jouent un rôle d’amortisseur, de réserve de temps qui peut être investie.
La nuit et le dimanche, temps secondaires collectifs, cycliques et socialement normés, subissent un affaiblissement de leurs qualités. La notion de secondarité comporte l’idée d’une hiérarchie, d’une relativité : le secondaire dérive ou dépend de quelque chose. Les deux périodes que sont le jour et la nuit ne sont pas d’égale dimension : la nuit est « inversion temporelle » (Sansot, 1971, p. 238), « temps de l’envers » et « un temps différent où les valeurs ont tendance à s’inverser » (Espinasse et Buhagiar, 2004, p. 1). La nuit affirme sa singularité par les métamorphoses qu’elle induit par rapport au jour. Le dimanche, situé en fin de semaine, souvent mis dans une graphie spécifique dans les calendriers et les agendas, reste « un jour pas comme les autres ». Journée de transition, formant un passage entre 2 semaines, il marque la fin d’une semaine et en annonce une autre. On dit d’ailleurs « en semaine » pour parler des jours situés du lundi au vendredi, comme si le week-end n’appartenait pas à la semaine.
Mais le primaire tend à absorber le secondaire : ce dernier peut être vu comme accessoire, superflu, peu rentable, voire inutile. Ainsi, la fermeture de la plupart des commerces la nuit et le dimanche s’oppose au principe du néolibéralisme reposant sur l’idée que le bien-être humain peut s’accroître en augmentant les libertés d’entreprises individuelles. Dans un contexte de pressions temporelles, liées à l’accélération du temps et au sentiment d’urgence, la mise en activité de ces deux périodes permettrait, selon certains, tant aux entreprises qu’aux individus de pouvoir mieux s’organiser pour produire et consommer. Enfin, ces périodes creuses peuvent être occupées, investies : en substance, dans une logique néolibérale, de nouveaux marchés restent donc à inventer. Le principe d’une consommation-loisir, en particulier, est mis en avant par les investisseurs, avec une volonté de créer des lieux de distraction autant que de dépense, renforçant la place de la consommation dans le temps libre.
Les temps de la production et de la consommation structurent la vie quotidienne et rythment les espaces urbains. Pour s’ancrer dans les logiques néolibérales, les villes doivent s’adapter. Les principes de liberté d’entreprise, de compétitivité, de création de marchés, les idéologies du choix et de la consommation, imposent d’ajuster les temporalités locales traditionnelles. Un processus est en cours, impulsé tant par le secteur privé que le secteur public, dans lequel les différents horaires des services urbains (horaires de transports, des commerces, des activités de loisirs, etc.) sont revus.
2- Une mise en continuité des grands rythmes urbains traditionnels
La compétition, au cœur des principes du néolibéralisme, a des effets directs sur les politiques urbaines et engendre une logique de compétition interurbaine généralisée. Certains effets ont déjà été largement décrits, en particulier par les géographes (voir par exemple : Harvey, 1973, 1992 ; Soja, 2009) : multiplication d’événements culturels, logique de « ville créative », création de quartiers d’affaires, formes privatisées de gouvernance locale, privatisation de quartiers résidentiels, etc. L’animation en continu des villes s’impose comme un élément à part entière de la compétition interurbaine. On peut même noter un effet de spécialisation de certaines villes actives 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, telles Ibiza ou Las Vegas. Pour la plupart des villes, l’objectif est d’attirer touristes, étudiants et jeunes cadres, principales populations en faveur de l’élargissement des horaires le soir et le week-end et principaux sortants nocturnes. Cela leur permet aussi d’asseoir leur urbanité puisque seule « une ville qui vit la nuit est une vraie ville. Les villes de province, “c’est mort le soir”, selon l’opinion commune » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2000). S’affirmer comme métropole, ce n’est pas rayonner à mi-temps, seulement à certains moments, de jour ou une partie de la semaine, c’est exercer une attractivité forte le plus souvent possible, voire en continu. Ainsi, le dimanche et la nuit, Paris confirme-t-elle d’autant plus son rayonnement sur les autres villes françaises. Tiraillées entre des logiques de compétition internationale qui tendent à s’imposer et des logiques de résistance, les villes françaises et la capitale plus encore, sont prises dans un jeu d’acteurs complexe, aux intentions divergentes, qui reste encore peu étudié.
La nuit urbaine, élément d’attractivité tabou
De façon générale, la nuit urbaine se trouve d’abord animée sous l’effet des loisirs. Paris la nuit propose quantité de salles de spectacle, restaurants, bars, boîtes de nuit et de nombreuses actions visent à renforcer son attractivité nocturne : mise en lumière de ses monuments recréant chaque soir un décor exceptionnel, multiplication d’événements depuis les années 1980 (dont la Nuit Blanche, reproduite dans d’autres métropoles comme Rome ou Toronto), renforcement du réseau de transports en commun entre 1h et 6h du matin.
La nuit représente un temps privilégié du temps pour soi, de la détente, du relâchement et la sortie nocturne constitue un moyen privilégié de sortir de la routine. 4 personnes sur 10, en majorité des hommes, sortent au moins un soir par semaine. Seulement 20 % ne le font jamais, contre 67 % en 1973. Les sortants nocturnes sont surtout des populations jeunes, âgées de 15 à 34 ans, des cadres et professions supérieures ainsi que des célibataires sans enfants (APUR, 2004).
Cependant, ce n’est pas uniquement l’offre traditionnelle festive mais la plupart des loisirs traditionnellement diurnes qui se développent la nuit. Certains clubs privés et équipements publics proposent des prestations jusque tard. Les horaires des piscines, jardins publics et bibliothèques, qui ferment généralement leurs portes entre 17 et 20 heures, sont remis en question. La Mairie de Paris fait la promotion de ces services : « Vous rêvez de nager à la nuit tombée ? Une vingtaine de piscines vous accueillent en soirée de 19 h à minuit » [2].
Plus encore, l’ensemble des activités journalières se multiplie la nuit. De nombreuses activités prolongent leurs horaires en soirée. Des sociétés de services se mettent désormais à disposition du consommateur en permanence. À Paris, plusieurs commerces sont ouverts jusque tard comme certains restaurants, stations-services, mais aussi supérettes, épiceries, boulangeries, magasins culturels ou grands magasins. Ces derniers proposent au minimum une nocturne par semaine. Le Virgin des Champs-Elysées, ouvert 7 jours sur 7 jusqu’à minuit, réaliserait 40 % de son chiffre d’affaire le dimanche et le soir après 20 heures (Reinhart, 2001). Par ailleurs, Internet permet de faire ses achats à tout moment en ligne et, si le commerce électronique reste encore marginal à certains niveaux, il est en constante progression.
La situation de la France paraît « en retard » aux yeux de certains observateurs (Gwiazdzinski, 2005) qui la comparent à celle des États-Unis ou du Japon où supermarchés, coiffeurs, salles de sports, restaurants, magasins d’habillements, salles de gymnastique, librairies, fonctionnent parfois jour et nuit. Il est vrai que, même dans la capitale, les villes françaises proposent encore peu de magasins ouverts la nuit. Les activités commerciales nocturnes cessent en majorité soit vers 22 heures, soit autour de minuit. Cependant, certaines activités traditionnellement diurnes se développent. Fait révélateur, en 2003, seules deux supérettes étaient ouvertes à Paris jusqu’à minuit sous une seule enseigne ; en 2010, une trentaine ferme entre 23h et 1h et les enseignes se sont diversifiées (APUR, 2010a).
L’intensification de l’activité de la ville nocturne ne relève pas de la même signification que celle des nuits éveillées d’autrefois. Les nuits parisiennes changent, comme l’attestent ces propos d’un auteur de guide touristique sur Paris 24h/24 : « Depuis les années 90’, Paris fait moins la fête. Hier, les chauffeurs de taxis raccompagnaient le mec pochtronné des Bains Douches. Aujourd’hui, il répond au cadre qui, à 1 heure du matin, sort de sa réunion en costume-cravate à la Défense ou de sa téléconférence avec New-York qui est désynchronisé. Ce sont des signes d’une morphologie nouvelle de la nuit parisienne. [...] Les nouveaux habitants de la nuit sont des professionnels, des gens comme moi qui occupent pleinement la nuit dans un contexte sobre » (Wassef, 2007).
Par ailleurs, si ses nuits ont longtemps fait la réputation de la capitale française, celle-ci est parfois vue, depuis une dizaine d’années, comme une ville morte la nuit et concurrencée par d’autres métropoles européennes. Un guide touristique note ainsi : « Ici et là, il se murmure que les nuits parisiennes ont perdu leur saveur, qu’il faudrait désormais aller à Londres, Barcelone, Amsterdam ou même New York pour faire la fête ! » (Béraud et Hermange, 2007). Une pétition a été lancée fin 2009 [3], en réaction aux fermetures d’établissements imposées par la Préfecture de police suite à des plaintes pour nuisances sonores. Cette pétition intitulée « Paris : quand la nuit meurt en silence » a recueilli plus de 16 000 signataires pour « sauver les nuits parisiennes ». Selon ses auteurs, la Ville-Lumière serait ainsi en passe d’être reléguée « au rang de capitale européenne du sommeil » et il serait « dorénavant bien établi que Paris a abandonné toute espèce de leadership européen ».
La maîtrise de la période nocturne est revendiquée par de nombreux acteurs (les résidents, au nom d’un droit au sommeil, les sortants et établissements nocturnes au nom d’un droit aux loisirs, certains commerces et consommateurs au nom d’une liberté de consommation, etc.) et il reste difficile de concilier des demandes a priori antagonistes. Les politiques urbaines ne parviennent pas à adopter des positions bien définies et à s’accorder entre elles. Certains acteurs proposent des solutions radicales (fermetures d’établissements nocturnes par décision préfectorale), d’autres, des solutions en termes de conciliation et de médiation (charte des lieux musicaux de proximité signée en 2004 et médiateurs recrutés par la Ville), sans qu’aucune ne satisfasse pleinement les divers acteurs. Au final, les conflits se durcissent et les injustices sont ressenties par les différentes parties prenantes.
En Europe, d’autres villes ont mis en place des politiques nocturnes radicalement différentes, misant sur une night-time economy, telles certaines villes britanniques à la fin des années 1980. L’expression se rapporte essentiellement à l’accroissement du nombre de bars, restaurants et discothèques dans les centres urbains pouvant ouvrir jusque tard. Cette évolution est considérée comme une stratégie de revitalisation des centres, par l’investissement de bâtiments industriels à l’abandon et la création d’emplois. « La ville des “vingt-quatre heures” est alors devenue un instrument de marketing séduisant pour des villes désireuses de se réinventer elles-mêmes, de demeurer ou de devenir compétitives au niveau national, européen ou global » (O’Connor, 1997, p. 40). Dans la logique de la théorie de la ville créative, certains chercheurs (Landry et Bianchini, 1995 ; O’Connor, 1997) ont fourni des arguments en faveur de cette évolution. L’innovation culturelle est vue comme un moyen de dynamiser et revaloriser les territoires. Certains centres urbains sont alors passés d’espaces désertés à des lieux concentrant des « young drunken people » (Roberts, 2006, p. 331) et la multiplication de jeunes aux comportements jugés antisociaux a engendré de nombreux conflits. De nouvelles fragmentations se sont créées dans les villes, le centre-ville semblant réservé aux jeunes durant la nuit, tandis que les plus de 35 ans le perçoivent généralement comme un lieu insécurisant (Thomas et Bromley, 2000). La night-time economy, jugée jusque-là de façon plutôt positive, a alors été considérée comme inacceptable par le gouvernement. Celui-ci a durci les créations de licences à partir de 2003, et certaines villes comme Leeds, Nottingham ou Leicester ont incité le développement d’autres types d’activités en soirée (par exemple le shopping ou la création de terrasses dans les cafés).
Le dimanche, symbole d’une marchandisation du temps
Tout comme la nuit, le dimanche s’ouvre de plus en plus à des pratiques autres que celles relevant du loisir. Le travail dominical et l’ouverture des commerces de détail sont de plus en plus autorisés. En France, la loi de 1906 (Beck, 2009) indique qu’un salarié ne peut travailler plus de six jours consécutifs et qu’il doit pouvoir disposer d’un jour de repos hebdomadaire, fixé au dimanche. Mais la liste des secteurs ayant de plein droit l’autorisation d’employer des salariés le dimanche s’est considérablement allongée au fil des années. Y figurent, par exemple, depuis 2005, les magasins de jardinerie ou de location vidéo et en 2008, la loi dite Châtel y a ajouté les commerces d’ameublement.
Le dimanche, la capitale française bénéficie de « zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou d’animation culturelle permanente », dans lesquelles les commerces peuvent ouvrir de plein droit. Cinq zones de ce type ont été créées depuis 1994 (la Rue de Rivoli, la Place des Vosges et la rue des Francs Bourgeois, la Rue d’Arcole, l’Avenue des Champs-Elysées, et le Viaduc des Arts et l’Avenue Daumesnil). S’y sont ajoutées celles du boulevard Saint-Germain en 1999 et de la Butte Montmartre en 2005, ce qui représente un peu plus de 700 boutiques ouvertes le dimanche. Depuis la loi Maillé d’août 2009, les commerces situés dans ces zones peuvent ouvrir le dimanche sans autorisation préfectorale. L’ensemble des commerces à dominante alimentaire, qui pouvaient ouvrir jusqu’à 12 h auparavant, peuvent désormais le faire jusqu’à 13 h.
Au final, Paris comprend, en 2010, entre 12 000 et 15 000 commerces ouverts le dimanche (hors périodes de Noël ou de soldes), sur toute ou une partie de la journée, ce qui représente environ 20 % de l’ensemble des commerces parisiens (APUR, 2010b). Il s’agit surtout de marchés, de commerces alimentaires, de stations-services, de fleuristes, de pharmacies, de vidéoclubs, de jardineries, de commerces d’ameublement, de cafés et de restaurants.
Mais Paris subit de nombreuses pressions pour une plus large ouverture des commerces le dimanche. Comme ses nuits, ses dimanches sont souvent comparés à ceux d’autres villes européennes telle Londres, réputée attractive pour ses week-ends shopping. Or, le tourisme constitue l’un des piliers de l’économie urbaine et l’offre commerciale contribue pleinement à l’attractivité touristique, comme le rappelle la Préfecture de Paris dans un rapport alarmiste, en plein cœur des débats politiques sur le travail dominical qui ont animé la France en 2009 (Préfecture de Paris, 2009). Elle y indique que la première place de la capitale française au niveau national et international « se doit d’être confortée au moment où l’Organisation mondiale du Tourisme (OMT) prévoit un doublement en Europe des flux touristiques internationaux [...]. L’organisation internationale soulignait également que, depuis 1990, la France a perdu trois points de parts de marché mondial en matière d’arrivées internationales de touristes, ce qui correspond à une réduction d’un quart, et deux points de parts de marché en matière de recettes » (Ibid., p. 3-4). Le pays devrait également s’adapter à des durées de séjours plus courtes au niveau mondial. Au final « Paris ne peut [...] plus se satisfaire d’occuper la première place en termes de destination touristique, elle doit désormais être compétitive » (Ibid., p. 5-6). La Préfecture appuie alors la proposition de la CCIP [4] d’étendre les zones touristiques, proposant un périmètre central, composé des arrondissements historiques, et des zones disséminées, comprenant, en particulier, un élargissement des périmètres des Champs-Élysées et de Montmartre et l’apparition de nouvelles zones comme Porte-Maillot, Bercy Village et Porte de Versailles. Les critères sur lesquels repose la définition de ces périmètres sont fondés sur l’intérêt culturel, architectural, historique, la forte densité commerciale et les capacités d’accueil et d’accessibilité au secteur touristique.
Cependant, suite à une concertation engagée auprès de commerçants, de syndicats et de maires d’arrondissements, le maire de Paris, qui détient le pouvoir d’impulser la création de zones touristiques, a conclu qu’il « n’existe en définitive ni besoin, ni nécessité, ni urgence, ni désir partagé d’une extension de l’ouverture des commerces le dimanche à Paris » [5]. Aux yeux de certains, « cela revient à ne pas accepter la compétition internationale » [6]. Mais il semble que la capitale française ne soit pas plus démunie que Berlin, Londres ou Madrid en termes de commerces ouverts le dimanche (APUR, 2010b). La différence réside dans le fait qu’à Paris, ce sont pour l’essentiel les petits commerces qui sont ouverts et les pressions viennent surtout des grandes enseignes, des grands magasins et des centres commerciaux. La création de 28 PUCE (Périmètre d’Usage de Consommation Exceptionnelle) en Ile-de-France entre 2009 et 2011 a ainsi permis de légaliser des situations irrégulières, comme celle du centre commercial Usines Center à Vélizy dans les Yvelines, de Thiais Village dans le Val-de-Marne, ou de la zone des Chanteraines à Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine [7].
Depuis les années 1980, les débats sur la journée du dimanche se focalisent sur la question du commerce. Celle de l’offre de services publics, elle, passe beaucoup plus inaperçue dans le débat public. Pourtant, certaines mutations sont en cours et créent des tensions. Ainsi, si la mairie de Paris se positionne contre la marchandisation du dimanche, elle se montre plutôt favorable à une extension des services publics, en particulier des services culturels et sportifs.
Traditionnellement, des lieux culturels ou de loisirs sont ouverts le dimanche dans les villes françaises, tels les musées ou les théâtres. Cela semble aller de soi : le dimanche, libéré des contraintes du travail, est la journée du temps libre par excellence. Dimanche et loisirs sont indissociables, ils se rapportent d’abord au temps libre, libéré des contraintes du travail, et expriment une rupture avec la vie quotidienne. Mais, étonnamment, d’autres équipements culturels ou sportifs sont fermés le dimanche. C’est souvent le cas des piscines, par exemple. De façon plus radicale, les bibliothèques, elles, sont presque toutes fermées, alors qu’elles représentent l’équipement culturel le plus répandu [8]. En Ile-de-France, seules 29 bibliothèques municipales (BM) ouvrent ce jour-là (sur 956) (Plein sens, 2011). Et quasiment toutes ouvrent uniquement le matin ou l’après-midi. Face à cette situation, des municipalités révisent les périodes d’ouverture de leurs BM [9]. C’est le cas de Paris qui a ouvert 3 bibliothèques le dimanche entre 2008 et 2010 (elle n’en offrait aucune auparavant) [10], et il y en aura probablement plus dans les prochaines années [11]. Nombreux sont ceux qui saluent l’initiative : d’une part, parce que les Bibliothèques municipales sont des lieux de culture, de loisir, de formation, gratuits et de proximité et, d’autre part, parce que le public du dimanche diffère de celui des autres jours. Mais ces ouvertures sont aussi le résultat de longues et difficiles négociations avec les personnels. Des équilibres restent à trouver pour assurer le principe de continuité du service public en vue de tenir compte de la diversité des populations et des contraintes temporelles.
Les dynamiques dominicales et nocturnes précédemment décrites sont, selon nous, le reflet du jeu social dans lequel le primaire tend à absorber le secondaire. La mise en continuité des grands rythmes traditionnels est relative non seulement à l’intensification de l’activité durant les périodes habituellement creuses, enregistrant une baisse de régime, mais elle se rapporte aussi à un changement des qualités attribuées à certains moments. Ainsi, la nuit urbaine se « diurnise » et le dimanche se voit attribuer certaines propriétés que possèdent les autres jours de la semaine. La mise en continuité n’est donc pas un phénomène purement quantitatif s’exprimant par une intensification générale de l’activité : le paysage nocturne et dominical de l’offre en commerces et services urbains se transforme de façon significative et ressemble de plus en plus à celui des autres temps urbains.
Or, la nuit et le dimanche sont porteurs de sens car ils expriment d’abord une rupture avec le quotidien. Le dimanche, journée en creux, rompt la continuité de la semaine et la rythme. Marqué par l’absence relative de certaines contraintes sociales, notamment vis-à-vis du travail, il permet une réorganisation du jeu social. Mais il ne peut prendre sens que dans une société dans laquelle prédomine le rythme du travail et s’il permet à l’homme d’échapper au labeur quotidien.
L’alternance jour/nuit, quant à elle, constitue le rythme de base de l’être humain, tant au niveau physiologique que social. Elle sert de base à une dialectique entre agitation et calme, action et repos, inquiétude et quiétude, tension et détente. La nuit est une halte, le moment de la relâche, en attente d’une nouvelle promesse du jour. La nuit urbaine a fait l’objet de nombreuses recherches (Sansot, 1971 ; Cauquelin, 1977 ; Murray, 1978 ; Espinasse et Buhagiar, 2004 ; Gwiazdzinski, 2005) montrant combien cette période obscure est stimulante pour l’imagination, permet un autre vécu sensoriel et corporel, offre une sensation de liberté, révèle certains aspects de notre personnalité, donne la possibilité de rapports différents à autrui et redéfinit notre présence au monde.
Mettre en continuité les grands rythmes traditionnels contribue à renforcer et à étendre les contraintes et les modes de fonctionnement spécifiques du jour et de la semaine, réduisant les possibilités de s’en défaire.
3- Injustices temporelles, injustices sociales, injustices spatiales
Le processus de néolibéralisation,, en banalisant le dimanche et la nuit, crée des inégalités et des injustices sociales. Pour la majorité des actifs, travailler le dimanche ou la nuit est assimilé à une contrainte et ceux qui travaillent durant ces périodes en sont généralement peu satisfaits (Fondation pour l’innovation politique, 2009 ; Gazave et Enel, 2006). Le décalage temporel par rapport aux autres a des implications directes sur l’organisation de la vie quotidienne et sur la relation à autrui. Parmi les travailleurs de nuit, ceux qui œuvrent en « trois huit » émettent le plus de réticences. La vie de famille constitue l’un des premiers arguments de l’arrêt du travail. Les incompatibilités viennent surtout de l’absence de disponibilité de la personne chez elle, du bruit extérieur, de difficultés de couple, de difficultés de garde d’enfants, encore plus dans le cadre des familles monoparentales. Par ailleurs, le travail nocturne perturbe les rythmes biologiques traditionnellement fondés sur une alternance jour-nuit et pose des questions de santé publique. Le risque de cancer du sein augmente ainsi de façon notoire chez les femmes travaillant la nuit (Ménegaux et. al., 2012).
Face à la désynchronisation des rythmes sociaux, l’adaptation des horaires et jours d’ouverture des commerces aux modes de vie des populations est souvent montrée comme un impératif dans les débats politiques et sociaux. Mais on peut se demander à qui s’adresse la ville en continu. Des études ont mis en évidence que la majorité des Français considère les temps du commerce bien adaptés, contrairement à ceux des services publics et administrations (CREDOC, 2008). Moins d’un tiers affirme manquer de temps pour ses achats et une faible majorité est favorable à l’ouverture des établissements le dimanche. L’ensemble de ces résultats relativise les discours dénonçant l’inadaptation de l’amplitude horaire des magasins. L’élargissement des heures d’accès aux magasins le soir et le week-end est surtout souhaité par une minorité, un profil de clientèle spécifique : les cadres et les jeunes de moins de 35 ans et encore plus ceux de moins de 24 ans.
Si cela reste peu souligné et étudié, certaines injustices se manifestent spatialement et peuvent alimenter les réflexions géographiques. Les changements de rythmes de vie prennent corps dans l’espace et modifient la géographie des territoires. De nouvelles injustices spatiales se créent, en particulier dans les villes. Il s’agit ici d’appréhender la justice sociale sous une perspective spatiale, en tenant compte du rôle majeur joué par les pouvoirs publics, l’espace – tout comme le temps – étant politique (Lefebvre, 1974). Pour Alain Reynaud (Reynaud, 1981), la puissance publique se doit de jouer un rôle redistributeur pour qu’il y ait justice. Face aux évolutions spontanées, elle peut adopter trois positions principales :
- accompagner, ou aménager de façon passive. Les politiques publiques s’adaptent aux évolutions en cours sans s’interroger sur leur bien fondé ;
- accélérer les tendances spontanées. Les pouvoirs publics favorisent les classes socio-spatiales les plus dynamiques, au détriment des autres, ce qui renforce les contrastes ;
- inverser des tendances spontanées ou aménager de façon volontaire. Les pouvoirs vont à l’encontre du laisser-faire et des intérêts particuliers au profit des intérêts collectifs.
Le processus de mise en continuité de l’urbain, né des mouvements néolibéraux, produit, selon nous, deux types majeurs d’injustices spatiales dans les villes.
Le premier type d’injustice spatiale est lié à la dérégulation progressive du temps de travail salarié. Il peut être directement créé par des politiques explicites de traitement inégal des salariés selon un critère spatial. Il se manifeste, en particulier, sous la forme de l’exploitation repérée par David Harvey (1992) qui reprend les analyses sociologiques de Marion Young (1990). Engendrée par le système capitaliste, l’exploitation repose sur l’oppression de certaines classes sociales. Or, on constate que la banalisation de certains temps creux passe par un traitement inégal des salaires. Le dimanche, les salaires et le temps de travail sont traités selon les corps de métier mais aussi selon le lieu de travail. La loi de 1906 prévoit des compensations en termes de majoration des salaires et d’aménagement du temps de travail pour ceux qui travaillent le dimanche. Cependant, depuis la loi dite Maillé de 2009, les contreparties au travail dominical ne sont plus obligatoires dans les zones touristiques et les salariés travaillant dans ces zones ne peuvent plus, désormais, refuser de travailler le dimanche, à la différence des autres. On assiste donc à une inégalité dans la distribution des revenus du travail selon les espaces, doublée d’une exclusion des processus de prise de décision dans certaines zones ciblées. Plus généralement, la banalisation du travail nocturne et dominical dans les différents secteurs laisse craindre le risque d’une diminution, voire d’une disparition des compensations, et un durcissement des obligations.
Par ailleurs, les dérégulations risquent non seulement de désavantager les salariés mais ont aussi tendance à accroître certaines inégalités, en avantageant certains commerces au détriment d’autres. Si aucune étude économique empirique ne semble avoir été menée sur les villes françaises, des recherches appliquées à d’autres pays ont montré que l’extension des plages d’ouverture des commerces a des conséquences sur l’accessibilité spatio-temporelle des commerces, le prix des produits, la compétitivité des établissements, leur localisation et leur format. Les dérégulations transforment les rythmes de consommation et entraînent des disparités territoriales. En Allemagne, presque tous les hypermarchés et grands magasins ont prolongé leurs horaires d’ouverture entre 1996 (année de la dérégulation) et 1998. À l’inverse, nombreux sont les petits commerces individuels qui ont gardé leurs horaires habituels faute de pouvoir supporter la charge d’un salarié supplémentaire (Kosfeld, 2002). Les dérégulations bénéficient surtout à la grande distribution qui en profite pour augmenter ses prix (Tanguay et al., 1995). De plus, l’élargissement des plages d’ouverture n’est pas rentable pour les commerces qui ne jouissent pas d’une attractivité suffisante pour compenser les frais liés (emploi de salariés en particulier). La localisation du magasin constitue une variable importante : il faut un environnement attractif et des effets de publicité pour attirer suffisamment de clients durant les horaires atypiques, ce qui est surtout le cas des commerces de centre-ville et des zones périphériques qui possèdent une densité et une diversité commerciale conséquentes (Kosfeld, 2002). On observe ainsi des disparités géographiques remarquables et des effets d’entraînement. Des effets s’observent aussi à proximité des zones où l’ouverture dominicale est autorisée. À Paris, la présence de la zone touristique de la rue des Francs Bourgeois (IVe arrondissement) incite certaines boutiques situées à proximité à ouvrir le dimanche, même illégalement. On peut même remarquer des agrégations formant de véritables polarités. C’est le cas, par exemple, du centre commercial Bercy Village, dans le XIIIe arrondissement, qui regroupe commerces alimentaires, boutiques de vêtements, magasins de loisirs qui ouvrent de façon illégale 7 jours sur 7, jusqu’à 21h/22h. À une autre échelle, autour des petites épiceries aux ouvertures tardives se forment parfois des micro-centralités aux temporalités spécifiques. En outre, certains commerces ouvrent leurs portes à des moments peu rentables pour des effets d’image ou afin de casser la situation de monopole que leurs concurrents auraient alors (le gestionnaire de la place Ville Marie à Montréal impose ainsi à ses boutiques et lieux de restauration d’ouvrir le dimanche, bien que cela ne soit pas forcément rentable pour eux).
Le deuxième type d’injustice spatiale est lié à un manque de régulation spatiale global et affirmé face aux mutations temporelles de ces dernières décennies (Mallet, 2013).
D’une part, les pouvoirs publics actuels restent incapables de proposer des solutions efficaces pour résoudre les conflits temporels. Les conflits temporels peuvent être définis comme des tensions générées par des usages simultanés et antagonistes d’un espace. La mise en continuité des temps urbains est fortement propice au développement de ces conflits. Ils sont directement issus de l’intensification de la polychromie urbaine, qui se rapporte à la diversité des rythmes des espaces urbains et à leur faculté d’engendrer des usages pluriels en un même moment. La nuit constitue un moment conflictuel particulier et le sera certainement encore plus dans les années à venir face au développement du travail de nuit, à la diversification des loisirs durant cette période et à la diffusion géographique des activités nocturnes dans l’ensemble de l’espace urbain. Or, « la ville qui travaille, la ville qui dort et la ville qui s’amuse ne font pas toujours bon ménage » (Gwiazdzinski, 2005, p.132). L’injustice est ressentie par les différents types de populations, qui ont toutes l’impression de devoir subir les autres. Porter l’attention aux conflits temporels semble aujourd’hui nécessaire à la constitution de villes apaisées et à la bonne cohabitation entre citadins. Certaines actions sont mises en place pour apaiser les tensions, comme la rédaction de « chartes locales des usages » ou des « chartes de la vie nocturne » afin de renouer le dialogue entre les différentes parties prenantes. Outils de conciliation, elles visent à réguler la cohabitation entre les résidents, usagers, commerçants, etc. Elles impliquent l’instauration d’un débat public, des engagements de part et d’autre, des bilans réguliers (en général, une fois par an). Des chartes ont été signées dans de nombreuses villes françaises (à Paris, Lyon, Lille, Reims, etc.). Mais ces documents incitatifs, à caractère non réglementaire, visent à apaiser des tensions déjà existantes et aujourd’hui encore, il n’existe aucune gestion temporelle globale des villes.
D’autre part, la justice spatiale suppose une égalité d’accès des citoyens à des ressources urbaines. Cette égalité est souvent présentée en géographie comme dépendante de la distance entre un équipement et des utilisateurs (Reynaud, 1981), mais elle dépend aussi de l’accessibilité temporelle de l’équipement. Or, les services urbains sont restreints durant les temps secondaires. La nuit, le dimanche, transports en communs ou crèches, par exemple, sont peu présents, voire inexistants. Des mesures sont toutefois prises pour accompagner la tendance en cours d’intensification de certains temps : il s’agit de prévoir les équipements collectifs rendus nécessaires par l’augmentation des populations vivant en horaires décalés (mise en place ou renforcement des réseaux de transports en commun la nuit, par exemple). L’idée d’un droit au temps s’affirme progressivement. Revendiqué dès les années 1980 en Italie, il a donné lieu à la naissance de « politiques temporelles » et à leur structure de coordination, les « Bureaux des Temps », qui se sont diffusés dans plusieurs pays européens (en particulier en France et en Allemagne). En 2010, le Conseil de l’Europe affirme le « droit au temps » comme un droit fondamental pour les citoyens, confortant les actions des politiques temporelles et invitant les États membres à soutenir la création de celles-ci par les collectivités locales. Leur objectif principal est d’agir sur les difficultés croissantes des gens à gérer leurs emplois du temps quotidiens. Ceux qui vivent en horaires « décalés » par rapport à la norme, par choix ou par obligation, ne doivent pas être interdits pour autant de pratiquer certaines activités, ni être privés de services urbains. Ces actions constituent une reconnaissance politique de la multiplicité des temps sociaux. Elles sont le reflet d’une prise en compte de la diversité des rythmes quotidiens, s’attachant en particulier aux difficultés de synchronisation de certaines populations aux rythmes sociaux dominants et aux évolutions temporelles des rythmes majeurs comme des rythmes mineurs.
Mais la reconnaissance de la diversité des rythmes sociaux passe aussi par celle des différents territoires temporels, rejoignant l’idée selon laquelle la justice spatiale repose sur une reconnaissance de l’hétérogénéité de l’espace. Or, la qualification temporelle des espaces est rarement intégrée dans les projets urbains et les documents de la planification urbaine. Il serait pourtant utile que les urbanistes étudient la qualification des lieux selon les horaires d’ouverture de leurs services, leur fréquentation et s’interrogent sur la cohésion de leurs rythmes. Ces éléments participent à l’accessibilité des lieux et à leur hospitalité, tout autant que leur localisation et les moyens de transport permettant d’y accéder. Penser en ce sens pourrait amener à une meilleure conciliation des diverses activités. Des mesures contraignantes pourraient empêcher l’installation d’activités à certains endroits et les « centralités temporelles » pourraient être identifiées et affirmées (Ascher, 1997). Comme l’explique François Ascher, « l’existence d’une zone urbaine capable d’apporter aux citadins vingt-quatre heures sur vingt-quatre la quasi-totalité des produits et services urbains semble cohérente avec une certaine tradition de centralité dans les villes européennes, et maîtrisable par les pouvoirs publics qui peuvent également plus aisément aider à y accéder les catégories sociales défavorisées, le chrono-urbanisme ». L’existence d’une telle centralité permettrait de répondre aux usages de plus en plus diversifiés du temps.
Conclusion
Les pressions des politiques néolibérales, considérant la gestion actuelle du dimanche et de la nuit comme trop peu rentable ou non concurrentielle, modifient les temps urbains. La question des bénéficiaires de la ville en continu se pose : à qui cette ville s’adresse-t-elle ? Elle profite à certains types de populations, à certains commerces au détriment d’autres. Elle provoque une montée des conflits, une augmentation des inégalités et des risques d’accroissement des divisions socio-spatiales.
Cependant, on ne peut que noter l’absence de politiques fortes, clairement identifiées et explicites, porteuses de projet urbain global. Les injustices spatiales s’intensifient, à cause de la dérégulation progressive du temps de travail salarié et d’un manque de gestion spatiale face aux transformations temporelles spontanées. Cette situation montre que la justice sociale, dans un contexte d’accélération du temps, ne peut être étudiée sans prise en compte de l’espace et du temps. La dimension temporelle de la société et de l’espace mériterait une plus grande attention de la part des chercheurs et des pouvoirs publics. Tout comme l’espace, le temps est un produit social et le milieu temporel influence la société. Les réflexions géographiques, urbanistiques, et sociologiques gagneraient à être temporalisées, puisque l’inscription géographique de l’homme et de la société se réalise non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps.
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