Ce texte a déjà paru dans J. Lageira & G. Lamarche-Vadel (dir.), Appropriations créatives et critiques, Sesto San Giovanni, Mimesis, 2018, pp. 137-161. Nous remercions Luc Gwiazdzinski de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
il ne faut qu’une goutte alors, pour faire déborder la coupe du dégoût.
Sainte Beuve
« Sans lumière, pas de ville la nuit mais trop de lumière tue la nuit ». Cette sage pensée issue d’une longue réflexion sur la colonisation des milieux nocturnes par les activités humaines [1] nous a conduits à une approche critique plus large des « appropriations » [2] à travers le prisme de la ville et de la société en continu. La proposition explore les dynamiques privées et publiques, individuelles et collectives à l’œuvre dans des processus d’appropriation comme la « ville événementielle » [3], le « marketing territorial » [4], les « technologies de l’information et de la communication », les « mobilisations » ou le « capitalisme artiste » [5]. Elle pointe les limites, les « paradoxes » [6] et les risques. Elle met en exergue le rôle des lacunes, des friches, de la vacance, des temps d’arrêt, des zones d’ombre ou « sombrières » [7] et des silences [8] dans une société où les individus sont soumis au « 24/7 » [9], à « l’accélération » [10] et à l’optimisation des espaces et des temps au risque du « toujours plus » [11], de la saturation voire du dégoût. Quid de l’ennui, du mystère [12] et des opacités ? Quelle place pour le temps de l’imagination et pour les imaginaires [13] dans une société du « juste à temps » qui s’agite et s’occupe en continu ? Enfin, elle identifie les figures et agencement émergents et propose un changement de regard sur la ville et la fabrique métropolitaine.
La réflexion s’inscrit naturellement dans une approche chronotopique de la ville tri-diastatique [14] - du grec tri signifiant trois et diastatique qui a des dimensions - où la chronotopie est définie comme « modèle descriptif d’une possible articulation de l’espace et du temps habités » [15] et la ville comme « lieu de maximisation des interactions » [16]. Elle intègre la rythmanalyse [17] qui doit notamment permettre de découvrir les arythmies, signes de dysfonctionnements. Elle oblige à prendre en compte le temps, « signification que les collectivités humaines ont donné au changement, son organisation pour atteindre des objectifs et des valeurs » [18], dimension oubliée de la ville, insuffisamment considérée dans la fabrique et la gestion de nos territoires. Elle renvoie également à l’« habiter » [19] un « mode de connaissance du monde et un type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace ». Elle s’intéresse à nos modes de vie « reflets des aspirations des personnes et des contraintes de la vie quotidienne » [20] et à nos « modes d’existence » [21], dans les espaces publics de nos villes et les « quotidiens urbains » [22]. Elle s’appuie notamment sur des recherches et des observations menées depuis une vingtaine d’années en Europe sur les temporalités, les rythmes urbains et les espaces publics.
L’hypothèse est celle d’une appropriation de plus en plus importante des espaces publics et des temps libres par l’économie de marché, les politiques publiques, le discours urbanistique, les usagers temporaires et les citoyens pouvant aboutir à la « saturation », prise au sens général du terme [23] : « être saturé » ; « Être rempli, imprégné à l’excès (de quelque chose) ; « Être encombré de quelque chose au point de ne pouvoir l’absorber » ; « Être rassasié de ce dont on a eu en abondance ou écœuré par ce qu’on a dû subir de façon excessive » ; « En parlant d’un enregistrement, recevoir un signal électrique d’un niveau tel que toute augmentation à partir de ce niveau entraînerait de sévères distorsions » (électro-accoustique) ; « En parlant des couleurs spectrales, correspondre à une pureté égale à l’unité » (optique) ; « Se dit d’une solution dans laquelle il est impossible, à température fixée, d’augmenter la concentration de soluté » (thermodynamique). La réflexion dépasse naturellement ici la seule question de l’encombrement spatial de l’espace public ou de la voierie par les visiteurs ou par les véhicules pour englober les discours, représentations, modes et nouvelles tendances de la fabrique métropolitaine et de l’habiter urbain.
1. Appropriations à l’œuvre
En ce sens ou plutôt en ces sens, la clé d’entrée de « l’appropriation » [24] des espaces publics et des temps de la ville est intéressante pour penser la ville, les modes de vie et l’organisation des mondes contemporains [25]. Le remplissage des espaces et des temps, l’arythmie et la saturation possible aux limites de l’écoeurement, sont d’autres manières d’aborder les mutations en cours, l’aménagement de nos villes et l’urbanisme et de repenser notre rapport à la consommation et aux usages.
Colonisation des temps et des espaces
Le marché est parti à la conquête des espaces non construits et des temps d’arrêt restés jusque là hors de la sphère économique. La mondialisation est également un phénomène temporel avec ses synchronisations. En ce sens, nous avons déjà montré la montée en puissance de la figure de la « ville en continu » [26] de l’économie et des réseaux 24h/24 et 7j/7 et mis en évidence le phénomène de « colonisation » des temps d’arrêt comme la nuit, les vacances, le dimanche, le repas ou la sieste [27]. A mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie urbaine, les rythmes des métropoles peuplées, animées et visitées tendent de plus en plus à se caler sur le fonctionnement continu et international de l’économie et des réseaux 24h/24 et 7j/7 [28]. Il y a de moins en moins de pauses dans cette course permanente. Dans les métropoles, les phénomènes de pointe s’étalent et les périodes de creux s’atténuent. La tendance est celle d’un trafic tous azimuts, toutes directions, tous motifs et toute la journée. L’activité urbaine se prolonge plus tard en soirée et 16 % des actifs travaillent désormais la nuit [29] soit un million de salariés de plus qu’il y a une dizaine d’années. L’économie nocturne se développe. Le week-end autrefois période creuse devient un moment d’hyperactivité, en particulier le samedi après-midi. Depuis le début des années 1990, le travail du samedi du soir et du dimanche ont connu de fortes croissances [30]. Presque la moitié des salariés travaille le samedi, le tiers en soirée et plus du quart le dimanche soit 6,4 millions de personnes. Dans toute l’Europe, les pressions sont fortes pour banaliser le dimanche. Même les grandes vacances sont concernées. En été, seule la période du 15 juillet au 15 août résiste encore à l’emballement. Dans les villes touristiques, la moindre activité des habitants partis ailleurs est compensée par la montée du tourisme urbain. La figure de « la ville en continu 24h/24 et 7j/7 » n’est pas loin pour le meilleur et pour le pire.
Le temps est devenu objet de consommation et marchandise aboutissant à l’émergence d’une forme de « présentisme » [31]. Les risques du « 24/7 » [32], de la « diurnisation » [33] et de la « nocturnalisation » [34] sur les organisations et la santé ont été identifiés. D’autres ont décrit le phénomène parallèle « d’accélération sociale » [35] comme « expérience majeure de la modernité » et proposé de penser ensemble l’accélération technique, l’accélération du changement social et celle du rythme de vie, qui se manifeste par une expérience de stress et le manque de temps avec des risques de dissolution des attentes et des identités, un sentiment d’impuissance, et une « détemporalisation » de l’histoire et de la vie. D’autres encore ont parlé « d’urgence généralisée » : « en utilisant l’instantanéité induite par les nouvelles technologies, la logique du Marché, avec ses exigences, a donc imposé sa temporalité propre, conduisant à l’avènement d’une urgence généralisée » [36].
Marketing territorial et sensoriel
Les évolutions techniques et économiques se conjuguent, s’hybrident avec d’autres stratégies portées par les politiques publiques dans une logique de développement, de marketing urbain ou territorial [37] et d’animation qui contribue notamment à ces appropriations des espaces publics dans une triple acceptation de « lieu symbolique où se forme l’opinion publique », d’« espaces physiques » de l’urbaniste [38] et de « lieux du faire » [39] dans le sens de « fabriquer ensemble ». On emprunte au « marketing sensoriel » [40] - facette du « marketing expérientiel » [41] - qui cherche à utiliser les sens du consommateur (marketing olfactif, sonore, tactile, visuel et gustatif) et à fabriquer une ambiance, un climat qui entraine une « implication émotionnelle » [42] afin de provoquer des réactions affectives, cognitives ou comportementales favorables à l’achat d’un produit, d’un service, d’une marque voire d’un territoire. Alors que le centre ville « franchisé » [43] se transforme en centre commercial à ciel ouvert rassurant, le centre commercial prend des airs de centre-ville auquel il emprunte les codes ou le décor : faux trottoirs, bancs, fontaines, fausses odeurs, faux chants d’oiseaux et palmiers en plastique. La « guerre du faux » prophétisée par Umberto Eco [44] passe par la colonisation des dimensions spatiales, visuelles, sonores, olfactives et du toucher ou plutôt des perceptions à travers le corps [45].
Hommages et mobilisations
« L’antepathie », cet amour contemporain pour le vieux, l’ancien et hier n’a pas débuté avec les « lieux de mémoire » de P. Nora [46], ces topoïs de la mémoire collective. Nos calendriers et les espaces publics de nos villes se remplissent. Outre les fêtes habituelles, des journées Nationales Commémoratives (JNC) ont été instituées sur décision de l’Etat en souvenir d’un événement et en hommage à des victimes ou des acteurs de cet événement. Au nombre de dix aujourd’hui, elles sont organisées, chaque année, sur l’ensemble du territoire : de « La journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc », le 19 mars à « La journée nationale d’hommage aux morts de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie », le 5 décembre en passant par « La fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme », le 2e dimanche de mai. Nos calendriers se noircissent d’autres dates de mobilisations à d’autres échelles. On compte désormais 393 journées mondiales dans une année qui n’a que 352 jours [47]. A cette mobilisation mondiale et nationale s’ajoutent les calendriers d’événements locaux en compétition ou en articulation avec les autres échelles.
2. Contexte favorable et discours d’accompagnement
Ces évolutions se déploient dans un contexte idéologique et technique favorable. La « société de la transparence » [48] avec son exposition permanente participe à cette saturation des espaces et des temps. Dans ces logiques de marketing et de bien-être les stratégies de déploiement d’une « ville du dehors » [49] comme argument publicitaire contribue également à l’occupation de l’espace public et à sa saturation.
Design des politiques publiques
Le design « partie du processus comprise entre la problématique et les résultats » [50] fait partie de ce mouvement de fond avec des valeurs et des projets qui surgissent désormais de mille façons, portés par des acteurs multiples, dans divers lieux. Le design des politiques publiques [51] qui intervient plutôt sur des objets organisationnels et urbanistiques ciblés dans des actions à court terme et non sur de grands espaces et sur des démarches à long terme, contribue au comblement des délaissés, des dents creuses, à la redynamisation de pôles mais également à la parcellisation des interventions.
Faire soi-même
Les figures de « L’innovation ordinaire » [52] et de l’« ingéniosité quotidienne » laissent une grande place à « l’amateur » [53] et au « bricoleur », celui qui « s’arrange » avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble « à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus » [54] à son niveau et localement. Les « makers » [55], le « do it youself » [56]participent de ce mouvement de décentralisation, de montée des pouvoirs locaux et d’empowerment, cette « pratique émancipatrice » [57], octroi de pouvoir supplémentaire aux individus ou aux groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques qu’ils subissent. Dans cette société complexe, les alliances et les collaborations se multiplient : co-conception, co-construction, co-développement, co-habitation, co-voiturage. Partout on loue l’échange et à la coopération entre les parties prenantes, loin des frontières institutionnelles. Des méthodes, objets, pratiques et identités nouvelles émergent. De nouvelles solutions s’élaborent qui font appel au bricolage, aux « ruses » [58], aux détournements et permettent à chacun de se soustraire en silence à la conformation. On redécouvre la riche « expertise quotidienne » qui peut exister chez chaque individu, détenteur de savoirs et de compétences distincts de l’expertise des élites [59].
Attraction pour la vie quotidienne
Partout on encense la « vie quotidienne » [60] et on met en avant une approche sensible et humaine dans une logique « d’innovation ascendante » ou « d’innovation par les usages » [61], un processus qui valorise la place et le pouvoir des usagers dans le couple qu’ils forment avec les concepteurs des centres de recherche et les acteurs de la fabrique territoriale : élus, urbanistes, aménageurs, usagers et citoyens. Dans ce cadre, les mécanismes de co-construction de la connaissance qui émergent entre recherche et acteurs locaux dans une logique de « plateforme d’innovation ouverte », de « clusters » dans le sens défini par Michaël Porter [62]ou d’ « écosystème », sont centraux.
Ville événementielle
La volonté d’exister des territoires passe également par l’avènement d’une « ville événementielle » [63] dans des logiques de marketing, de tourisme, d’animation et d’attractivité participe de la figure de la ville en continu 24h/24 et 7j/7 et « nous poussent à dévorer le monde en ayant l’illusion de l’habiter » [64]. Elle contribue à noircir les agendas métropolitains par des « événements » réguliers qui par définition n’en sont plus (Nuit blanche, Fête des voisins, Fête de la lumière). Chaque métropole a besoin de rassembler les siens, de faire communauté et territoire et de se signaler au monde par l’organisation d’un événement culturel et attractif à l’échelle internationale. Ces grands événements comme les jeux olympiques ou la coupe du monde de football font assurément partie du processus « d’esthétisation du monde » que Walter Benjamin avait pressenti [65] : un processus qui rend esthétique ce qui n’a pas vocation à l’être. Les modes de l’esthétique dominante imposée par la mondialisation, la théâtralisation, du spectaculaire et du kitsch s’appliquent désormais aux territoires. Des politiques publiques se déclinent pour chaque temps de la ville, chaque « hypersaison » : été, automne, hiver, printemps mais aussi soirée, midi-deux, nuit ou dimanche [66] et des animations envahissent l’espace public de nos métropoles.
Métamorphose géo-artistique
Ces événements permettent des transformations artistiques éphémères des espaces et des temps et une métamorphose de la ville. Les artistes convoqués inventent, jouent, perturbent, voire éduquent un public mouvant, dans les creux, les plis et les interstices de la ville et de la mémoire. Leurs performances et interventions multi-scalaires s’invitent dans les complexités métropolitaines fractales. Au centre comme sur les marges, ils investissent les entre-temps et ce qu’on appelle souvent improprement « non-lieux » [67]. Entre lecture et écriture des territoires contemporains, ces approches hybrides associant art et espace, technique et sens, création artistique et production urbaine transforment l’espace public en donnant naissance à de nouvelles territorialités artistiques temporaires, des « artetopes » [68]. L’événement tisse des liens où il n’y en avait pas, il enchante le quotidien, transfigure le réel et humanise l’espace public et la ville pour un temps limité sans la blesser grâce à des dispositifs légers. Ils participent de la « ville foraine » [69], une « ville expérientielle », entre enchantement des sens et arnaque consentie qui nous capture dans un présent émotionnel. Ils sculptent de nouveaux rythmes, inventent de nouveaux lieux, remplissent les blancs, transforment les espaces et les temps des territoires. L’événement tisse des liens où il n’y en avait pas, invente des collectifs là où régnait l’anonymat et dessine les contours d’une « géographie situationnelle ». Les « géo-artistes » [70] qui ont la ville et l’espace public comme support et comme scène, construisent des « situations », créent des spatialités et territorialités artistiques, organisent des agencements et « zones autonomes temporaires » [71]. Ils travaillent le plus souvent dans des collectifs pluridisciplinaires et développent des expérimentations in situ. Avec ces protocoles, dispositifs, événements, interventions artistiques, ils créent des décalages qui perturbent ou incitent à changer de regard ou d’usage et forment des « communautés d’expérience » [72]. Leurs œuvres ludiques et parfois festives qui jouent souvent sur le décalage et l’émotion et valorisent les sens, contribuent à la saturation de l’espace public.
Mode de l’immersion in vivo et in situ
Leurs protocoles d’immersions et de parcours rejoignent une mode actuelle de l’expérience corporelle et de l’immersion sur le terrain dans les sciences sociales, le journalisme ou la politique. Leurs pratiques croisent d’autres démarches et tendances émergentes qui mélangent partage, pratiques collaboratives et participation [73] entre esthétisation de l’ordinaire et des quotidiens urbains et enchantement extra-ordinaire. Dans tous les domaines, dans tous les secteurs, on voit émerger des acteurs, des individus qui, au cœur ou en marge de leurs institutions, prennent des postures ou développent des initiatives différentes où l’événement, le faire et l’éprouver ensemble, le ludique et l’expérimentation in situ sont centraux. C’est le cas de collectifs d’architectes, d’urbanistes ou paysagistes qui suivent des voies parallèles. Dans cette nébuleuse qui investit et recompose l’espace public, on retrouve également les acteurs des nouvelles pratiques sportives comme le Parkour ou « art du déplacement », les explorateurs urbains, les amateurs de flash mob, mais également des chorégraphes, des marcheurs, soit autant de « marginaux sécants », souvent militants, qui savent prendre les habits de circonstance.
Injonction au durable
On constate également une stratégie de densification et d’appropriation des espaces et des temps dans une logique d’injonction à la transition écologique et énergétique et au développement durable « qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Le discours de la « ville sur la ville » [74] contribue à imaginer combler chaque trou et chaque interstice de la ville de manière à gagner de l’espace, ou plutôt à ne pas en gaspiller.
Injonction à l’innovation et à la créativité
Dans le même état d’esprit et après avoir noirci les calendriers festifs et événementiels, les acteurs publics en appellent à la créativité des différents acteurs pour une exploitation de la « ville tri-diastatique » [75], des espaces et des temps des métropoles. C’est le cas de Paris avec son appel à projets « Réinventer Paris 2 » sur les « Dessous de Paris » qui « donne à voir un monde insoupçonné, celui de la ville souterraine, en offrant à la créativité des équipes des espaces méconnus, insolites et remarquables » [76]. Le premier appel aurait déjà permis « de renouveler notre manière de fabriquer la Ville par la mobilisation extraordinaire d’équipes pluridisciplinaires et la mise en valeur des usages » [77]. Chacune d’elles est invitée à donner libre cours à une imagination qui doit être architecturale mais aussi économique, culturelle, sociale – afin de relever, de la manière la plus concrète qui soit, les grands défis auxquels sont confrontées les métropoles, comme l’innovation, la transition écologique ou la ville bienveillante et inclusive ». Après Richard Florida [78], même les mobilités sont désormais créatives [79].
Injonction à l’intelligence
Au constat du « monde en réseau » [80] et à la critique de la « cité par projet » [81] il faut ajouter la figure omniprésente de la Smart City. « Ces espaces urbains qui utilisent les données issues de capteurs ainsi que les nouvelles technologies, pour mieux consommer leurs ressources, faire des économies d’énergie, répondre plus efficacement à nos besoins, renforcer la sécurité et mieux gérer leur territoire à court terme. » [82] contribuent à cette occupation et mobilisation permanente. La connexion permanente s’est installée jusque dans les transports pour le voyageur hypermoderne [83]. L’informatique ubiquitaire permet de penser la « mobiquité » [84], c’est-à-dire la capacité de l’individu à être à la fois en mouvement et en relation avec d’autres individus dans d’autres espaces grâce aux TIC à « l’Everyware » ou « informatique omniprésente ou ambiante » - néologisme issu de la contraction de « everyrwhere » et hardsoftware ».
Mise en tourisme
L’exploitation, la mise en ressource de tous les espaces et les temps de nos métropoles par le tourisme avec notamment le déploiement d’un « tourisme hors de sentiers battus » [85] ou alternatif, un tourisme aux confins [86] est un autre moteur d’appropriation et de saturation. L’activité touristique en forte hausse - passant de 0.85 milliard d’arrivées internationales à 1.2 milliard en 10 ans - [87] se déploie particulièrement dans les villes. Le tourisme est entré en mutation et les acteurs du secteur nous proposent de les explorer dans tous les sens et par tous les moyens à pied, à cheval ou en voiture pour changer de regard. On met en tourisme chaque espace et chaque temps, on exploite la « ressource territoriale » - « moyens dont dispose un individu ou un groupe pour mener à bien une action, pour créer de la richesse » [88] - et on s’approprie les espaces et les temps intra muros et hors les murs, au centre et en périphérie, de jour comme de nuit, en été comme en hiver. Chaque espace et chaque moment est exploité, la moindre parcelle d’authentique et d’insolite est transformée en ressource. Des pratiques alternatives précèdent ces appropriations touristiques comme l’urbex ou l’exploration urbaine, cette activité longtemps clandestine consistant à visiter des lieux, abandonnés ou non, et en général interdits d’accès, ou tout du moins difficiles d’accès [89]. Des pratiques artistiques précèdent cette découverte des « vrai gens » à l’image de Raymond Depardon avec ses expositions ou ses films comme « les habitants » (2016), Yann Arthus Bertrand notamment avec son film « Human » (2015) - Composée d’images aériennes et de témoignages face caméra - voire du film « Visages Villages » (2017) réalisé par Agnès Varda et JR qui présentent un voyage poétique en France en quête de rencontres authentiques.
3. Des formes et figures nouvelles du régime événementiel
Ces appropriations qui mènent à une saturation des espaces et des temps contribuent à l’émergence d’autres figures et formes spatio-temporelles.
Néo-situationnisme
Alors que nos sociétés sont inscrites dans la mondialisation et que l’articulation dialectique local-global s’impose comme une représentation partagée des dynamiques à l’œuvre, une partie des pratiques des citoyens, des dynamiques du marché, des réponses techniques et des politiques publiques semble répondre à des logiques de proximité et d’urgence, c’est à dire à des dimensions réduites de l’espace et du temps, de l’ici et du maintenant. Dans nos sociétés malades du temps et bloquées dans l’immédiat [90], on voit émerger une forme de « néo-situationnisme » [91] dans un temps présent et un espace proche, désormais parés des vertus du réel, de l’éprouver, de l’action lisible et concrète, du « faire », de la co-construction et du ressenti qui mobilisent les corps [92] et l’esprit. Cette mobilisation, cette manière de « hurler dans le présent » [93], semble répondre aux sentiments de dépossession, de frustrations, d’impuissance face à des questions sur lesquelles nous pensons n’avoir aucune réponse ni leviers, face à des enjeux qui nous dépassent et se jouent à d’autres échelles. Elle répond également à des enjeux de relocalisation de l’emploi et de limitation des déplacements dans un urbanisme et une ville « des courtes distances » [94] censés répondre aux enjeux de développement durable et de transition et contribue à la saturation.
Reversibilité et politiques « situatives »
On rentre dans une logique de ville « malléable » [95], « réversible » [96] en lien avec la question de l’empreinte écologique. A différentes échelles, dans différents domaines dont l’urbanisme, la mode et le discours sont au « léger », à « l’éphémère », à « l’adaptable », au « labile », au « mutable », mais également au « dialogique », aux « usages », au « quotidien » et à « l’ordinaire » des notions désormais parées de toutes les vertus. De nouveaux usages de l’espace public se développent en parallèle pour répondre à ces nouveaux besoins. La fermeture des voies sur berge le dimanche, l’interdiction de la ville à la voiture en soirée (Rome), la transformation de voies en plages de sables aménagées (Paris-plage), de parcs en cinémas, ou de places publiques en jardins d’été ou patinoires (Bruxelles) en fonction des saisons participent de cet usage différencié de la ville et des espaces publics en fonction des saisons, des jours ou des heures. Ces événements permettent aux habitants d’un quartier, d’une ville ou d’un territoire de se retrouver et de réinventer un « nous », moment où l’on « fait ville », « famille » ou « territoire », temps et lieux collectifs parfois partagés avec d’autres usagers accourus d’ailleurs dans la co-présence. Ce sont quelques exemples d’identités et de politiques « présencielles » et « situatives » où la culture notamment passe du régime de l’objet à celui de l’événement [97], de la matérialité à la rencontre et à l’échange.
Hybridation, hors les murs et « logique du tiers »
L’impression est que la survie de nombre d’institutions (culturelles, écononomiques, sociales) passe par une triple dynamique in situ, expérientielle et hors les murs, hors soi, hors piste, et hors les temps sociaux classiques (vacances, nuit, week-end) qui facilite l’hybridation et l’émergence du tiers. Les objets nomades mobiles ont bouleversé notre rapport aux espaces et au temps, les déspécialisations facilitant le développement d’une hybridation [98] des espaces et des temps des métropoles, l’émergence de « tiers lieux » [99] et de tiers temps aux usages et interactions intensifiées et multiscalaires. Le « tiers » permet d’échapper au dualisme, d’interroger les médiations et ses figures possibles : intermédiaire, médiateur, arbitre, intercesseur, passeur mais aussi étranger, parasite, bouc émissaire, faussaire, rival. A la fois différentiel et opérateur de changement, le tiers est un lieu, un temps et une posture intéressante pour explorer l’entre-deux dans lequel se renégocient les relations entre l’un et l’autre et d’où peuvent émerger des configurations nouvelles ainsi que des synthèses inédites [100].
Hyperchronie, hypertopie et hypertonie
Les réseaux sociaux et la toile alliés aux processus de mobilisation permettent de court-circuiter les hiérarchies pour construire des lieux et des moments à haute densité d’interrelations multiscalaires, statiques ou mobiles. Nous proposons d’appeler « hyperchronie » [101] cette structure temporelle de la société et des territoires polychrones et cette densification des temps et « hypertopie », ce processus de densification localisée des temps par superposition de tâches et articulation d’échelles permis par « l’everyware », une augmentation générale du tonus qui peut affecter certains lieux et temps de la métropole et contribuer à saturer la métropole notamment dans les lieux et temps publics. Ces appropriations permettent paradoxalement de penser le régime de la « ville intermittente » [102] même s’il s’agit d’une intermittence à haute intensité.
Contributions des discours et modes urbanistiques
La mode est au léger [103], au fragile, au modulable, au démontable, à la « sobriété heureuse » [104] et au frugal. Les concours d’architecture [105], les expositions mettent en avant l’adaptation, l’« habiter temporaire », mais également ses formes plus subies comme « habiter le campement » [106] avec ses architectures de nomades, de voyageurs, d’exilés, d’infortunés, de conquérants et de contestataires. On voit émerger un urbanisme « temporaire » [107] et « événementiel » [108]. Après les premières explorations d’artistes plasticiens comme Stefan Shankland - initiateur de la démarche de haute qualité artistique et culturelle (HQAC) - qui conçoit des projets artistiques transversaux intégrés à des situations de mutations : transformations urbaines, processus industriels, mutations du territoire, apparaît un urbanisme « transitoire » qui consiste à « profiter de l’opportunité d’un lieu inoccupé, pour y développer un projet, dans l’attente d’une mutation urbaine » [109] en privilégiant les partenariats entre optimisation foncière systématique et projets participatifs. On a l’impression que la ville n’a plus le temps de respirer, que chaque moment est séparé, esthétisé. Même chose avec la mise en avant de l’urbanisme « tactique » [110] qui propose « à tout citoyen d’agir matériellement sur son environnement urbain immédiat et quotidien afin de le rendre plus agréable à vivre, et ce sans attendre que les autorités/acteurs en charge de l’aménagement et de l’urbanisme répondent à ses aspirations » [111], souvent porté par des collectifs interdisciplinaires (urbanistes, architectes, artistes). L’urbanisme tactique mobilise également les techniques de « gouvernements des corps » préconisées par le management, la « ville partenariale », « entrepreneuriale » ou « intense » au risque de la saturation des espaces et des temps, d’une survalorisation des compétences communicationnelles attendues et du passage d’un « urbanisme de régulation » à un « post-urbanisme » de flexibilisation et d’adaptation [112]. La ville devient peu à peu un laboratoire « d’acupuncture urbaine » [113] livré aux actions ponctuelles, éphémères et artistiques de multiples acteurs avec trois principes qui renvoient à un « urbanisme frugal » (court terme, grande échelle et faible coût) et à une intelligence des situations alliée à une intelligence du site.
Paradoxes
L’étalement de l’activité et l’éclatement des temps et des espaces de nos quotidiens urbains [114], la mise en compétition et la marchandisation des espaces et des temps, posent naturellement la question des temps collectifs et du « nous » ? Où, quand et comment « faire société » dans des métropoles qui dépassent les bornes ? Paradoxalement une partie des réponses à la question qui passe par la production de nouveaux moments et lieux communs d’activité, de socialisation (jardins partagés, Fablab), de territorialités éphémères, d’appropriations contribue à saturer les temps et les espaces des métropoles.
Ces évolutions arrivent à un moment où les populations sont en demande de bien-être [115], de lieux et de moments où exprimer leur créativité, leurs besoins de bricolage [116], d’espaces publics à s’approprier [117], de calme, de nature [118], de déconnection et de lâcher prise. L’apparition « d’hyper-saisons » [119] qui contribue à densifier les espaces et les temps de la ville témoigne également d’un besoin de temps autres, de marquages, de rythmes et de rites [120], même s’ils sont portés par des acteurs commerciaux.
Même les luttes urbaines semblent participer de cet encombrement des temps et des espaces, comme sur les places des révolutions, dans les ZAD ou encore dans les « Nuits debout » [121] avec le déploiement de dispositifs d’occupation et d’une « esthétique de la palette » et de la débrouille aussitôt recyclée par le marché.
4. Au risque de l’insoutenabilité et du dégoût
Ces évolutions interrogent la soutenabilité d’une ville « sans lieu ni borne » et d’une société « qui ne s’arrête jamais. L’appropriation des espaces et des temps des métropoles, la saturation d’un espace qui doit être toujours plus optimisé et rentabilisé pour répondre aux enjeux de développement, la saturation du temps qui doit être exploité, de l’ambiance qui doit être optimisée, de la performance qui doit être améliorée –pour l’homme comme pour les villes inscrites dans les compétitions pour capter les investissements, les populations, les grands équipements ou les grands événements-, la mobilisation permanente de l’attention et des parts de cerveau disponibles, n’est pas sans conséquence pour celles et ceux qui habitent la métropole ou qui la visite.
Insoutenabilité
Les signes d’in-soutenabilité humaine et urbaine sont nombreux. On a pu noter le développement des conflits entre activités en continu et rythmes biologiques circadiens dans la « ville à mille temps » [122]. La ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse ne font pas toujours bon ménage [123]. Le bruit lié à une activité permanente a succédé au silence entrainant nombre de problèmes pour la santé régulièrement dénoncés [124]. Les nostalgiques parlent déjà « d’un silence qu’on ne connaît plus sous nos climats, dont on a perdu l’admirable confiance [125] », d’un « paradis gaspillé » dont il resterait « des preuves dans des pays reculés, sans habitations ni routes ».
La lumière artificielle qui a transformé les nuits de nos villes a entrainé le développement d’une pollution lumineuse qui empêche l’observation du spectacle gratuit de la voûte céleste. Ce sont les « étoiles qui cloutent la terre » [126] ne laissant subsister de loin en loin que de rares « sombrières ». Ici aussi, la saturation guette. L’absence de silence [127] nécessaire à l’attention, à la concentration et à la pensée est préoccupante. De la rue à l’ascenseur, la musique a envahi de nombreux, « pour entretenir ou modifier des sentiments, ou encore afin de nous remémorer et faire revivre des expériences émotionnelles passées » [128]. Celles et ceux qui participent de cette mobilisation et consommation permanente, peuvent s’inquiéter de la disparition de « l’ennui » aux vertus particulières [129], de la mise en spectacle et de la folklorisation de la banalité et du quotidien. Cette appropriation vaut également pour l’attention [130] et l’utilisation des temps de cerveau disponibles [131]. De nombreux auteurs ont mis en évidence le développement d’une surcharge informationnelle, surinformation ou « infobésité » [132], qui désigne l’excès d’informations reçues par une personne qu’elle ne peut traiter ou supporter sans porter préjudice à elle-même ou à son activité. Les sollicitations permanentes ne sont pas toujours compatibles avec des capacités de mobilisation et d’attention [133] limitées.
Elle interroge la soutenabilité pour le corps et la vie qui entraîne la fatigue des organismes, le développement de la « fatigue d’être soi » [134] et du « Burn out ». Cette saturation des temps, des espaces, des emplois du temps et des sens encore « augmentée » par les TIC oblige à s’interroger sur la place laissée à l’appropriation curative, critique et inventive.
Leurre
Cet enfermement activiste dans l’immédiateté et la proximité, est aussi un enfermement dans l’émotion, l’hypersensibilité face au temps long du politique et à la profondeur de l’espace. C’est peut-être une « machine de guerre » [135] ou un « leurre », une manœuvre, un détournement d’attention, alors qu’ailleurs, pas loin la fabrique urbaine se poursuit selon des schémas classiques bien établis.
Dégoût
Ces multiples appropriations finissent par saturer nos espaces, nos temps et nos attentions au sens où il n’est plus possible « d’augmenter la concentration ». Comme dans les films de Fellini, la fin de notre monde pourrait être précédée d’un grand embouteillage, d’une saturation des espaces, des temps et des discours. On finit par être rempli, « encombré au point de ne pouvoir l’absorber », « rassasié de ce dont on a eu en abondance ou écœuré par ce qu’on a dû subir de façon excessive ». Comme en électro-accoustique, toute augmentation à partir de ce niveau entrainerait une sévère distorsion. La question est donc « Comment ne pas dépasser les limites ? « Il ne faut qu’une goutte alors, pour faire déborder la coupe du dégoût » (Sainte Beuve).
Nos disciplines doivent s’interroger sur la part à réserver au mystère [136] et aux opacités face à la continuité et à la transparence [137] dans cette société du rendement où pour obtenir une valeur sur le marché, une chose doit être exposée aux yeux de tous, dans l’espace public. Elle doit s’interroger sur le silence, le rien et la mutation « du vide en l’ouvert » [138]. La saturation pose la question du temps laissé à l’imagination et aux imaginaires [139] dans une société du juste à temps [140] qui s’agite et s’occupe en continu. Dans cette course à l’innovation, elles doivent également s’interroger sur la place laissée à la sérendipité cette « faculté de faire des trouvailles par hasard, la réalité de ces découvertes ainsi que le dispositif les rendant possibles » [141].
4. Vers un urbanisme des temps pour une ville douce
Au-delà de l’état des lieux et de la lecture critique, nous pouvons imaginer d’autres orientations dans le sens de la « métamorphose » [142] urbaine, celle d’une organisation urbaine qui, arrivée à un point de saturation, a créé la méta-organisation vivante, laquelle, tout en comportant les mêmes constituants, a produit des qualités nouvelles.
Maintien de silence, de vide, de vacance
Face à l’activisme, à la société du spectacle [143] et à l’esthétisation des mondes [144], il nous faut réfléchir à la réhabilitation des notions de vacance, de temps d’arrêt, d’espace libre, de friche, de silence et d’ennui dans les métropoles. Plutôt que d’imposer une « diététique urbaine » avec des rations convenant aux différentes catégories d’habitants, la solution passe également par l’imposition de rythmes propres face à l’arythmicité numérique et urbaine. C’est parce qu’il n’impose aucune scansion temporelle commune que le courrier électronique exerce un poids anxiogène de plus en plus lourd. Il nous faut sans doute plus que jamais retrouver un vrai rythme et un bon tempo car « Sans rythme pas de vie » [145]. Aux « no mans land », doivent pouvoir répondre des « no man’s time » (Gwiazdzinski, 2014), des « entre-deux » et des « entre-temps », des vides et des intervalles pour de possible appropriations inventives, critiques, temporaires et spontanées. Aux friches et espaces libres de l’urbanisme doivent répondre des temps d’arrêt, de vacance et de silence, de possibles disponibles, supports essentiels à l’appropriation, à la construction personnelle et à « l’imaginaire » [146]. Il faut imaginer des espaces et temps hors marché, hors consommation, pour laisser advenir la rencontre, ne pas brusquer, ne pas obliger, dans une frénésie du « toujours plus » [147] et de l’excès.
Garde fous
Il ne s’agit pas d’un ralentissement comme celui défendu par les chercheurs et essayistes qui en font l’éloge [148]. Il ne s’agit pas non plus d’une accélération analysée par Rosa - qui rappellerait les « Futuristes » proclamant l’avènement de la modernité et de la vitesse, « toujours plus vite, plus loin, plus fort » et voulaient « tuer le clair de lune » [149] - ou se rapprocherait des « accélérationnistes » [150]. Il est davantage question d’une prise en compte, d’un soin apporté aux temps d’arrêts, aux vacances, aux friches, aux silences ou à l’obscurité en voie de privatisation. Nous savons l’importance de ces espaces et de ces temps comme supports essentiels de l’appropriation, de la construction personnelle et de l’imaginaire. Où construit-on des cabanes quand on est enfant ? Quand peut-on rêver, flâner ? Il nous faut poser des garde-fous face aux pressions en insistant sur le « jusqu’où…ne pas » et ouvrir la réflexion sur les « valeurs à préserver » face aux tentations et aux risques du 24/7 [151], de l’accélération [152], de la transparence [153] ou du trop plein [154].
Chrono-urbanisme et politique du rythme
Ces évolutions en forme d’appropriation et de saturation des temps et des espaces de la ville contemporaine nous obligent à intégrer la notion de « rythme » dans la fabrique et la gestion de la ville. Il est possible d’imaginer un « Chrono-urbanisme » pour une ville douce qui prenne en compte les continuités et discontinuités temporelles avec des temps d’arrêt, des discontinuités spatiales avec des friches et espaces libres et vides, les accélérations et décélérations et permette à chacun de trouver le bon tempo dans la ville « polychronique » [155]. Il s’agit de prendre soin des temps et espaces urbains dans une recherche de « l’eurythmie », cette « beauté harmonieuse résultant d’un agencement heureux et équilibré, de lignes, de formes, de gestes ou de sons » (CNRTL) ou plus précisément recherche de « bons rythmes qui magnifient ensemble, et les uns par les autres, les singuliers et les collectifs » [156]. La métropole que nous appelons de nos villes est une ville avec « un rythme suivi, peu saccadé ni chaotique ». C’est une ville avec un « sentiment général d’agrément, d’épanouissement que procure la pleine satisfaction des besoins du corps et/ou de l’esprit », une « ville habitable » au sens de Dardel [157]. Sur cette voie, les notions de « qualité des temps » et de « bien-être temporel » sont centrales.
Biens communs
L’appropriation, la confiscation voire la privatisation du silence, de l’obscurité, de la vacance et du vide obligent à poser la notion de « biens communs », construction sociale et notion qui serait notamment liée à la prise de conscience progressive de l’existence d’un patrimoine commun de l’humanité [158]. En ce sens, l’exploration de « communs » [159] urbains spatiaux et temporaires est une piste prometteuse. Au-delà des premières réflexions, on voit émerger des prises de positions et des actions qui vont déjà dans ce sens. Depuis quelques années, on parle par exemple de classer la voûte étoilée au patrimoine de l’UNESCO : « Future generations have the right to an undamaged and unpolluted Earth, including the right to a clean sky [160] ». Certains auteurs revendiquent déjà le droit à ne pas être interpelés [161] et proposent de reprendre le contrôle de nos esprits distraits par le travail manuel par exemple. Aux Etats-Unis, où beaucoup de cafés ressemblent désormais à des bureaux, quelques-uns ont décidé de couper Internet. Certaines municipalités comme celles de Grenoble et Sao Paulo ont choisi de retirer les panneaux publicitaires et de repenser la place de l’information dans la cité alors que la ville toute entière tend à devenir un écran [162].
Ici et maintenant
A l’éternelle question sur le « temps qu’il fait », nous pouvons désormais ajouter celle sur « le temps qu’il est », interrogeant l’organisation spatio-temporelle des territoires, la gouvernance, les rythmes et la qualité de vie des habitants et usagers temporaires. Enfin, et au-delà des méthodes, techniques et disciplines, « entre cadrage et débordement » [163], on peut méditer cette pensée « La valeur des villes se mesure au nombre des lieux qu’elles réservent à l’improvisation » [164].