Ce texte a déjà paru en avril 2020 dans la collection « LE VIRUS DE LA RECHERCHE », une initiative des PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes. Nous remercions Luc Gwiazdzinski de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Bernard Millet, 2001
Il y a longtemps déjà que le géographe n’est plus le savant du Petit Prince de Saint‑Exupéry, celui qui écrit « des choses éternelles ». Les temps ont changé et nous avons dû évoluer, pour tenter, avec d’autres, d’observer et d’analyser des mondes en mutation. La crise du Coronavirus et le confinement imposé ne font qu’accélérer ce processus, bousculant nos rapports à l’espace, au temps, à la mobilité et transformant nos modes de recherche.
Sans oublier l’espace, c’est une autre clé de lecture de la crise que je propose ici : celle des temps et des rythmes. C’est à la fois Chronos, ce temps linéaire et mesurable qui s’écoule, et Kairos, le temps propice et fugace de l’occasion à saisir et du ressenti. De la même façon, le « rythme » exploré ici ne se limite pas à la définition platonicienne « d’ordre du mouvement » mais s’élargit à « manière de fluer » [1], arrangement particulier des individus, des groupes, des organisations et des territoires.
Cette invitation à une première lecture rythmique de la crise dépasse la question de la mesure, pour ouvrir à l’expérience et aux sens.
Archipel du confinement
L’image d’un pape seul, perdu dans l’immensité de la basilique Saint‑Pierre de Rome, lançant son message pascal à la ville et au monde – urbi et orbi – dit bien la transformation de nos rapports à l’espace et au temps. Le Saint‑Père n’est qu’un membre parmi d’autres de l’« archipel du confinement », ce rythme spatial avec ses espacements et discontinuités entre les lieux habités.
Nouvel insulaire, assigné à résidence, chacun tente de s’organiser chez lui, tout en recherchant le dialogue avec l’extérieur. Les rassemblements sont interdits, les grands événements sont annulés ou décalés, l’offre urbaine est réduite à l’essentiel, les espaces publics ont migré sur les réseaux, la place publique est devenue virtuelle et les lois de la distanciation sont bousculées.
La crise sanitaire s’est imposée dans nos vies avec son vocabulaire particulier (« confinement », « distanciation sociale », « gestes barrières »…) et des injonctions à « vivre ensemble séparés » qui interpellent particulièrement les sciences de l’espace et du territoire. La « distanciation » est une distanciation physique et spatiale plus que sociale. La « distanciation sociale » est plutôt ce qui sépare ceux qui travaillent encore au‑dehors, de ceux qui « télétravaillent » chez eux. L’hybridation des espaces, des temps et des pratiques déjà mesurée à différentes échelles [2], s’exacerbe désormais dans nos petits espaces domestiques. Selon les heures ou simultanément, la table de la cuisine est à la fois lieu du repas, salle de jeu et bureau.
Mobilisation scientifique
La pandémie percute la façon de faire de la recherche en sciences sociales et les modes de formulation et de diffusion du savoir. Les premiers travaux qui s’engagent s’appuient principalement sur des enquêtes en ligne et sur l’utilisation des données numériques, entraînant en retour une critique sur le besoin de recul face à un tel surgissement.
Le travail de terrain est réduit à l’espace de confinement lui‑même, voire au quartier. La durée du confinement permet de construire des séries d’observations, de s’intéresser aux rituels. Les enquêtes à distance pullulent et les « carnets de confinement » comme formes de « micro-géographie » deviennent un genre à part entière. Pour d’autres, c’est l’occasion d’investir des dimensions sensibles comme les ambiances sonores. Le succès des appels à la construction de réseaux [3], montre un grand besoin d’échanges « indisciplinaires ».
Clé des temps et des rythmes
Le rythme est à la fois une mesure et une expérience vécue par trois milliards de personnes qui apprennent à habiter le monde autrement. Depuis des jours, nous vivons un temps suspendu, une discontinuité qui contraste avec les rythmes d’avant. Le vide et le silence d’aujourd’hui mettent en valeur l’importance des interactions sociales et les saturations [4] d’hier. Temps d’arrêt, pause ou simple parenthèse, la crise est un événement dont on se souviendra : il y aura « un avant et un après ».
La crise globale bouscule les temps et les espaces du quotidien. Nous sommes confinés, enfermés, assignés à résidence dans nos appartements souvent trop exigus, avec une restriction drastique de nos déplacements, emprisonnés et obligés de marquer une pause. École, travail et loisirs ont migré sur les réseaux avec de nouveaux horaires et de nouveaux lieux.
La crise impose aussi de nouvelles synchronisations et rituels comme le sinistre décompte télévisuel de 19 heures par les autorités médicales, les applaudissements aux balcons à 20 heures en hommage aux soignants, et tous ces rendez‑vous à distance sur les réseaux sociaux avec la famille, les amis ou des inconnus : échanges, concerts, jeux, apéritifs ou repas. Dans ce repli sur l’espace domestique, les repas deviennent essentiels, tout comme la promenade. Pour couper avec la monotonie, la routine et à l’ennui, il nous est d’ailleurs conseillé de « rythmer » nos journées.
Ce rythme nouveau, nous l’éprouvons avec tous nos sens. Certains trouvent le temps long, d’autres goûtent avec plaisir le ralentissement, une forme de lenteur, de rythme moins soutenu. Les stimuli qui nous connectaient aux grands rythmes sociaux et à l’agitation urbaine (pics de bruits, encombrements, etc.) ont disparu. D’autres rythmes, comme celui de la nature – chants des oiseaux, odeur des fleurs – ont repris de l’importance. Dans l’émotion les actes de solidarité se multiplient, brisant les barrières. Des petits riens, comme une fissure dans un mur ou une fourmi sur le bord de la fenêtre, occupent tout à coup une place centrale. On se croirait parfois dans Un homme qui dort de Georges Perec [5].
Le silence, l’acmé, le pic…
Paradoxalement, nous passons beaucoup de temps sur les écrans, devant les journaux d’information continue, sur les réseaux sociaux pour échanger avec les « proches » et en visioconférences dans un flux continu qui nous laisse épuisés le soir venu. Dehors, dans les rues désertées de nos villes, où la plupart des commerces sont fermés, les rares passants se croisent à bonne distance. Un étrange silence s’est imposé et vues du ciel, nos métropoles jadis intenses et agitées, ressemblent désormais à de simples coquilles vides comme privées de vie, des sortes de dimanches de semaine, des nuits en plein jour.
Dans les médias, des experts analysent la vitesse de propagation de la pandémie, ou surveillent le nombre de personnes contaminées, d’hospitalisés et de morts par jour, par semaine ou par mois. Sur les graphiques, les histogrammes et les courbes qui s’affichent, tout le monde surveille la progression, guette l’acmé, le pic, que dis‑ je, le plateau qui permettra ensuite d’entamer la descente et d’échapper à la saturation.
N’est‑ce pas là un rythme attendu de l’épidémie ? Le vocabulaire des médecins est bien celui des rythmes avec un goût prononcé pour la métaphore marine : la vague, le reflux, le risque de la deuxième vague voire le tsunami pour des services hospitaliers bientôt submergés. Si le virus a désormais le visage peu sympathique d’une boule rouge piquante, la pandémie a pris la forme de courbes nationales.
On pointe les difficultés d’articulation entre l’urgence de la crise et le temps long de la décision politique. On dénonce le manque de réactivité et la lenteur des organisations. On évoque à nouveau la planification et la prospective. Encore des questions de temps. Habitués à organiser nos activités avec un début et une fin, nous sommes insécurisés, face au fragile horizon du 11 mai. Tout le monde admet naviguer à vue, adaptant son discours et ses tactiques au gré des informations. L’urgence a imposé un autre cadre, d’autres règles, d’autres dispositifs et valeurs, faisant fi de l’avertissement du Cardinal de Retz : « Quand c’est urgent, il est déjà trop tard ».
Et les rythmes à venir ?
Au‑delà des quotidiens urbains, les rythmes sont aussi ceux de demain, ceux qu’il faudra retrouver ou pas. La crise est aussi une remise en cause existentielle, une interrogation sur le futur, notamment dans nos rapports à l’environnement, à l’anthropocène. Des hypothèses de travail sur nos manières d’habiter le monde à venir émergent : relocalisation de productions, démondialisation, diminution des mobilités, numérisation…
Oubliant les morts et la gravité de la situation, les appels pour « le monde d’après » fleurissent dans une approche souvent performative. Pour certains, ce serait le moment opportun – Kairos – de se projeter pour construire un autre monde, l’occasion de dépasser le choc, pour opérer la transition, d’innover pour imaginer une bifurcation, tenter de resynchroniser les rythmes de la nature, de l’économie et de nos vies. D’autres se projettent déjà dans l’autre crise qui se profile, économique celle‑là.
Saturation, vitesse, désynchronisation, décalage, pic, courbe, événement… Cette petite lecture rythmique de la crise est une invitation à introduire les notions de temps et de rythme dans l’observation, l’analyse de la situation actuelle et la construction collective des mondes de demain, entre rythmologie et politique des rythmes. Pour le chercheur, c’est aussi l’occasion d’une approche réflexive sur sa position face à l’imprévu et à l’incertain et sur les formes et les temporalités de son intervention. En ce sens, on peut se réjouir des chantiers qui s’ouvrent dans l’urgence et mobilisent la communauté scientifique ou s’inquiéter d’une nouvelle accélération de la recherche par projet, estimant que les chercheurs doivent aussi savoir « donner du temps au temps » (Cervantès).