Le rythme en géographie : un état des lieux

Maie Gérardot
Article publié le 2 septembre 2010
Pour citer cet article : Maie Gérardot , « Le rythme en géographie : un état des lieux  », Rhuthmos, 2 septembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article171

Il peut paraître incongru d’employer un terme aussi temporellement connoté que le rythme pour étudier l’espace. Il ne suffit pas de déclarer que « le rythme est espace, il est dans l’espace, il est organisation (disposition, configuration) de l’espace » [1] : il faut le démontrer. Ce qui est en jeu pour la géographie avec le rythme, c’est sa façon de penser les manifestations spatiales et temporelles d’un phénomène, de « tenir à la fois les fils du temps et de l’espace » [2] pour le décrire et l’analyser dans toute sa richesse et sa complexité. Il s’agit donc, avec le rythme, de « réapprendre à penser l’espace » [3] , en prenant en compte la dimension éminemment temporelle de son organisation, comme l’écrit très bien Tom Mels, « Everyday life, our day-to-day events and actions, may indeed be seen as a spatial as much as a temporal term, permeated as it is by a multiplicity of rhythms » [4].


Le rythme n’est pas un concept de la géographie française. Au mieux, c’est un outil qui permet de saisir ou de décrire le fonctionnement des lieux. Le rythme est cependant depuis plus de trente ans une notion importante de la géographie anglo-saxonne. Dans un passage de son essai « Grasping the Dynamism of Lifeworld », Anne Buttimer écrit : « To record behavior in an isometric grid representing space and time is only an opening onto the horizons of lived space and time. Neither geodesic space nor clock / calendar time is appropriate for the measurement of experience. The notion of rhythm may offer a beginning step toward such a measure. Lifeworld experience could be described as the orchestration of various time-space rhythms : those of physiological and cultural dimensions of life, those of different work styles, and those of our physical and functional environments. On a macrolevel one is dealing with the synchronization of movements of various scales, taking a sounding, as it were, at the particular point where our own experience has prodded us to explore » [5] . Le rythme, à la fois temporel et spatial, s’inscrit dans la vie quotidienne et fait du «  rhythm-maker » un « place-maker » [6]. En outre, l’idée du rythme d’Anne Buttimer montre l’importance du corps dans le lieu [7] : la question de la corporéité est ainsi intimement liée à celle du rythme.


Yi-Fu Tuan écrit dans le même ordre d’idée : « The rhythms we are conscious of are the longer cycles of bodily needs for food and rest ; and in general, life is a succession of stresses and strains and their resolution. Repetitious or recurrent time is a common measure of distance. How far is it from one village to another ? If the distance is short it can be given as so many places. Giving distance as x paces is not an abstraction for the paces are intimately felt both as the pendulum-like swing of steps and as the sum of cumulative muscular efforts. Great distances are judged by rhythms in nature and particularly by the alternations of day and night. It is so many “sleeps”, days, or moons from on place to another. The daily cycle has pre-eminence in distance estimations because the alternation of day and night is a highly visible drama. Nature’s linear dimensions, other than the human body itself, such as the height of trees or the breadth of a stream, have rarely been used to designate a distance : nature’s periodicities rather than lenghts provide the yardstick » [8]. Mais il y a plus dans le rythme que le corps et l’expérience individuelle : « It extends into social space (…). As Buttimer points out, corporeal rhythmic nodes are connected to daily labor, vocational meaning, and cultural context, i.e. the composite existential position or “horizon” of knowledge and capable individuals » [9]. Tom Mels note que le rythme est également « connected to particular discourses, geographical imaginations and modes of representation » et « implicated in the issue of dwelling. Dwelling is not bound to a particular scale, but traverses scales from the domestic household to the globe. Place-bound social practices, coded gestures, metaphorical styles, technological applications, and experiences are at the same time constitutive of rhythms that operate over a variety of spatial and temporal scales » [10].


Il est donc question, avec le rythme, du temps et de l’espace, du corps et de l’habiter, de l’expérience et de l’existence, des pratiques et des habitudes, d’échelles. Penser le rythme est une invitation à « une réflexion inédite sur la vie même de la pensée » [11]. En effet, « le rythme apparaît à la fois, selon les points de vue, tantôt trop technique et tantôt trop général, philosophique pour les non philosophes et à côté du sérieux universitaire, serré dans ses disciplines […]. La critique du rythme n’est pas la critique seulement des théories du rythme, mais une critique des sciences humaines par le rythme » [12]. Penser en rythmes n’est donc pas un acte anodin. Tom Mels ne dit pas autre chose quand il écrit « I have invoked rhythm as an essentially conceptual tool conveying the intrinsic dynamism of the world, i.e. what might be called geographical rhythms. What I have been less occupied with is where and how Buttimer’s idea of a geography of rhythms may be connected to the rhythms of geography, i.e. to recurring intellectual concerns in the discipline’s discourse » .


Pourtant, comme nous l’avons dit plus haut, dans la géographie française, « peu de gens se consacrent à l’étude des rythmes » [13] et rares sont les géographes qui tentent de définir le rythme. Quand Luc Bureau demande en quoi le rythme peut être vital pour la géographie, il répond « en rien à première vue. Jamais le rythme n’apparaît comme un objet spécifique et privilégié de la géographie » [14]. Pourtant, l’absence du rythme dans le vocabulaire géographique ne prouve en rien son absence de la science. De plus, ce n’est pas parce que le rythme n’apparaît jamais « comme un objet spécifique et privilégié de la géographie » qu’il n’en est pas un ou ne pourrait pas prétendre à en être un.


Au sein d’une définition du « Temps » dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Michel Lussault propose de faire du rythme « la scansion interne d’un temps » [15]. Le rythme est ici envisagé dans sa seule dimension temporelle. Le rythme ne suscite pas d’enthousiasme particulier chez les géographes : il n’y a pas d’article « rythme » dans le Dictionnaire de la géographie, dirigé par Pierre George et Fernand Verger (2006, 1re édition 1970) ou dans De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, d’Yves Lacoste (2003). Nulle mention du rythme dans l’Encyclopédie de géographie dirigée par Antoine Bailly, Robert Ferras et Denise Pumain (1995, 1re édition 1992). Une définition, insuffisante, est proposée dans Les mots de la géographie, dictionnaire dirigé par Roger Brunet, Roger Ferras et Hervé Théry (1993, 1re édition 1992, p. 442) : « étym. : ce qui coule, dans le temps ou dans l’espace […]. Mais un rythme a des périodes marquées et qui se répètent à intervalles réguliers sans avoir toutefois le bouclage récurrent du cycle. On étudie des rythmes économiques et des rythmes climatiques. […] On a même évoqué des paysages rythmés ».


Des géographes français travaillent de façon récente sur le rythme, mettant en lumière ce qu’il peut apporter de nouveau à la science géographique, en termes de méthodes, de manières de faire, de mots et de savoirs [16].


Ainsi, pour définir le rythme en géographie , nous avons adopté une démarche résolument pluridisciplinaire [17]. En effet, « la question du rythme est […] une question traversière » [18], qui implique d’aller « braconner sur les terres des autres » [19] dans une posture de « trans-disciplinarité » [20] , telle que la souhaite Thierry Paquot ; c’est-à-dire le fait de sortir de sa discipline, et de s’emparer d’une autre. Circulant d’une discipline à une autre, le chercheur « délimite une nouvelle approche d’un objet d’étude qu’aucune discipline n’aborde seule » [21] . En nous appuyant sur les apports de la linguistique, de la littérature, de l’art moderne, de la chronobiologie, des mathématiques et de la philosophie, nous avons défini le rythme en géographie comme la façon dont un phénomène donné organise ou désorganise un lieu, la création d’agencements spatiaux et temporels spécifiques.

Notes

[1BUREAU L., « Géo-rythme : la transmutation des lieux », in WUNENBURGER J.-J. (dir.), Les rythmes. Lectures et théories, 1992, p. 126.

[2Équipe MIT, Tourismes 2. Moments de lieux, 2005, p. 4.

[3AUGÉ M., Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992, p. 49.

[4MELS T., « Lineages of a Geography of Rhythms », in MELS T. (dir.), Reanimating Places. A Geography of rhythms, 2004, p. 4.

[5BUTTIMER A., « Grasping the Dynamism of Lifeworld », in Annals of the Association of American Geographers, 1976, p. 289.

[6MELS T., « Lineages of a Geography of Rhythms », in MELS T. (dir.), Reanimating Places. A Geography of rhythms, 2004, p. 3.

[7« Rhythms are bound up with place and corporeality », Tom Mels, « Lineages of a Geography of Rhythms », in MELS T. (dir.), Reanimating Places. A Geography of rhythms, 2004, p. 5.

[8TUAN Y-F., « Space, time, place : a humanistic frame », in CARLSTEIN T., PARKES D et THRIFT N. (dir.), Timing space and spacing time 1, 1978, p. 13-14.

[9MELS T., « Lineages of a Geography of Rhythms », in MELS T. (dir.), Reanimating Places. A Geography of rhythms, 2004, p. 6.

[10Ibid.

[11WUNENBURGER J.-J., « Présentation », in SAUVANET P. et WUNENBURGER J.-J. (dir.), Rythmes et philosophie, 1996, p. 11.

[12MESCHONNIC H., cité par SAUVANET P., « À quelles conditions un discours philosophique sur le rythme est-il possible ? », in SAUVANET P. et WUNENBURGER J.-J. (dir.), op. cit., p. 37.

[13HALL E.T., La Danse de la vie. Temps culturel, temps vécu, 1992 (1re édition 1984), p. 173.

[14BUREAU L., « Géo-rythme : la transmutation des lieux », in WUNENBURGER J.-J. (dir.), Les Rythmes. Lectures et théories, 1992, p. 127.

[15LUSSAULT M., « Temps », in LÉVY J. et LUSSAULT M. (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003, p. 901.

[16GÉRARDOT M., « Robert Delaunay, le rythme et la géographie », in Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, Spatialités de l’art, septembre 2009, n° 129-130 ; « La construction rythmique de l’incontournable touristique : l’exemple de la tour Eiffel », in Articulo.ch, n° 4, octobre 2008 ; « Penser en rythmes », in EspacesTemps.net, décembre 2007

[17GÉRARDOT M., Tourisme et métropole. Analyser le lien entre tourisme, métropole, métropolisation et métropolité par le rythme. L’exemple de Paris, Thèse de doctorat, 2009.

[18SAUVANET P., « À quelles conditions un discours philosophique sur le rythme est-il possible ? », in SAUVANET P. et WUNENBURGER J.-J. (dir.), Rythmes et philosophie, 1996, p. 24.

[19PAQUOT T., « Trans-disciplinarité », EspacesTemps.net, Mensuelles, 31.01.2007.

[20Ibid.

[21Ibid.

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