Nous remercions Pierre Truchot de nous avoir autorisé à reproduire ce texte.
La figure de l’idiot serait-elle un modèle pertinent pour cerner ce qu’est la singularité ? Chaque idiot, en effet, est un être particulier qui constitue à lui seul une unité, il est, comme le souligne à plusieurs reprises Pierre Senges dans son précieux ouvrage L’Idiot et les hommes de paroles « d’essence solitaire » et cherche constamment « une façon de préserver son isolement d’idiot tout en ne divorçant jamais de ses semblables [1] ». Si l’idiot est toujours un être solitaire, cela ne suffit pas pour le rendre singulier. Sa singularité, pourtant, ne dépend pas que de lui puisque ce sont essentiellement les autres qui le démarquent, l’isolent de tout groupe ou communauté. On est donc toujours l’idiot de l’autre lorsque ce dernier ne veut pas se reconnaître dans des comportements et des pensées qui lui sont tellement étrangères qu’il les rejette dans une vague catégorie dans laquelle il place – ne serait-ce que pour mieux les confondre et pour ne plus y penser – les imbéciles, les débiles, les handicapés-mentaux, les ahuris et, bien sûr, les idiots.
L’idiot, pourtant, est loin d’être un imbécile et il est encore moins un abruti ou un débile. L’être débile est faible, dit le dictionnaire, en raison d’un manque de force spirituelle, en revanche il ne manque rien à l’idiot puisque c’est même la plénitude de son être qui signe sa singularité. Cette plénitude est faite d’authenticité, l’idiot est l’être qui agit de lui-même, qui, de sa propre initiative pense, se comporte voire crée en fonction de règles qu’il s’est lui-même prescrites. Cette authenticité implique que l’idiot ignore, ou ne connaît pas distinctement, les codes, us et coutumes de la société dans laquelle il vit. D’où une propension pour toute société d’assimiler l’idiot à l’imbécile puisque ces deux figures ignorent les règles constitutives d’un « vivre-ensemble ». Il n’y a pourtant rien d’idiot dans la pensée de l’imbécile puisque l’intelligence de ce dernier se borne à croire en des vérités basses et vulgaires. C’est pourquoi l’imbécile n’a aucune singularité à revendiquer puisque son intelligence bornée l’incline à croire qu’il est toujours déjà, en son for intérieur, un être singulier. A contrario, l’idiot est cet être tellement intelligent qu’il ne se soucie pas de prouver aux autres qu’il l’est. Autrement dit, faire acte d’intelligence n’est pas un problème pour l’idiot, plus exactement c’est un faux-problème car il a compris qu’une existence ne saurait se résumer à une mesure et à une pratique de l’intelligence pour, avec ou contre autrui. Comme le voit Clément Rosset, l’idiot existe en lui-même et ce sont les autres, en vertu de sa singularité, qui le détachent de la foule :
« Idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique […]. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles existent en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles et telles qu’elles sont [2] ».
Mais pourquoi l’idiot n’est-il pas « comme tout le monde » pour reprendre l’expression de Dostoïevski ? La réponse à cette question se trouve précisément dans l’examen du personnage du Prince Mychkine qui fait parfaitement office, selon l’expression de Pierre Senges, de « paradigme des idiots [3] ». Les caractéristiques primordiales de l’idiot une fois posées, nous pourrons, dans un deuxième moment, voir à partir de quels fondements philosophiques elles se déploient. C’est là que se situe et se joue la singularité ontologique de l’idiot, singularité tellement forte et marquée qu’elle interdit tout devenir politique à l’idiotie comme le démontre Lars Van Trier dans son film Les Idiots. Mais, si l’idiotie politique est par nature une aporie sociale, cela ne signifie pas pour autant que nos sociétés modernes doivent ignorer cette figure singulière qu’est l’idiot dont le seul champ possible d’expression sont les arts. Que l’idiot contemporain puisse exprimer sa singularité par la seule création artistique, cette assertion mérite d’être méditée pour le devenir de nos sociétés à la recherche de « talents » dont l’originalité n’est pas toujours gage de singularité et d’authenticité.
Pourquoi l’idiot n’est-il pas « comme tout le monde » ?
Le roman L’Idiot de Dostoïevski peut être appréhendé comme l’affirmation progressive d’une existence authentique, celle du Prince Lev Nilolaiëvitch Mychkine qui va affirmer sa personnalité par son idiotie. Le récit progresse, en effet, selon l’évolution de l’idiotie du Prince dans le roman. Lorsqu’il revient dans la haute société de Saint-Petersbourg, on lui apprend vite, dès le début du récit, qu’il est un idiot, un état, un statut qu’il ignorait. Mais l’incongruité de ce roman réside en ce que le Prince admet cette idiotie là où d’autres l’auraient combattue et rejetée, il l’admet car elle lui convient dans la mesure où il comprend que son idiotie lui confère une force qui lui permet d’affirmer sa singularité en se mouvant dans cette société de notables selon sa volonté et ses propres règles d’existence. Avant la prise de conscience de son idiotie, et dès son arrivée à Saint-Petersbourg, Mychkine rencontre des problèmes relationnels avec les autres personnes, d’où cette première réflexion de la part du Prince : « Ce qui est vrai, c’est que je n’aime pas la société des adultes, des hommes, des grandes personnes […] je n’aime pas cette société parce que je ne sais pas comment m’y comporter. [4] » Ce désamour envers la société ne l’empêche pas de se juger comme un « heureux de la vie » (p . 132) et s’il n’est guère sociable, il n’a aucune honte à faire part de ses sentiments dans des lieux où la convenance dicterait de les taire. Son idiotie sociale vient de là, de ce décalage entre ses pensées, sa sensibilité et des pratiques codifiées, policées d’aristocrates et de haut-bourgeois qui ne sauraient le reconnaître comme l’un des leurs. La prise de conscience de son idiotie se dévoile alors sur un fond de doute, un doute portant non pas sur une remise en cause de ses qualités et comportements singuliers, mais sur le rôle social de l’idiot, rôle dont il se demande s’il doit l’interpréter ou pas :
Il se peut que j’ai des ennuis et des difficultés dans mes rapports avec les hommes. En tout cas, j’ai résolu d’être courtois et sincère avec tout le monde ; personne ne m’en demande davantage. Peut être qu’ici encore on me regarde comme un enfant, tant pis ! Tout le monde me considère aussi comme un idiot. Je ne sais pourquoi. J’ai été si malade, il est vrai, que cela m’a donné l’air d’un idiot. Mais suis-je un idiot, à présent que je comprends moi-même qu’on me tient pour un idiot ? Quand j’entre quelque part, je pense : oui, ils me prennent pour un idiot, mais je suis un homme sensé et ces gens-là ne s’en doutent pas. (p. 131)
Toute l’idiotie est là, dans cette tension qu’institue Dostoïevski entre cet être singulier qui est en train de devenir idiot et la société qui lui apporte, comme sur un plateau, son idiotie. Le récit devient un jeu, une dialectique entre l’idiot et sa société : le Prince nourrit son idiotie en se démarquant des règles sociétales et plus il se démarque, plus sa singularité réelle mais forcée par la société devient une pratique sensée pour lui-même, tandis que les codes, us et coutumes sociétales deviennent incohérentes, absurdes, imbéciles. Si Mychkine accepte son idiotie, c’est en vertu d’un renversement des valeurs, moins pour remettre en question, subvertir les valeurs d’une classe qu’il ne comprend pas, que pour mieux affirmer les siennes. Son acceptation de l’idiotie se fera au mitan du roman où devant une assemblée de notables dont il a provoqué le courroux en raison de ses maladresses comportementales, Mychkine se fait cette réflexion : « Maintenant la maladresse est sans doute irréparable ! Oui, je suis un idiot, un véritable idiot ! » (p. 420)
À partir du moment où Mychkine donne son assentiment à cet état d’idiot, il le devient réellement et cela lui confère une force, une jubilation. C’est de sa singularité d’être un idiot accompli qu’il retire de la joie : « Ma joie provient de ce que je suis maintenant convaincu qu’au fond cette foule [ faite de rétrogrades et de méchants ] n’existe pas et qu’il n’y a que des éléments pleins de vie. » (To 2, p. 381) Désormais, « l’idée d’être ridicule » ne le trouble plus car « il est parfois bon et même meilleur d’être ridicule : on est plus enclin au pardon mutuel et à l’humilité » (p. 381). Ce que l’idiot a compris et qui lui confère une force est que le ridicule est celui qui croit au ridicule, endosser la figure de l’idiot devient un jeu où le plus ridicule n’est pas nécessairement celui que l’on croit. Cette force est donc plus subtile que celle de la dénonciation ou de la subversion d’une société, elle ne dénonce d’ailleurs rien, elle certifie la plénitude d’une existence singulière qui ne renonce plus à arborer et à vivre ses propres valeurs comme l’humilité, la sincérité, la pudeur et l’absolue impossibilité de mentir.
Si le ridicule est assumé par le Prince Mychkine, cela implique que l’idiot offre souvent à rire, notamment en raison de sa gaucherie et de son verbe. Ainsi, il ne sait pas comment « on doit donner le bras à une dame » (p. 41), de même il parle avec sérieux, sans ironie, ce qui crée un décalage avec ses interlocuteurs et dégage un effet comique pour une assistance toujours à la recherche de ses ratés oratoires. Le Prince reconnaît d’ailleurs craindre que son air ridicule ne compromette sa pensée et la discrédite : « Je n’ai pas le geste heureux. Les gestes que je fais sont toujours à contretemps, ce qui provoque les rires et avilit l’idée. Il me manque aussi le sentiment de la mesure. » (p. 380) Cette maladresse pour les gestes usuels du quotidien qui est également une capacité à effectuer des gestes que seul l’idiot connaît, Jacques Tati s’en souviendra lorsqu’il filme Monsieur Hulot en train de jouer au tennis. Lorsque son idiot de personnage effectue un service, son geste est tellement singulier et inédit qu’il en devient efficace, de sorte que ces adversaires sont si décontenancés qu’ils discréditent et récusent ce mouvement singulier que nul professeur ne leur a jamais enseigné. Cependant, tous les gestes gauches de l’idiot ont un sens et s’ils provoquent le rire, c’est en raison de leur singularité et le rire de ceux qui rient de ces gestes peut s’expliquer par leur gêne ou leur cécité envers des comportements dont le sens leur échappe. Car l’idiotie est pleine de sens, l’idiot possède, en effet, une pensée singulière, nourrie par une intelligence hors-norme et une intuition hypertrophiée. Affirmer son idiotie est donc endurer les malentendus et les quiproquos mais c’est surtout une forme de résistance à la pensée ambiante, à tout ce qui doit être fait et énoncé « comme il le faut ».
Parmi les idées spéculatives de l’idiot, on trouve un long discours argumenté sur la théologie et l’Église dans lequel on apprend que « le socialisme est […] un produit du catholicisme et de son essence. Comme son frère, l’athéisme, il est né du désespoir » (p. 367-68). Si l’assistance à laquelle s’adresse ce discours le juge unanimement comme l’expression d’ « un chaos de pensées enthousiastes et désordonnées qui s’entreheurtaient » (p. 371), il n’en reste pas moins que cette tirade « enfiévrée » produit du sens, un sens auquel nul ne s’attendait de sorte que ce discours est immédiatement discrédité sans que personne ne daigne s’intéresser à la surprise suscitée par cette tirade. Seule, parmi les proches de Mychkine, Aglaïa, la fille puinée du général Epantchine, montre une sympathie voire une compréhension pour les actes et pensées du Prince. Lors d’un dialogue avec ce dernier, elle lui confie qu’il est « l’homme le plus honnête et le plus droit » et, si elle le perçoit comme malade d’esprit, elle le reconnaît surtout comme un être chez lequel « l’intelligence principale est […] plus développée chez lui que chez chacun d’eux, à un degré même dont ils n’ont aucune idée. » Cette déclaration faite au Prince, Aglaïa la corrobore par ce principe : « Il y a deux intelligences : l’une qui est fondamentale et l’autre qui est secondaire. » (p. 179) Ce principe est non seulement celui d’une jeune fille de général mais il est surtout celui de Dostoïevski qui reprend une cinquantaine de pages après cette distinction dans une curieuse confession à son lecteur sur ses personnages. L’intelligence secondaire est celle des êtres qui sont « comme tout le monde » c’est-à-dire des personnes de bonne famille, à l’extérieur avenant, passablement instruites, pas sottes mais sans aucun talent, sans aucun trait personnel. Cette absence de singularité se manifeste en ce que ces individus ne pensent rien en propre : ils se présentent bien mais ne produisent aucune impression. Ces personnes ne sont pas dénuées d’intelligence mais n’ont pas d’idées originales, elles ont du cœur mais aucune grandeur d’âme. Ces êtres se divisent ensuite en deux catégories : ceux qui ont une intelligence bornée, ce sont les plus heureux car ils peuvent se croire extraordinaires, originaux et se complaire dans cette pensée. Ensuite, il y a les êtres médiocres mais « plus intelligents » qui placent toute leur intelligence à paraître original, ils font parfois même des bêtises au mobile de leur désir de déployer de l’originalité.
L’idiot Mychkine n’appartient à aucune de ses catégories, il se moque de paraître original car il est toujours déjà singulier. Mais en quoi consiste son intelligence fondamentale ? Celle-ci ne saurait être supérieure, elle consiste simplement en ce qu’elle sait et admet qu’elle ne saurait être la seule faculté nécessaire pour gouverner une vie. Cette intelligence a ceci de particulier qu’elle ne se contente pas d’être performante en son domaine mais qu’elle accepte d’être débordée, lorsque les circonstances l’exigent, par cette autre faculté qu’est l’intuition, laquelle lui permet d’être ouvert et de s’intéresser à quiconque quel que soit son rang social. Ce qui singularise Mychkine est non seulement qu’il possède des intuitions mais qu’il les suit en toutes circonstances, ce qui lui est propre est que son intelligence accepte ses pensées intuitives et immédiates. À l’instar de Socrate, cette faculté intuitive anime le Prince sous la forme d’un démon qui lui délivre des « idées soudaines » (To 1, p. 356), confirmées et justifiées par les événements qu’il est amené à vivre. En outre, ses intuitions le singularisent car il remarque « ce que les autres ne remarquent jamais » (p. 196), par exemple il voit de belles chose là où un regard commun ne note ni n’observe rien, ce qui provoque chez l’idiot de l’incompréhension parce que ce qu’il perçoit lui semble tellement évident, qu’il ne comprend pas pourquoi les autres ne sont pas frappés par une telle évidence. Ainsi, Mychkine ne comprend pas « qu’on puisse passer à côté d’un arbre sans éprouver à sa vue un sentiment de bonheur » (To 2, p. 383).
Les fondements philosophiques de la singularité idiote.
Cette faculté de compréhension, de se mettre au contact immédiat des choses, l’idiot la doit tout autant à son intelligence qu’à son intuition. Jean-Yves Jouannais ne dit pas autre chose dans son ouvrage L’Idiotie. Art, vie, politique, méthode :
L’idiotie s’apparente […] à quelque philosophie de la compréhension, attentive à l’expérience immédiate [...]. L’expérience non plus immédiate, mais transmise comme acquis culturel, se voit écartée sans ambages. Cette philosophie étant hostile à l’intellectualisme formaliste, il faudrait oser le terme de spiritualiste pour rendre compte de son essence : la pratique esthétisante ou anarchisante de l’idiotie s’impose comme un « retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition », pour reprendre les termes de Bergson. Contrairement à l’intelligence, dont la destination première est pratique (fabricatrice d’outils) et dont les notions et principes ne peuvent s’appliquer qu’à la matière, l’intuition nous permet de coïncider avec la durée pure (par opposition au temps spatialisé), avec le mouvement libre et créateur de la vie et de l’esprit. D’où le fait que Bergson, s’interrogeant sur les mécanismes du rire, s’intéresse également aux différentes natures du temps. [5]
Penser l’idiot à partir de la pensée de Bergson est légitime car cette dernière réhabilite l’intuition comme faculté de connaissance tout aussi importante que l’intelligence. L’intuition est un acte simple, immédiat, donateur de ce que Bergson nomme l’absolu. Pour comprendre le sens de ce dernier terme, il faut entendre d’abord la définition bergsonienne de l’intuition :
« Nous appelons ici l’intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. [6] »
Lorsque l’intelligence tente d’embrasser un objet dans sa totalité, elle est toujours condamnée à tourner autour car elle ne peut que le décrire, narrer son histoire ou encore l’analyser. Mais, ajoute Bergson, « description, histoire et analyse me laissent ici dans le relatif » (p. 1394), tandis que l’intuition, en me transportant à l’intérieur de l’objet par un élan de sympathie me donne son caractère absolu. L’exemple donné par Bergson est éclairant : soit un objet donné tel un poème (mais cela peut être aussi une ville, une personne, une musique etc.), lorsque je le lis avec les yeux de l’intelligence, je peux décrire ce qu’il narre, je peux en faire la genèse et l’analyse (formelle, sémantique etc.) ; je peux multiplier les approches sur ce poème, m’instruire de ses traductions dans toutes les langues possibles, j’ajouterai alors des nuances aux nuances, lesquelles « par une espèce de retouche mutuelle, en se corrigeant l’une l’autre, [donneront] une image de plus en plus fidèle du poème qu’elles traduisent, [mais] jamais elles ne rendront le sens intérieur de l’original » (p. 1395). L’absolu du poème s’oppose aux connaissances relatives, il désigne sa compréhension parfaite, empathique pour chaque lecteur qui veut et sait le lire pour lui-même, et seule l’intuition est capable de m’emmener à l’intérieur du poème, de me faire toucher cet absolu inexprimable qui est « parfait en ce qu’il est parfaitement ce qu’il est » (p. 1395). Par suite, si Mychkine ressent un sentiment de bonheur à la vue d’un arbre, c’est parce qu’il ne passe pas à côté de cet arbre mais qu’il entre en sympathie avec son tronc, ses racines, sa sève, sa frondaison, avec chaque feuille, il se transporte à l’intérieur de cet arbre pour en ressentir ses inexprimables vibrations et palpitations.
De même, dans Les Vacances de Monsieur Hulot, lorsque celui-ci se retrouve, le soir, après diner, dans le salon avec les convives de l’hôtel qui écoutent paresseusement le jazz d’une radio. Cette musique n’est qu’un fond sonore pour les vacanciers, jusqu’à ce que, intuitivement, M. Hulot se précipite sur le bouton de la radio et monte le son, créant un brouhaha de reproches sonores de la part des convives perturbés. Là encore, Hulot ne comprend pas leur réaction, lui aime le jazz et est en sympathie avec le rythme et les pulsations de cette musique. Dans ces conditions, de deux choses l’une : soit le jazz s’écoute dans son absolu – en l’occurrence, il s’écoute fort – ; soit il ne s’écoute pas, il faut alors couper le son mais surtout pas se contenter d’une écoute approximative, relative du jazz.
Cette compréhension intuitive de l’absolu qui est l’apanage de l’idiot a une conséquence temporelle que Jouannais évoque brièvement dans son ouvrage. En effet, comme Bergson le démontre dans la deuxième partie de l’introduction de La Pensée et le Mouvant, « l’intuition […] porte avant tout sur la durée intérieure » (p. 1271). Au moment où l’être ressent une intuition, il n’évolue plus dans le même temps que ses congénères, il ne se meut plus dans un temps social, usuel et pratique – temps des horloges et du calendrier – mais dans sa propre durée ; de manière plus précise, cela signifie que lors d’une intuition, chaque être retrouve ce qui constitue sa substance dynamique c’est-à-dire « la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure » (p. 1273). Ce flux de durée est fait d’une pure succession de changements qualitatifs, qui se fondent, qui se pénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans que ces changements puissent être dénombrés, comptabilisés en différents instants dont chacun aurait un début et une fin. Considéré selon le point de vue des autres, l’idiot souffre alors, selon l’expression de Pierre Senges, d’une « infirmité temporelle : il délaisse l’instant présent [7] » ; en revanche, du point de vue de l’idiot, le changement pur, la durée réelle constitue le fond de son être parce qu’elle est « chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur [8] ». Par suite, l’idiot étant cet être intuitif par excellence, il évolue au gré de ses intuitions, retrouvant lors de chacune d’elle, le flux indivisible de sa vie intérieure de sorte que son existence se trouve rythmée par des expériences de durée. L’idiot évolue donc à son propre rythme, ignorant l’urgence du temps des horloges. Nous saisissons ici une singularité primordiale de l’idiot : il crée intuitivement son idiorrythmie.
Ce concept d’idiorrythmie, Barthes le construit à partir de l’étymologie de deux mots grecs : Idios qui signifie propre, particulier et rhuthmos qui propose un autre sens que le rythme. Le rhuthmos est utilisé, à l’origine, par des matérialistes pré-socratique comme Leucippe ou Démocrite. Il désigne la « manière particulière, pour les atomes de fluer ; configuration sans fixité ni nécessité naturelle : un fluement [9] ». Par extension, le rhuthmos est le pattern d’un élément fluide, une forme improvisée, modifiable. A partir de ces précisions, Barthes écrit :
1. Idiorrythme, presque un pléonasme, car le rhuthmos est par définition individuel : interstices, fugitivité du code, de la manière dont le sujet s’insère dans le code social. 2. Renvoie aux formes subtiles du genre de vie : les humeurs, les configurations non stables […] bref, le contraire même d’une cadence cassante, implacable de régularité. (p. 69)
En vivant à son propre rythme, l’idiot atteint une forme subtile d’une existence qui lui est propre. Dès lors, plus intéressé à vivre son idiorrythmie qu’à se questionner sur son être, une autre singularité de l’idiot est qu’il ne revendique aucune identité. Certes, il possède bien un Moi mais puisque son intériorité est faite de durée, elle ne repose sur aucun fondement intérieur, stable, toujours identique à lui-même. Ce que nous apprend l’idiotie est donc paradoxal : l’affirmation d’une singularité ne repose sur aucune identité. Pour introduire cette distinction, Clément Rosset se réfère à la pensée de David Hume :
Le problème tourne ici autour du sentiment, véritable ou illusoire, de l’unité du moi, dont on nous assure qu’il est indubitable et constitue un des faits majeurs de l’existence humaine, encore qu’on soit incapable de le justifier et même simplement de le décrire. On sait que c’est David Hume qui le premier a mis le doigt sur cette impasse philosophique [10] .
L’analyse de Hume se fonde sur la nature des perceptions qui déterminent, à chaque instant et d’un instant à l’autre, le Moi :
Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, […] d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant [11] .
Que l’idiot ait un Moi profond, cela ne fait aucun doute, mais il sait intuitivement que ce Moi ne repose sur aucun principe d’identité, et ce savoir lui confère, à lui seul, une singularité. Grâce à cette indifférence envers les questions d’identité (qu’il réserve aux êtres intelligents), l’idiot se trouve délesté d’un poids : il a abdiqué toute idée d’autobiographie car il a mieux à faire de contempler et d’écrire sa vie : il doit la vivre. C’est ce que souligne parfaitement Pierre Senges : « L’idiot est, un point c’est tout ; on connaît peu de personnages qui sont de façon aussi intense. [12] » Le propre de l’idiot peut se résumer en cette formule : « Il est celui qui est », sans se soucier des règles de la machinerie sociale, l’idiot a l’intelligence de son intuition qui fait que son Moi est extrêmement incertain. Preuve à l’appui, Senges et Rosset convoquent dans un même geste Don Quichotte afin de donner chair à la figure de l’idiot. Chez Rosset, le personnage de Cervantès « a renoncé à l’illusion de l’individualité et de l’identité personnelle. Et je remarque au passage que Don Quichotte justifie ainsi la série de ses folies par une intuition : […] l’influence de l’enchanteur Merlin [13] ». Chez Senges, Don Quichotte a toutes les qualités requises pour représenter l’idiot : il est notamment « la solitude achevée [son écuyer n’est chargé que de donner la réplique à un homme seul], ce qui lui confère une « étrangeté [14] » dans toute l’Espagne.
En outre, la dernière caractéristique de l’idiot est le rapport singulier, conflictuel qu’il entretient avec le langage. Don Quichotte ne parle pas comme ses contemporains même s’il parle la même langue : « La parole mal en point mais très sûre d’elle, convaincue de quelque façon, la parole supposée juste opposée à toute une rhétorique de la falsification. » (p. 105)
Si l’idiot connaît des déboires avec la langue qu’il pratique c’est parce qu’il ne sait pas se plier aux conventions du langage, il ne prononce jamais les paroles qu’il convient de dire car il se refuse de jouer avec tous les aspects symboliques, polysémiques des mots : il est un pragmatique du langage. Pour lui, en toutes circonstances, « dire, c’est faire » pour reprendre le concept d’Austin, de sorte qu’il ne met aucune distance entre les mots et les choses. Senges souligne ainsi que chez Don Quichotte, il n’y a pas
la plus petite différence entre la parole prononcée et la réalité qu’elle fait naître : pas un iota, pas un poil. De quoi proclamer pour de bon Alonso Quijano prince des idiots, non parce qu’il bat la campagne mais parce que son respect de la parole prononcée, tirade ou vœu, est sans borne. (p. 107)
La conséquence de cette foi en les mots proférés est que l’idiot est incapable de mentir et est maladroitement fidèle à la sincérité (tel est le cas de Mychkine) ou bien il parle peu (M. Hulot) ou encore il se tait presque, tel Bartleby, cet idiot extrêmement conscient que toute parole est le risque d’une erreur.
La singularité de l’idiot tient donc en ces quatre traits : il suit ses intuitions, il vit à son propre rythme ses expériences de durée, il est cet être sans identité et ses paroles n’ont rien de conventionnel. Ces caractéristiques font de l’idiotie, la liberté même dans le sens où Bergson l’entend. L’idiot, en effet, serait cet être qui parvient « par une contraction violente » de sa personnalité sur elle-même à « ramasser son passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant [15] ». Et, ajoute Bergson, ces moments où une personnalité se ressaisie elle-même à ce point « ne font qu’un avec des actions vraiment libres » (p. 665). L’acte est donc réellement libre lorsqu’il émane du sentiment de la durée, c’est-à-dire la coïncidence de notre moi avec lui-même. Il est intéressant de noter que Bergson précise que cette coïncidence admet des degrés : s’il est rare de vivre des moments de réelle liberté pour nos personnalités communes, c’est parce que notre vie quotidienne se déploie selon un faible degré de coïncidence. En revanche, une existence d’idiot évolue à un rythme où ce degré de coïncidence de son être avec lui-même est maximal, c’est une existence, ajoute Bergson, qui absorbe l’intellectualité en la dépassant dans des actes créatifs singuliers : une existence où la liberté est constante et réelle. Si telle est l’ultime singularité de l’idiot, il nous reste une dernière question : cette singularité est-elle elle-même singulière ou bien est-elle le paradigme de toute singularité ? Pour répondre à une telle question, il nous faut désormais envisager les effets de l’idiotie, c’est-à-dire quelles sont la nature et les implications des actes de l’idiot.
Critique de l’idiotie politique
Les Idiots est un film de Lars Von Trier, réalisé en 1998, qui montre aussi bien les frontières de ce que serait une idiotie pure, que les limites et l’impossibilité de ce que serait l’idiotie engagée dans une voie politique [16] . L’histoire est celle d’une communauté qui vit en retrait de la société danoise dans une grande villa prêtée par un oncle de l’idéologue de cette communauté : Stoffer. Ce dernier est intelligent, cultivé, possède un certain charisme et à décidé, en réaction à une société bourgeoise qu’il exècre, de devenir idiot. Le film commence lorsque cette décision est prise, résolution affirmée depuis que Stoffer a découvert en lui, ce que Von Trier nomme, son « idiot intérieur ». Fort de cette découverte qu’il juge libératrice de toutes valeurs, Stoffer emmène à sa suite une vingtaine d’amis – tous volontaires – pour vivre dans une communauté dans laquelle chacun apprend à faire l’idiot. Deux finalités animent alors cette expérience : tout d’abord que chaque membre de la communauté, découvre par lui-même, en son moi profond, son idiot intérieur ; ensuite que l’ensemble du groupe vive en idiotie. A cette fin, la communauté s’adonne à des exercices d’idiotie, ils consistent à créer des situations, à l’extérieur de leur villa, où les apprentis-idiots jouent le rôle d’attardés-mentaux face à des membres de la société civile. Ce sera donc des scènes de confrontation qui se jouent dans un restaurant, la rue, un café ou encore dans une usine (laquelle scène évoque M. Hulot dans la fabrique de caoutchouc du film Mon Oncle où les idiots dénoncent un conformisme bourgeois par des mises en situation de leur corps. Ainsi, leur inaptitude à effectuer des gestes mécaniques simples dans l’usine provoque la panique chez l’employé chargé de la visite des unités de production, un homme attentionné, nourri de bonnes intentions mais décontenancé par des attitudes qu’il ne comprend pas).
Le film se découpe en vingt-six scènes, jusqu’à la onzième, les événements se déroulent plutôt bien pour la communauté, chacun s’épanouit dans un certain bonheur, s’approchant peu ou prou de son idiot intérieur. Le groupe réussit ce pour quoi il s’est constitué autour de Stoffer : déranger et ébranler en leur certitude les gens « normaux », se moquer de la médiocrité ambiante, du conformisme de la société danoise, mais cette moquerie ne passe par aucune démarche esthétique, elle se veut sociale et politique. Il s’agit en jouant à l’idiot de décontenancer les imbéciles, les bourgeois en leur renvoyant leur propre image de personnes engoncées dans leur propre certitude, de les placer face à leurs propres contradictions et mesquineries. La communauté des idiots montrent aux habitants des quartiers cossus et confortables qu’il est possible de vivre d’une autre manière, qu’une société peut s’organiser autrement qu’en se référant qu’aux seuls intérêts particuliers, qu’au seul lucre et profit personnels. En adhérant à ce projet politique, les membres de la communauté persévèrent en leur idiotie, devenant peu à peu de vrais idiots, sous la férule de Stoffer, leur meneur.
Cependant, à partir de la onzième scène, la communauté va progressivement imploser, démontrant ainsi l’impossibilité pour des idiots, ayant acquis chacun leur singularité, de vivre ensemble. Le premier symptôme de cette implosion est le fait de Suzanne, la moins douée du groupe en idiotie qui comprend moins les idées de Stoffer qu’elle ne les admire. Suzanne invite à la villa de véritables handicapés-mentaux, mais cette visite crée chez certains membres du groupe, un tel élan de compassion envers ces handicapés qu’ils en oublient de faire l’idiot. Seul Stoffer, l’idiot souverain, fulmine et résiste à ce généreux élan de sympathie car il prend conscience que les membres de sa communauté n’ont pas encore intégré son projet politique d’idiotie. La fusion des deux groupes à laquelle il assiste n’est pour lui que confusion : sa communauté se laisse submerger par un sentiment bourgeois de compassion nimbé de religiosité et en oublie sa mission politique.
Cette impossibilité de vivre en acte l’idiotie en communauté va aller crescendo. L’un des membres décide de quitter le groupe, de retourner à la réalité et à ses contingences car il doit se remettre à travailler : pour lui, la parenthèse du jeu de l’idiotie se referme, pour Stoffer cette auto-éviction qui le rend nerveux est le signe que l’idiotie intérieure pourrait n’avoir aucune incidence sur le monde extérieur. Afin de ressouder leur groupe, les idiots se proposent alors d’organiser une fête entre eux. Celle-ci est d’abord joyeuse, les idiots se comportent comme tels, sont dignes de leur rang jusqu’à ce que Suzanne demande à Stoffer de choisir un jeu. A la surprise générale, celui-ci propose une partie de débauche sexuelle. Cette partouze est d’ailleurs fraternelle, Suzanne d’abord réticente, succombe rapidement aux avances drôles et chaleureuses de ses partenaires. Cette scène filmée par Lars Von Trier n’est pas le symbole d’une décadence morale mais le signe d’une dégénérescence du groupe puisqu’elle se conclut sur l’acte le moins révolutionnaire, le moins singulier qui soit : l’avènement d’un couple, d’un homme et d’une femme qui s’aiment c’est-à-dire, pour Stoffer, la résurrection du symbole de toute société bourgeoise. Stoffer, ulcéré, dégoûté et meurtri par l’avènement de ce couple imprévu comprend que l’idiotie ne peut ni se décréter pour autrui, ni se partager et que son idiotie ne peut être que singulière. Le meneur et idéologue de la communauté précipitera la chute de celle-ci en confiant à chacun de ses membres une mission idiote dont il sait qu’elle est impossible à réaliser. C’est donc sur l’échec de l’idiotie comme force politique que se conclut le film laissant son spectateur sur l’idée que l’idiotie ne peut être que singulière puisque dès qu’elle se veut plurielle, elle est voué à l’échec. En ce sens, la singularité de l’idiot est le paradigme de toute singularité possible, ce qui signifie aussi qu’il y a une dimension, une propension à l’idiotie chez tout être singulier.
Conclusion : l’idiotie dans les arts – l’enjeu ontologique
Si tout idiot est marginalisé par la société dans laquelle il vit, si l’idiotie ne saurait créer aucun lien social pour un vivre en commun, il appert que le seul champ possible d’expression pour l’idiot est le domaine des arts, le seul champ dans lequel il peut créer, s’exprimer librement, indépendamment de toutes règles établies. L’idiotie dans les arts se déploie selon deux modalités : soit c’est un artiste qui crée un personnage d’idiot, soit c’est la singularité de l’artiste qui le détermine à faire l’idiot ou à le devenir. Dans la première catégorie, nous trouvons outre le Prince Mychkine et Don Quichotte, Mangeclous d’Albert Cohen, Benji de Faulkner, Plume d’Henri Michaux, Pickwick de Dickens, Yorick de Sterne, Ménalque de La Bruyère, Pnine de Nabolov, Simon Klaus de Robert Walser etc. Dans la seconde catégorie, des artistes comme Robert Filioux (auteur de l’ouvrage Idiot-ci, Idiot-là), Antonin Artaud lui-même dans son dernier livre Suppôts et Suppliciations, Maurizio Catellan, Wim Delvoye, Arnaud Labelle-Rojoux, Gilles Barbet, le compositeur et chanteur Iggy Pop auteur de l’album The Idiot, etc.
Pour les deux catégories, ces listes ne sont pas exhaustives et l’idiotie concerne tous les arts. Ainsi, en musique, le compositeur, poète, compositeur, musicien et instrumentiste Moondog me semble un cas particulièrement réussi de ce qu’est un idiot et de ce que la singularité signifie. De son vrai nom Louis Thomas Harding, Moondog, devenu aveugle à l’âge de seize ans, a passé, à partir de 1947, la majorité de sa vie dans les rues de New-York, vivant tel un clochard mais de son propre choix. Si être idiot signifie vivre selon ses propres règles et pratiques en fonction des caractéristiques que nous avons évoquées, alors Moondog, surnommé le clochard de la sixième avenue, est un véritable idiot. En effet, Moondog crée tout, c’est-à-dire il façonne toutes les composantes de son existence selon ses propres règles : son mode de vie mais aussi ses vêtements, ses poèmes, ses instruments de musique et ses propres compositions, aux rythmes inédits, inspirées de la mythologie scandinave et de la musique du Moyen-Âge. Parmi ses amis qui s’arrêtaient sous son porche de porte préféré pour parler avec lui, il y avait, entre autres, Charlie Parker, (à sa mort prématurée, Moondog écrira en sa mémoire, son morceau devenu le plus célèbre Bird’s lament), Duke Ellington, Charles Mingus, Benny Goodman et Miles Davis. Grâce à ses relations rencontrées dans la rue, il réalise ses premiers enregistrements pour le label SMC. Ses moyens sont précaires mais cela ne lui empêche pas d’inventer la musique qu’il veut entendre. Il est ainsi l’inventeur de la technique du re-recording qui consiste à enregistrer piste par piste toutes les parties d’une composition puis de les remixer. N’ayant pas à sa disposition des instruments traditionnels de musique, il crée les siens tels le Dragon’s Teeth, le Hûs, le Oo, le Trimba ou encore le Uni. Dans le morceau Perpetual motion, dont le tempo est écrit en 7/4 temps, Moondog joue sur deux pistes du Oo et du Trimba. Le premier est un instrument à cordes fixées sur un triangle en bois, le second se compose de deux tubes en acajou, de forme triangulaire avec une cymbale directement rattachée à chaque bois. La base et le sommet des tubes sont recouverts d’une peau de cuir souple. Pour frapper ces singuliers tambours, Moondog utilise une maracas dans la main droite pour jouer la ligne rythmique et une clave dans la main gauche pour battre des micro-rythmes ajoutés. Entre 1953 et 1957, Moondog enregistrera neuf disques, albums dans lesquels on peut entendre des bruits enregistrés dans les rues de New-York (des moteurs de voiture, des klaxons, le bavardage des piétons, des sirènes de bateaux) mais aussi des croassements de grenouille qu’il mixe avec un quatuor à cordes dont le réglage de la contrebasse est inhabituel puisque la corde de Mi est accordée en Ré et celle de La en Sol, un piano modifié, des comptines japonaises, des cris de singe, un orgue pour enfant et le récit de ses propres poèmes. Repéré par la firme Columbia, celle-ci lui offre la possibilité d’enregistrer, en 1969, un disque avec les moyens techniques qu’il désire. Sur ce disque éponyme où jouent ensemble musiciens de jazz et membres du New-York Philarmonic, Moondog laisse libre cours à sa créativité en développant notamment, dans ses symphonies, une technique de canons liée à l’esthétique musicale du XVIe siècle anglais ; cette technique qui s’inspire de l’Ostinato est « quelque chose qui, une fois commencée, se poursuit continuellement sans être abandonnée ». Même avec le succès et l’argent qui va avec, Moondog continue de vivre et de jouer dans la rue jusqu’en 1971, demeurant cet être libre, artiste idiot intransigeant sur ses choix et ses modes d’existence et de création.
Par cette figure de l’artiste en idiot, nous voyons là l’expression d’une singularité qui va à l’encontre du Portrait de l’artiste en travailleur défendu récemment par le sociologue Pierre-Michel Menger. Dans son ouvrage de 2002, ce dernier y défend la thèse suivante :
Non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l’envers du (monde) du travail, mais qu’elles sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme [17] .
Suivant cette approche qui se veut réaliste dans le sens où nos sociétés sont sous l’emprise du système capitaliste, il n’y a aucune raison pour que le travail artistique ait échappé à cette emprise de sorte que désormais, ayant vécu une mutation radicale, il se caractérise par ces critères :
Fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée voire revendiquée, arbitrages risqués entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires, exploitation stratégique des manifestations inégalitaires du talent… (p. 9)
Si l’artiste contemporain possède effectivement ces qualités, on comprend pourquoi il devient un modèle du capitalisme, il est néanmoins significatif que des qualités telles que l’authenticité, la singularité sont absentes de cette liste. Dès lors, puisque dans toute figure de la singularité s’inscrit une propension à l’idiotie, on voit mal comment l’idiot pourrait être le modèle à suivre pour un travailleur d’une société capitaliste. Par conséquent, soit Menger a raison, ce qui signifie que nos sociétés n’ont que faire des êtres singuliers, sinon les marginaliser et produire un art où la singularité n’est plus une valeur ; soit en oubliant précisément de penser la singularité inhérente à tout artiste, Menger se trompe. Cependant, une troisième voie est possible : l’idiot comme figure de la singularité peut certes devenir un modèle non pas économique, ni politique mais ontologique afin de redonner du sens à nos existences qui ont plus que jamais tendance à être réduits à la grisaille, nivelés par le bas, dominés par cette dictature intangible et confortable qu’Heidegger nommait le « On », lequel n’est que le reflet de nos sociétés modernes.