Troisième section – La naissance éternelle
Tout, chez le dernier Rimbaud et le dernier Cézanne, dit la naissance, son allégresse et sa fraîcheur. Dans ce monde indécis, aux déséquilibres primordiaux de l’enfantement, où tout « demande grâce au jour » (Proses évangéliques), les objets chancellent (cf. Nature morte au pichet fleuri, C.R.180) et les êtres titubent, frappés de malformations.
Fig. G – Madame Cézanne à la jupe rayée, vers 1877
Huile sur toile 72 x 56cm
Museum of Fine Arts, Boston
Fig. H – Madame Cézanne au fauteuil jaune, 1888-1890
Huile sur toile, 116,5 x 89,5 cm
Metropolitan Museum of Art, New-York
Ainsi les représentations de « Madame Cézanne au fauteuil » évoluent-elles sensiblement : Madame Cézanne à la jupe rayée (1877, C.R.47, Fig. G) est encore inscrite dans un réseau solide de verticales et d’horizontales ; au contraire, Madame Cézanne au fauteuil jaune (1893-1895, C.R.167, Fig. H) ) propose un nouvel espace : la perspective traditionnelle est abandonnée et les lignes obliques prévalent, créant un déséquilibre très rimbaldien : Madame Cézanne devrait normalement s’affaisser ou tomber de son siège dans une figuration conventionnelle ; elle est ici une projection mentale que le peintre saisit dans son surgissement [1], comme, au cinéma, l’arrêt sur image produit une vision bancale. Merleau-Ponty a relevé cette aptitude spécifique à l’univers cézannien : « Le génie de Cézanne est de faire que les déformations de perspectives, par l’arrangement d’ensemble du tableau, cessent d’être visibles pour elles-mêmes quand on le regarde globalement, et contribuent seulement, comme elles le font dans la vision naturelle, à donner l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de s’agglomérer sous nos yeux » [2].
Rimbaud aussi présente des silhouettes disproportionnées ou posées de guingois dans l’espace du poème (les « géantes » ou le « petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel » dans Enfance). Toutefois, encore que les altérations morphologiques et les déformations perspectives occupent une place grandissante dans la dernière partie de son œuvre, les déséquilibres rimbaldiens ne sont pas figuratifs. Ils sont transcrits rythmiquement par la fréquence des dissymétries (en particulier, nous l’avons vu, dans les « Vers nouveaux »), métaphoriquement par le thème de l’éveil, véritable hantise dans les Illuminations. Le moment, la « minute d’éveil » [3], l’infime fragment du temps au sein duquel la vie commence, là où, de celle-ci, rayonne la sensation la plus haute. La première phrase de cette chronique lumineuse de la naissance qu’est le poème Après le Déluge donne la formule de l’immédiateté dans laquelle le monde est saisi : « Aussitôt (après) que l’idée du déluge se fut rassise » [4].
Rimbaud aussi vivait la frayeur cézannienne face au spectacle de la conception : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée » (Lettre à Demeny du 15 mai 1871). Ce motif de l’éclosion est omniprésent dans les Illuminations, qui nous dévoilent, au sein d’une « lumière diluvienne » (Mouvement), l’innombrable naissance du mouvement, du regard et du son. Un monde édénique s’anime où les formes s’émeuvent sous une « éclatante giboulée » (Après le Déluge). Univers saisi à son aube, que l’on retrouve chez Cézanne.
Fig. I – Mardi-Gras, 1888
Huile sur toile, 102 x 81 cm
Musée Pouchkine, Moscou
Mardi-Gras (1888, Fig. I), appartient à ce monde de l’inchoatif. De même que Rimbaud s’efforçant de pratiquer un « dérèglement » volontaire et raisonné de tous les sens, Cézanne dérègle ici la représentation ordinaire plausible. La longueur de la jambe droite de Pierrot et la position de la jambe gauche d’Arlequin, la main énorme de Pierrot reposant sur son genou, tout est invraisemblable et congédie de la réalité ces créatures imaginaires. Mais le triangle du bord inférieur de la tunique de Pierrot, la forme pyramidale définie par les courbes de la fraise, de son bras droit et du chapeau pointu, entrent en correspondance avec les losanges très travaillés de l’habit d’Arlequin, de façon à harmoniser le déséquilibre initial. La formule valéryenne d’« incohérence harmonique » [5] pour désigner la spécificité de la démiurgie rimbaldienne pourrait s’appliquer heureusement à cette toile. Cézanne joue du contraste formel entre l’attitude d’automates figés de Pierrot et d’Arlequin et le rythme neuf imprimé par le tissu d’échos plastiques qu’il façonne sur la toile. La tenture au-dessus d’Arlequin semble relevée pour inaugurer le spectacle d’un monde nouveau, érigé soudain sur les décombres d’un nombre ancien.
De là cette sensation de mobilité effrayante de l’univers cézannien et rimbaldien. Cette nouvelle harmonie, fondée sur un « ordre naissant » [6], bouleverse l’agencement ancien du sens et de la couleur. Dans les exemples cités, Le Cruchon vert ou Le Grand Baigneur, la répartition des couleurs sur la toile n’est plus fonction des conventions réelles mais obéit aux impératifs d’une construction intuitive. De même, dans les dernières Sainte-Victoire » (C.R.200-205), les pigments utilisés pour l’horizon apparaissent sur la roche, tandis que le ciel se colore par endroits de teintes propres à la végétation.
Ce dynamisme cézannien, qui repose sur la création d’un nouvel équilibre, ne tâche pas de rendre les variations d’un moment : ce ne sont plus les stations dans l’affect des cathédrales de Monet à toute heure du jour ni les engourdissements lumineux et sensuels des baigneuses de Renoir. Cézanne et Rimbaud ne fixent pas les instants fugitifs de la réalité au moyen des harmonies imitatives verlainiennes ou des dégradés de couleurs impressionnistes, mais l’instant où le réel apparaît, enfin, dans sa vérité, dépouillé des conventions. Ce monde de sensations vivifiées et recomposées est celui des Illuminations : les derniers textes de Rimbaud témoignent d’un obsédant souci de la construction et de la représentation dans l’espace : Mystique, Ornières, Les Ponts, en sont les exemples les plus frappants [7], au point que l’on peut se demander si certains poèmes ne s’assimilent pas à des « tentatives de visualisation par l’écrit » [8]. La construction géométrique, serrée, précise, exclut l’arbitraire, ainsi que chez Cézanne.
C’est que tous deux ont été confrontés à la même difficulté de facture : comment offrir une lecture plastique cohérente de l’informe ? Le travail sur l’origine et l’aube de l’univers ou de l’âme ne laisse aucune place ni aux euphories légères de la touche colorée ni aux épilogues de l’émotion. Puisque tous les éléments de l’espace cézannien et rimbaldien sont indissociables, il importe de maîtriser leur organisation. La construction prévaut donc et c’est bien à la joie d’une édification que leur interprétation du réel nous invite. Dans cette architecture, la couleur joue un rôle central :
Le dessin et la couleur ne sont point distincts ; au fur et à mesure que l’on peint on dessine ; plus la couleur s’harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et de modelé. [9]
Ces « rapports de tons », tout en permettant de se dégager des lois arbitraires de la figuration conventionnelle, évitent à la toile de se disséminer dans un fatras coloré ou au poème, privé de sens, de se déliter. Verlaine et Matisse [10] furent sensibles à la vigueur de cet art : l’auteur des Fêtes galantes se réjouissait, à l’orée des Illuminations, d’entrer dans « l’empire de la Force splendide », tandis que Matisse, le premier, apprécia la valeur architectonique, quasi-poussinienne, de la couleur cézannienne : « Il [Cézanne] eut le mérite de vouloir que les tons fussent des forces dans le tableau ».
Ainsi les Cinq Baigneuses du Musée de Bâle (C.R.62, Fig. J), présentent-elles une intégration absolue de tous les éléments humains, végétaux et aquatiques.
Fig. J – Cinq Baigneuses, 1885-1887
Huile sur toile, 65,3 × 65,3 cm
Musée de Bâle
Fig. K – Dessin préparatoire, 1885-1887
Crayon sur papier, 13,4 x 13,4 cm
Collection Drue Heinz
Mais cette imbrication ne représente pas l’aboutissement du travail formel d’un Monet consistant à utiliser, par un système d’équivalences que Proust a poétiquement analysé [11], des termes marins pour des termes terriens, et réciproquement. La composition cézannienne n’est pas l’instrument de tels artifices intellectuels ; rien en elle qui se laisse asservir aux impératifs de l’impression : les baigneuses ne sont pas à couvert d’une loge de feuilles, dans l’enclos lumineux des sous-bois chers à Renoir et ce ne sont pas des reflets moirés de feuillage traversé par le soleil qui jouent sur leur corps ; leur peau, qui paraît frottée d’herbe et de ciel, présente – quant au choix des teintes –, le même degré d’invraisemblance que les morphologies féminines ou les tons ocres des feuillages. La construction impose son règne dans chaque partie de la toile (cf. le quadrillage minutieux exécuté par Cézanne sur le dessin préparatoire (Fig. K, C.R.63), assurant la cohésion presque organique de l’œuvre [12]. La composition devient la sensation ou plutôt le réseau de perceptions grenues qu’elle a pour charge d’évaluer, de hiérarchiser et de classer. Les émotions procurées par l’herbe, la peau, le ciel et l’eau sont cousues ensemble, révélant le réel telle une étoffe dense et rugueuse qui se déferait si l’un des éléments venait à faire défaut [13].
Les structures cézannienne et rimbaldienne échappent donc aux conventions stériles du décor comme aux gratuités de l’abstraction parce que leur dessein est autre : importe au premier chef de restituer le monde dans l’instant de « naissance éternelle » (Villes II), où la perception l’enfante. C’est pourquoi ni l’un ni l’autre ne purent se résigner aux contraintes formelles imposées par l’impressionnisme : pas plus que Cézanne ne parvint à limiter sa palette aux couleurs du prisme, Rimbaud ne put se restreindre au pointillisme littéraire de Verlaine.
C’eût été mutiler la sensation elle-même. Celle-ci, dans leur esthétique, ne s’appréhende que globalement ; tout se passe comme si, animés d’une semblable véhémence de « sauvage raffiné », ils s’affairaient à dégager des fragments d’un monde, des blocs énormes de sensation que leur travail paradoxal raffine jusqu’à en reconstituer l’énergie originelle [14].
Si homogène et dru se présente l’espace ainsi créé qu’une seule de ses portions acquiert cohérence et s’invertit aussitôt des prestiges du réel [15]. Il n’est donc pas assuré que le caractère fragmentaire propre à leurs œuvres ultimes témoigne d’un quelconque degré d’inachèvement. Il nous semble au contraire attester la vigueur de la sensation qui ne se rabougrit plus dans ce que Cézanne appelle cruellement « le fini des imbéciles » [16].
Encore ne s’agit-il pas exactement du « chaos » que Van Gogh rêvait d’emprisonner dans un « bocal » : leur travail s’apparente à celui de deux ingénieurs qui réinventent le monde en assemblant de nouveau, avec une rigueur qui proscrit tout laisser-aller mental, chacun de ses éléments. Ces compositions sont, pour ainsi dire, vivantes et actives, en progrès perpétuel ; elles donnent du réel l’image d’une beauté en chantier (« Being Beauteous », écrit Rimbaud), un film de la genèse, dont aucune représentation strictement figurative ne parviendrait à rendre compte.
Comment ne pas songer à la poésie gréco-latine ? Faut-il rappeler l’immense culture de Cézanne et Rimbaud, ainsi que leur connaissance vivante de la mythologie et de la littérature antiques ? Les Bucoliques de Théocrite ou de Virgile ne sont pas des souvenirs littéraires poussiéreux, mais de véritables patrons formels qu’ils utiliseront pour leur dernière façon. L’émotion, dans la poésie grecque, est d’abord celle du monde qui s’anime dans l’indétermination souveraine de la sensation : celle-ci n’a pas encore été tailladée en ces morceaux distincts et reconnaissables que sont l’âme et le corps (Adieu, Saison).
L’Idylle VII de Théocrite (Les Thalysies) propose une « réalisation de la sensation », pour reprendre la formule cézannienne [17]. Rimbaud a relevé cette grandeur unique de l’art antique : « En Grèce [...] vers et lyres rythment l’action. Après, musique et rimes sont jeux, délassement » [18]. Avec une prescience et une humilité stupéfiantes, dès 1871, ce grand lettré [19], toujours pressé de se dégager des « formes vieilles », comprend que la filiation antique ne sera jamais rompue, et qu’elle vivifiera son œuvre ultime : « Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester – Au fond ce serait encore un peu la poésie grecque » [20]. Les Illuminations honorent – non sans humour – cette dette plastique, avec Après le Déluge, poème liminaire à bien des égards, dans lequel l’auteur salue « les églogues en sabots grognant dans le verger ». Le verbe « grogner » indique assez que pour Rimbaud, la bucolique grecque ou latine est une réalité vivante et primitive, bien éloignée du verbe pétrifié des Parnassiens ou des raffinements élégiaques de Verlaine [21].
Cézanne, qui connaissait par cœur telle bucolique virgilienne et traduisait pour le plaisir les Idylles de Théocrite, se sentait certainement plus proche de cette parole antique bourgeonnante et drue, que de l’esthétique étriquée de ses contemporains. L’univers rimbaldien, où tout germe, grogne et piaule, et qui « commence » toujours par « toute une rustrerie » (Matinée d’ivresse) lui eût paru sans doute plus familier que la peinture des salons parisiens d’un Degas.
D’où, chez l’un comme chez l’autre, cet amour de la nature qui apparaît dans leur correspondance et que leur œuvre exalte [22]. Si l’art antique figure thématiquement dans leurs premières recherches, la « sève du monde » [23] qu’il recèle sourd dans leurs productions ultimes : chaque aquarelle de 1900, chaque pièce des Illuminations, est une sorte de mime rustique à la manière de Théocrite, dans lequel les couleurs ont des fraîcheurs de cristal, un « chaos irisé » [24] qui est le terme de leurs recherches plastiques.