Cet article constitue une version revue et corrigée d’une étude originairement parue dans R. Pretagostini (éd.), Tradizione e innovazione nella cultura greca da Omero all’età ellenistica. Scritti in onore di Bruno Gentili, Roma, Gruppo editoriale internazionale, 1993, I, p. 785-799, puis reprise dans Sentiers transversaux. Entre poétiques grecques et poétiques contemporaines, Grenoble, Jérôme Millon, 2008, p. 205-216. Nous remercions Claude Calame de nous avoir proposé de le republier ici.
Sur Prométhée héros culturel, il n’y a sans doute plus matière à de longs développements. Et le passage en Grèce antique d’une culture orale à une culture de l’écriture ne devrait probablement plus être en mesure de susciter de nouveaux commentaires ; à moins que la perspective linéaire sous laquelle cette transition essentielle a été en général envisagée n’ait contribué à effacer quelques nuances dans la lecture des textes censés nous autoriser à la dessiner. On se rappelle le Prométhée d’Eschyle qui, attaché nu à un rocher et dépourvu de l’expédient artificieux (sóphisma) susceptible de le délivrer, lui oppose désespérément tous les moyens techniques (mekhanémata) qu’il a lui-même mis à disposition des hommes pour les tirer de leur état premier de cécité et de surdité [1]. Parmi ces inventions créatrices de civilisation — constructions architectoniques, repères astronomiques de la météorologie, sóphisma du nombre, joug et attelage ou navires « ailés », puis médicaments guérisseurs, art divinatoire dans toutes ses modalités sémiotiques et techniques métallurgiques —, les caractères de l’écriture (grámmata) occupent une place de choix. Les mots par lesquels Prométhée l’inventeur nous présente cette technique essentielle en précisent deux aspects singuliers : plus que les lettres isolées, ce sont les possibilités de combinaison des caractères de l’écriture (grammáton sunthéseis) que le héros civilisateur a imaginées pour le bienfait des hommes. Par ailleurs, ces dispositions combinatoires des éléments de l’écrit sont présentées comme la mémoire de toute chose (mnéme hapánton) ; l’écriture c’est donc « une artisane, mère des Muses » (mousométor ergáne) [2]. Écriture perçue dans son aspect de succession combinatoire et de développement linéaire ; écriture se substituant à Mnémosyne, l’incarnation de la mémoire, comme mère des Muses, dans un passage subreptice de l’oral à l’écrit ! Deux aspects inattendus, méritant éclairage.
1. Images graphiques de l’écriture
Commençons par le concept de súnthesis dont le signifiant ne va pas tarder à devenir un terme technique utilisé dans le domaine de la rhétorique ; suivant le nom qui la complète au génitif, súnthesis désigne tour à tour la combinaison des voyelles et des consonnes dans un mot, l’agencement des mètres définissant une période rythmique, la séquence des mots produisant un énoncé, l’ensemble des énoncés constituant un discours écrit (súngramma / lógos) ou un poème épique [3]. Le terme reçoit dès lors une acception technique assez marquée pour être utilisé par Denys d’Halicarnasse dans la désignation de son traité de stylistique : la súnthesis onomáton, ce sont désormais aussi bien l’agencement phonétique et rythmique des syllabes composant les mots que la combinaison des mots et des énoncés produisant un développement argumenté. On va y revenir à propos du rythme ; mais non sans avoir encore signalé qu’Alcée déjà, puis Pindare usent tour à tour du terme thésis pour dénoter le processus de construction architectonique dont le poème est le produit artisanal [4]. En tant qu’invention technique, l’écriture est donc moins envisagée par le Prométhée éschyléen comme un ensemble paradigmatique d’éléments discrets que sous l’aspect combinatoire des mises en séquence multiples dont ses composants sont l’objet.
1.1. Morphologie scripturale
Pourtant les nombreux passages de textes tragiques cités par Athénée à propos de l’alphabet ne témoignent-ils pas qu’au Ve siècle la sensibilité des Athéniens aux lettres de l’alphabet se portait sur leurs formes individuelles, indépendamment de leur insertion et de leur combinaison dans une chaîne graphique continue ? Le héros du fameux Spectacle de l’alphabet de Callias déclame les lettres de l’alphabet dans leur ordre canonique avant que les choreutes (incarnant les 24 lettres de l’alphabet ?) n’associent successivement chaque consonne aux sept voyelles de l’alphabet classique pour former autant de syllabes : premières possibilités combinatoires, mais aussi passage du signe écrit à son correspondant phonique. Après une seconde scène de déclamation consacrée à la prononciation rythmée des voyelles, on revient à la qualité graphique de l’écriture en prêtant voix aux lettres elles-mêmes : les voilà susceptibles de décrire géométriquement et métaphoriquement leur propre forme [5].
Le caractère d’écriture vu isolément comme un assemblage de formes géométriques (cercles, traits et points), qui mieux qu’un illettré pourrait en donner l’image ? Pour l’analphabète, aucune possibilité de donner du tracé iconique une interprétation vocale. C’est ainsi à un pauvre berger illettré qu’ont recouru successivement Euripide, Agathon et Théodectès de Phasélis, tous tragédiens, pour réduire le nom de Thésée à sa pure expression graphique [6]. Dans ces descriptions, les lettres sont considérées dans leur succession certes, mais comme entités distinctes les unes des autres, à leur tour décomposables individuellement en figures géométriques simples.
Ces quelques indices n’ont fait que confirmer la représentation en éléments détachés que, nous modernes, nous nous faisons de l’écriture ; marquée aussi bien par un apprentissage analytique que par l’aspect discret des caractères imprimés, cette conception moderne a tout normalement été projetée sur la conception antique. C’est dans ce sens que tout naturellement a été lu le fameux passage d’Hérodote narrant la reprise et l’adaptation par les Grecs du système d’écriture phénicien : parmi d’autres connaissances (didaskalía), les Phéniciens accompagnant Cadmos dans son émigration en Béotie auraient introduit en Grèce ces grámmata dont l’usage était répandu en Phénicie depuis longtemps ; avec le temps, ils en modifièrent la « prononciation » (phoné), et la « forme » (rhuthmós) — traduit-on généralement. Ces « lettres cadméennes », adaptées au grec, Hérodote dit les avoir vu utiliser dans des inscriptions archaïques ornant des objets déposés dans le temple d’Apollon Isménios à Thèbes. Puis les Ioniens, qui habitaient alors la plupart des régions environnantes, auraient repris les signes graphiques de ces migrants, par apprentissage (didáskei), en en modifiant à leur tour quelque peu la « forme » (metarruthmísantes) [7].
1.2. Le flux du rythme musical
Or, à envisager le terme rhuthmós et ses dérivés dans leurs aspects sémantiques fondamentaux, on s’aperçoit rapidement qu’il ne s’agit pas exactement de désigner une forme. À l’époque d’Hérodote, rhuthmós ressort essentiellement au domaine musical, dans le sens grec, compréhensif de cette désignation. « Rythme » dénote ainsi la cadence du pas d’une armée avançant dans un ordre (táxis) réglé par le son de la flûte, ou plus simplement la mesure d’un pas dansé [8]. Pour déterminer le rôle de la musique dans la cité idéale, le Platon des Lois est conduit à préciser ce sens chorégraphique de rhuthmós ; ce terme désigne la cadence (táxis) du mouvement en relation avec la mélodie de la voix qui, en tant qu’harmonie, est soutenue par la succession et l’accord des aiguës et des graves [9].
Mais dans la théorie musicale, rhuthmós paraît assumer un sens encore plus spécifique. Par la voix des protagonistes de la République de Platon, on apprend que Damon semble avoir distingué dès le Ve siècle entre l’harmonie du mélos (vocal et instrumental), les cadences des pas de danse (báseis) et les rythmes métriques produits par l’alternance des brèves et des longues dans l’émission du logos. Du rythme marché ou dansé, on passe donc au rythme vocal. Et ceci par homologie. En effet, cette acception métrique et vocale du concept du rhuthmós, se retrouve, à l’époque même de Damon, chez Aristophane ; dans la célèbre tentative d’initiation musicale de Strépsiade par Socrate, ce terme est réservé aux « rythmes » dansés, tels que le kat’enóplion, en opposition aux mètres récités, trimètre (iambique) et tétramètre (trochaïque) d’un côté, mètre épique de l’autre. Dans ce sens très précis, le « rythme » — mesure de l’émission vocale — est envisagé dans son accord avec la cadence d’un pas de danse [10] .
Il est dès lors avéré que complémentairement aux « mètres » qui désignent les cadences de la période dans la poésie récitée, les « rythmes » se réfèrent aux cadences des poèmes chantés, et par conséquent dansés. C’est ainsi qu’Isocrate définit la prose par opposition aux « mètres » et aux « rythmes » utilisés par les poètes ; c’est ainsi également qu’on a pu attribuer à Philolaos un traité consacré aux mètres et aux rythmes et que Platon juge dangereux les traités rédigés par écrit qui, sans être faits pour être chantés (álura), sont néanmoins soit rédigés dans une prose métrique, soit en prose pure, privés de rythme et d’harmonie [11]. Le rythme grec est bien une notion musicale : cadence de l’émission verbale faite de la succession de syllabes brèves et longues comme le précise Denys d’Halicarnasse [12], cadence phonique dans sa relation avec la cadence de la danse et avec la mélodie qui l’accompagne. Cette relation de coïncidence rythmique entre l’émission vocale et le pas de danse, les poètes eux-mêmes l’ont sentie et exprimée par l’utilisation du terme rhuthmós ; ainsi Ion de Chios frappant le sol à un rythme « de course » (trékhonti) tout en jouant de la flûte, ou ces choreutes anonymes décrivant l’exécution musicale qu’ils sont en train de consacrer à Dionysos comme le « flux » (khéontes) d’un rythme simple dansé (et probablement énoncé) sur une mélodie modulée [13].
La métaphore de l’écoulement d’un rythme nous renvoie directement à l’étymologie de rhuthmós. L’analyse morphologique du terme montre non seulement sa dérivation à partir du verbe rhéo, « couler », mais aussi le caractère dynamique que lui ajoute le suffixe -thmós. Du point de vue de la morphologie, rhuthmós désigne donc une « configuration d’éléments en mouvement » [14] ; il désigne une séquence d’éléments saisie dans le procès de sa construction et de son organisation (en l’occurrence cadencées), dans le dessin de son tracé (rythmé).
1.3. Écritures de la voix
Si, dans la description d’Hérodote, travail du temps et intervention ponctuelle des Ioniens conduisent à des modifications de l’alphabet phénicien, la désignation de ces transformations par le verbe metarrhuthmízein porte moins sur la forme individuelle de chaque lettre que sur la configuration de la séquence qu’elles dessinent quand elles sont enchaînées dans la représentation graphique d’un énoncé [15]. Les inscriptions archaïques, considérées dans leur aspect formel, sont à cet égard fort instructives. Dans l’adaptation de l’instrument phénicien à leurs propres besoins et représentations, les Grecs semblent avoir éprouvé moins de difficultés au sujet de la forme des lettres qu’à l’égard de leur articulation dans la transcription d’un énoncé. Connaissant de nombreuses variations locales, les différents abécédaires grecs, attestés à l’époque archaïque, se laissent aisément reconduire aux formes des alphabets sémitiques considérés comme leurs ancêtres. En revanche, la détermination de la direction de l’énoncé graphique et de sa configuration a été l’objet de nombreuses tentatives ; la plus connue est celle qui, comparée au parcours en va-et-vient de l’attelage des bœufs laboureurs traçant des sillons, a pris le nom de boustrophédon. Encore au IIe siècle ap. J.-C., ce tracé suscite la curiosité de Pausanias quand à Olympie il tente de déchiffrer les inscriptions commentant les scènes reproduites sur le coffre archaïque de Cypsélos [16]. Dans leurs premières inscriptions sur pierre, et plus encore dans la céramique, les Grecs ont montré une sensibilité singulière à la configuration graphique d’un énoncé dans l’entier de son développement. Là où elles rehaussent une représentation figurée de la céramique, les inscriptions s’intègrent à l’image, achevant volontiers la cohésion architecturale et esthétique de son tracé [17].
Quand les Grecs « changent le rythme » des grámmata importés par les Phéniciens, ils en modifient surtout l’enchaînement apte à transcrire le flux phonique des énoncés de leur propre langue ; de là ces inscriptions ondoyantes, sinueuses ou rectilignes qui éprouvent bien de la peine à se plier à une orientation unique !
1.4. Énoncés rythmiques et poétiques
Car Hérodote dit parfaitement l’interdépendance entre l’énoncé phonique et sa transcription graphique : le « rythme » des lettres se modifie en accord avec celui de la langue. Or on sait bien que, parmi les problèmes phonétiques que posa aux Grecs l’adaptation d’un système graphique élaboré pour une langue différente, plus que la transcription des aspirées ou des doubles consonnes, l’élaboration des signes aptes à rendre les voyelles exigea les solutions les plus délicates [18]. Introduire des voyelles dans un système graphique consonantique — c’est-à-dire syllabique —, c’est vraiment en modifier le rythme au moment de son utilisation dans la transcription d’énoncés concrets.
Mais là encore la réalisation graphique est inséparablement liée au flux phonique de l’énoncé. Et ceci à d’autant plus forte raison que les inscriptions les plus anciennes parmi celles qui nous sont parvenues — copiées en scriptio continua — correspondent volontiers à des énoncés métriques et par conséquent poétiques. On sait donc qu’en Grèce « archaïque » et classique, la mesure de la cadence d’une période poétique est constituée par l’alternance réglée de longues et de brèves (dans une proportion moyenne de 2 : 1) et que l’unité en est la syllabe ; de là plusieurs schémas métriques (dénommés kôla) dont la combinaison donne sa mesure et sa cadence à la période (et qui ont fait l’objet de plusieurs tentatives de transcription arithmétique) [19]. On comprend dès lors la nécessité pour les hellénophones d’introduire, dans un système de transcription graphique consonantique, des signes aptes à transcrire également les voyelles. Par ailleurs, comme on l’a indiqué, toute forme chantée était doublée de mouvements du corps, d’ordre chorégraphique ; à la cadence du flux vocal correspond donc, dans tout énoncé poétique, une pratique chorégraphique dont le rythme suit celui de l’émission vocale avec sa mesure. On retrouve ainsi la notion musicale de rythme, puisque la cadence phonique constituée par la séquence des syllabes brèves et des syllabes longues détermine celle du pas de danse qui à son tour souligne organiquement et collectivement l’émission vocale. Relevant d’un accent tonal et non pas tonique, l’intonation relative à l’accentuation ne sera quant à elle marquée graphiquement que beaucoup plus tard, en général de manière très ponctuelle.
Dans ce flux continu et cadencé, la distinction des périodes trouve en général son correspondant dans l’organisation en lignes du texte écrit [20]. Et c’est ainsi que, sur papyrus et manuscrits, les textes poétiques, parmi lesquels en particulier les parties chorales de la tragédie, sont disposés en une succession de lignes dont l’organisation correspond aux périodes métriques des paroles dites, chantées et animées par le mouvement du corps ; « mesure des kôla » , la colométrie graphique renvoie à la cadence métrique et chorégraphique du flux vocal poétique. Ainsi, par un jeu de métaphore gestuelle, non seulement l’un des protagonistes de la Tragédie Lettreuse de Callias parvient-il à réciter l’abécédaire en trimètres iambiques, mais — rappelons-le — le chœur de femmes de cette tragédie se permet de le danser et de le chanter (émmetros kaì memelopepoieménos) en unissant successivement chaque consonne à chacune des sept voyelles de l’alphabet grec. Ce sont donc les syllabes et leur séquence qui permettent la mise en discours strophique, vocale et rythmée, de l’écriture empruntée aux Phéniciens ! Elles le font si bien qu’en un autre passage, Athénée nous raconte que selon le Péripatéticien Cléarque, les parties chorales, chantées et dansées, de la tragédie alphabétique de Callias servirent de modèles pour des compositions poétiques aussi célèbres que l’Œdipe-Roi de Sophocle et la Médée d’Euripide [21].
L’écriture phénicienne transposée par les Grecs ne semble viser en premier lieu qu’à donner une image graphique d’un énoncé phonique rythmé, d’un énoncé poétique proféré oralement et correspondant à un mouvement corporel ; probabilité historique qui fonde sans doute la représentation classique de l’écriture en Grèce. Même si la prudence philologique nous interdit d’accorder créance aux éléments d’une biographie largement légendaire, peut-être est-ce dans le sens de la reprise de l’analogie rythmique qu’il faut interpréter l’effort esthétisant attribué à Pythagore qui entreprit de retracer (rhuthmízein) la forme des lettres à partir de figures géométriques élémentaires [22].
2. Mémoires de l’écrit
Quoi qu’il en soit, les affinités que la représentation grecque de l’écriture semble entretenir avec les effets de flux cadencé provoqués par l’énoncé oral expliquent mieux la référence prométhéenne, de pair avec la valeur combinatoire des lettres, à la mémoire et à la Muse. Cette référence n’est-elle pourtant pas paradoxale ? Ne contredit-elle pas la célèbre critique de l’écriture, instrument délétère de la mémoire, formulée dans le Phèdre par Platon ? L’illustre récit de Thoth ne fonde-t-il pas toute la théorie moderne de la relation étroite existant entre l’exercice de la mémoire, incarnée en Grèce dans le rôle inspirateur attribué aux Muses et à Mnémosyne leur mère, et une tradition poétique essentiellement orale [23] ?
2.1. Remèdes scripturaux à l’oubli
À vrai dire, plusieurs indices tendent à confirmer l’existence en Grèce classique d’une représentation dans laquelle l’écriture entendue comme activité artisane vient prendre le rôle traditionnellement attribué à la mémoire ; comme chez Eschyle, l’écriture peut désormais assumer les traits de la mère des Muses.
Certains de ces indices ont déjà fait l’objet d’une large publicité. Tel le célèbre passage de l’Éloge de Palamède par Gorgias le Sophiste qui, au nombre des ressources données à l’homme pour tirer sa vie de l’impasse (pórimon ex apórou), attribue au héros l’écriture, cet instrument de la mémoire (mnémes órganon) ; tel aussi ce fragment de la tragédie consacrée par Euripide au même héros civilisateur, qui présente l’écriture comme une invention susceptible, par la combinaison des voyelles et des consonnes en syllabes, de fournir un remède à l’oubli (tà tês léthes phármaka) [24]. Et c’est encore le poinikastás de Crète, ce spécialiste en lettres phéniciennes, qui a pour fonction d’écrire et par conséquent de mémoriser (mnamoneúein) les affaires publiques ; ce scribe, on le dénomme d’ailleurs parfois, en Crète même, mnámon, le « mémorisateur » [25].
Écriture-mémoire, écriture instrument d’artisan, écriture sans doute de plus en plus largement utilisée dans la composition poétique, elle-même envisagée comme une activité technique de construction savante.
2. 2. L’oral écrit
Mais cet avènement de l’écriture dans le champ de la mémoire n’entraîne avec lui aucune dépréciation de l’oral. Les quelques textes allégués jusqu’ici devraient nous convaincre que, dès sa reprise par les Grecs, l’écriture devient une sorte de simple métaphore de la parole, et plus spécifiquement de la parole poétique, avec ses rythmes propres à la fois chantés et dansés.
Cette assimilation de l’énoncé écrit à la parole orale est également à l’origine du paradoxe relevé par d’autres quant au rôle parfois joué par l’écriture dans la construction de l’intrigue tragique. Les causes de l’insuccès du premier Hippolyte d’Euripide sont connues ; elles trouvent un écho chez Aristophane. La première version présentée par le tragique sur la scène attique aurait fait de Phèdre une pórne, une débauchée, et la tragédie fut taxée d’indécence [26] . Pour éviter la confrontation entre une belle-mère et un beau-fils que la honte devait conduire à se voiler la face devant elle (de là le titre de ce premier Hippolyte voilé), Euripide imagina dans la seconde version d’anticiper le suicide de Phèdre et de faire mourir l’héroïne avant la rencontre avec Hippolyte. Comment concilier dès lors préservation de la pudeur et accusation coupable d’un amour inexistant ? Le moyen technique offert par l’écriture est précisément là pour réduire l’impasse chronologique provoquée par la modification de l’intrigue. C’est par la tablette attachée à sa main et les signes qui y sont tracés que Phèdre, qui s’est déjà donné la mort, va pouvoir porter contre son beau-fils l’accusation destinée à entraîner sa chute. Marquée du sceau de la défunte, la tablette se manifeste naturellement à Thésée par l’intermédiaire de la vue. Mais dès que s’est exprimée la violente émotion provoquée par la vision du cadavre de son épouse, le héros cherche à connaître la signification du message porté par la tablette ; celle-ci est dès lors pourvue non seulement d’une volonté, mais aussi d’une voix (ído tí léxai deltòs héde moi thélei). Décachetée, la tablette se met alors à crier ; mieux, elle profère un chant qui, par l’écriture, est donné à voir (eîdon graphaîs mélos phtheggómenon) [27]. Le syncrétisme est donc entier entre vue/lecture et ouïe/« oralité », mais aussi, du point de vue de l’émetteur, entre écrit et oral. Une telle intégration de deux modes de communication et de deux types de tradition avait déjà été annoncée par la nourrice ; celle-ci montrait que la connaissance de la tradition légendaire dépend aussi bien de la fréquentation des poètes (en moúsais) que de la possession des écrits (graphaí) des anciens [28].
Désormais, même si elle rapporte le mensonge forgé par Phèdre, la tablette constitue un témoignage et un signe plus sûr que ceux de la divination ; c’est elle qui accuse oralement Hippolyte. Sans doute mensongère, elle n’en provoque pas moins, pratiquement, la mort du jeune héros [29].
Dès lors, au IVe siècle, l’écriture est-elle vraiment de la part de Platon la victime du mépris et du rejet que l’on a dits ? À parcourir tous les passages traitant de cet instrument dont l’usage a désormais profondément pénétré les modes de la tradition de la culture grecque, on la trouve soumise à des jugements nuancés, sinon ambivalents. Dans le récit exemplaire qui dans le Timée introduit la narration du mythe de l’Atlantide, les efforts déployés par Solon pour se remémorer le passé de la Grèce faillissent devant le savoir des prêtres égyptiens de Saïs ; ils sont en effet les détenteurs d’un système d’écriture qui leur a permis d’enregistrer dans leurs temples les événements les plus reculés (gegramména ek palaioû kaì sesosména) parmi ceux transmis dans un premier temps par ouï-dire (akoêi). Mais quand ce mythe est repris dans le Critias, sa narration est introduite par une invocation à Mnémosyne ; le récit consigné par écrit dans les archives des prêtres d’Égypte est en effet raconté oralement à Solon qui en rapporte à Athènes sa version (tá pote rhethénta hupò tôn hieréon kaì deûro hupò Sólonos komisthénta) avant qu’il fasse l’objet des efforts de mémoire (mnesthéntes) du vieux Critias et de ses interlocuteurs [30]. Quand il s’agit du récit (lógos) et en particulier des discours vrais relatifs au passé de la cité, tradition écrite et tradition orale concourent à l’exercice de la même fonction mémoriale. Dans le passage du Phèdre si souvent allégué, si l’on attribue à l’écriture un rôle négatif dans l’exercice de la mémoire intérieure, de la mémoire philosophique (anamimneiskoménous), on lui reconnaît tout de même une valeur comme remède à la remémoration du récit (hupómnesis). Et n’oublions pas que dans le Philèbe, l’explication de la nature des sensations recourt à la double métaphore d’une mémoire-scribe utilisant l’écriture pour enregistrer dans l’âme des discours, que ceux-ci soient véridiques ou mensongers [31].
Sans doute n’est-ce qu’avec Aristote que l’écriture devient garantie d’exactitude et de vérité ; mais la réalisation discursive de l’écrit est encore désignée par le terme léxis, un dérivé du verbe « dire » [32] !
Ainsi à travers l’impression visuelle de l’écriture, Grecques et Grecs perçoivent toujours l’intonation d’une voix. Quand elle assume une forme poétique la cadence de cette voix renvoie à un rythme chorégraphique. C’est ainsi le corps qui, dans ses mouvements ritualisés, est marqué par ce flux cadencé avant que celui-ci n’entraîne l’âme elle-même ; c’est ce qu’indique en particulier la théorie musicale développée par Platon. En effet, destiné à une performance musicale dans des circonstances publiques rituelles, le poème grec se présente souvent comme un acte de chant. Exécuté dans un cadre rituel et souvent religieux, ce chant volontiers choral inscrit en particulier le « mythe » qu’il représente, relatif au passé héroïque de la cité, dans la mémoire culturelle de la communauté [33]. À la fois vocale, musicale et corporelle, la pratique poétique cadencée implique donc, dans une culture traditionnelle comme celle de la Grèce classique, une « rythmicisation » rituelle et collective, à la fois organique et mentale, des processus individuels de subjectivation [34]. Ce sera là l’objet d’une autre étude !
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