Formes de sujet en Grèce ancienne

Pascal Michon
Article publié le 21 janvier 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Formes de sujet en Grèce ancienne  », Rhuthmos, 21 janvier 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article256

 Une énigme anthropologico-historique : l’apparition du je dans les pratiques poétiques en Grèce ancienne (VIIIe siècle)

La plupart des spécialistes de la Grèce ancienne sont d’accord pour considérer que la notion de sujet, au moins telle qu’elle a été élaborée en Occident à partir du XVIIe siècle, était inconnue de cette société. Les Grecs anciens ne se considéraient pas comme des entités distinctes d’un monde objectif, socialement indépendantes et libres, agissant de manière complètement autonome, entièrement responsables de leurs actions, dotées d’une intériorité qui leur aurait entièrement appartenu et capables d’acquérir par elles-mêmes, par la grâce de la seule réflexion, la certitude de leur légitimité métaphysique.


Pourtant, toute réalité subjective n’était pas absente de leur vie. Comme toute langue humaine, le grec possédait ce que Benveniste appelle un « appareil formel de l’énonciation » (pronoms, déictiques, système des temps verbaux, modalisations, etc.) qui était responsable de l’installation des locuteurs comme sujets de leur discours (au deux sens du génitif) et qui constituait le référent vide de toute imputation de subjectivité. Par ailleurs, comme dans bien d’autres sociétés, les discours littéraires – au sens le plus large de ce terme et en dépit de formes, là encore, très différentes des nôtres – fournissaient de nombreuses formes-puissances rythmiques qui traversaient les espaces et les temps, et participaient ainsi activement à la subjectivation des individus singuliers et collectifs.


Au cours de ces dernières années, un certain nombre de travaux historiques ont ainsi noté la présence très ancienne, dans des discours destinés à des performances chantées, sinon d’un sujet du moins d’un je. Hésiode, qui vivait à la fin du VIIIe siècle, a peut-être été le premier en Grèce ancienne, si l’on excepte l’aède homérique qu’il est difficile de dater, à se référer à lui-même par je  : « Jamais encore je ne me suis embarqué sur la vaste mer, si ce n’est pour l’Eubée, à Aulis, […] c’est là que je m’embarquai pour Chalcis […] Bien des prix étaient proposés par les fils du héros, et c’est alors, je puis le rappeler, qu’un hymne me donna la victoire et que je gagnai un trépied à deux anses, que je consacrai aux Muses de l’Hélicon dans les lieux mêmes où, pour la première fois, elles m’avaient mis sur la route des chants harmonieux. Je n’ai pas d’autre expérience des nefs aux milles chevilles. [1] » Quelques décennies plus tard, Archiloque (vers 716 – vers 664) se réfère également à lui-même de cette manière : « Je suis le serviteur des muses » (fr. 1, 1 West). De même, chez Alcman (deuxième moitié du VIIe siècle) apparaît, dans certains chants, un je féminin qui décrit le moment de son réveil par les Muses pour prendre part au rituel. Enfin, Sappho (fin VIIe – début VIe siècle) compose la première description connue de l’émotion amoureuse à la première personne.


Tout en reconnaissant que la présence de telles formes de sujet ne pouvait attester d’une subjectivité de type moderne, totalement étrangère à cette culture, certains historiens ont ainsi commencé à se poser une série de questions fondamentales pour notre recherche : Comment éviter de dénier aux sociétés dites « traditionnelles » ou « pré-modernes » l’existence de tout processus de subjectivation ? Comment décrire des formes de sujet différentes des nôtres ? Comment rendre compte, en l’espèce, de l’apparition de ce je sans en faire de manière à la fois anachronique et atemporelle le symbole d’une « découverte DU sujet » ? Quelles relations ce je lyrique entretenait-il réellement avec la personne du poète et, au-delà, avec les multiples formes de vie qui en constituaient le substrat ? En bref, que nous indique-t-il sur les transformations anthropologico-historiques en cours en Grèce ancienne ? Comme l’a fait remarquer Claude Calame, répondre à ces questions est loin d’être simple : « On a supposé que les poèmes méliques ne pouvaient se référer qu’à une situation réelle […] Le je mélique ne pourrait que se référer à la personne biographique et historique du poète ou de la poétesse, dans le hic et nunc de la “performance” […] [or] la question de la persona loquens et de son autorité en poésie grecque ne saurait se satisfaire de réponses aussi simples. [2] »


Michel Foucault, il est vrai, avait déjà abordé quelques années auparavant la question du sujet en Grèce ancienne. Ses derniers travaux possédaient de ce point de vue de grands mérites, notamment parce qu’ils permettaient de réhistoriciser radicalement le concept de sujet, c’est-à-dire d’en refaire à la fois – car l’un n’est pas toujours allé avec l’autre – un objet de recherche historique et un principe variable construit culturellement [3]. Ils nous fournissaient également quelques outils analytiques très utiles comme la détermination de trois grands types de formes de vie : par la recherche de la distinction, par le développement de la vie privée et par l’intensification du rapport à soi [4]. Mais, pour des raisons complexes sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici, Foucault avait volontairement borné ses recherches à des corpus de textes prescripteurs de pratiques de soi conscientes et volontaires, excluant les textes littéraires ou les traitant comme de simples reflets de réalités extérieures. L’entreprise foucaldienne s’était en fin de compte limitée à la question des formes de vie délaissant totalement celle des formes langagières de subjectivation [5].


En mettant l’accent sur les pratiques que l’on appelle « lyriques », Jean-Pierre Vernant et Claude Calame ont été les premiers à s’engager dans cette voie nouvelle qui, malgré son importance pour l’anthropologie historique et sa fécondité évidente, n’a pas encore reçu toute l’attention qu’elle mérite [6]. Je voudrais, dans ce chapitre, à la fois leur rendre hommage et, en m’appuyant sur leurs contributions, proposer quelques pistes de recherche complémentaires.

 Le sujet lyrique selon Jean-Pierre Vernant

La « lyrique » possède à l’évidence une grande importance pour les Grecs, qui la voient volontiers, à l’instar de Pindare, comme une pratique permettant de rentrer en contact avec les dieux [7]. Son influence sociale ne saurait être exagérée, notamment par le biais de la paideia et de son rôle dans la formation de l’homme grec. Ainsi Jean-Pierre Vernant lui consacre-t-il toute une section de son essai sur l’individu grec et Claude Calame de nombreux travaux [8].


Mais, en même temps, les spécialistes s’accordent pour éviter d’attribuer aux pratiques lyriques une dimension psychologique : « Il est parfaitement vrai que les lyriques ont évoqué la force de certaines émotions. Mais le développement de la place faite à l’individu n’implique pas encore le développement de l’analyse psychologique. [9] » Chez Sappho, par exemple, « la description n’est pas psychologique, mais brutalement physique […] il est clair que presque tous ces textes évoquent Éros ou Aphrodite : non seulement les symptômes sont décrits du dehors, mais le sentiment lui-même semble naître du dehors. Comme l’écrit Bruno Snell : “Ils regardent toujours les affections violentes comme résultant de l’action des dieux.” » (p. 51).


Conscient des risques d’anachronisme, Jean-Pierre Vernant limite l’apport des textes lyriques à trois types d’effet relativement circonscrits :


1. La pratique lyrique introduirait une relativisation et une certaine individualisation des normes imposées par la société  : « La subjectivité du poète met en cause les normes établies, les valeurs socialement reconnues […] C’est au sujet, à l’individu dans ce qu’il éprouve personnellement et qui fait la matière de son chant, qu’échoit en dernier ressort le rôle de critère de valeurs. [10] »


2. La lyrique rendrait compte, pour la première fois, d’un temps intime qui introduirait une nouvelle perception de la durée : « À côté des cycles du temps cosmique et de l’ordre du temps socialisé, en opposition avec eux, l’apparition du temps tel qu’il est vécu subjectivement par l’individu : instable, changeant, menant inexorablement à la vieillesse et à la mort […] Le sujet fait, au-dedans de lui, l’expérience de ce temps personnel sous forme du regret, de la nostalgie, de l’attente, de l’espoir et de la souffrance, du souvenir des joies perdues, des présences effacées. » (p. 224)


3. Pour la première fois également, la lyrique ferait des émotions et du je lui-même un objet de culture et de communication : « L’auteur, par l’emploi de la première personne, donne au je un aspect particulier de confidence exprimant la sensibilité qui lui est propre et lui donnant la portée générale d’un modèle, d’un “topos” littéraire. » (p. 223) En communiquant ses émotions, à « un public d’amis, de concitoyens, d’hetaîroi  », le poète lyrique leur donnerait ainsi, pour la première fois, une consistance ; il confèrerait « à cette part, en nous indécise et secrète, de l’intime, de la subjectivité personnelle, une forme verbale précise, une consistance plus ferme. Formulé dans la langue du message poétique, ce que chacun éprouve individuellement comme émotion dans son for intérieur prend corps et acquiert une sorte de réalité objective » (p. 223).


Cette analyse est éclairante mais elle soulève tout de même quelques questions. On peut se demander, tout d’abord, si le premier effet cité par Vernant – la relativisation et l’individualisation des normes – ne relève pas autant d’une forme d’individuation que de subjectivation. Cette forme semble en effet simplement transporter le souci de la singularité, qui caractérisait l’aristocratie, du plan militaire au plan cultuel, cérémoniel, festif ou privé, où s’inscrit la pratique lyrique. On peut, nous le verrons, mettre en évidence un lien entre le développement d’un sujet littéraire autonome à partir de Hésiode (fin VIIIe siècle) et la forme de vie aristocratique. Et il est très probable que l’influence du modèle aristocratique ait été l’un des facteurs inaperçus de la « laïcisation » du statut du poète, que notent par ailleurs Detienne et Vernant [11]. On peut aussi penser qu’à l’inverse, le développement du sujet lyrique a pu, dans certains cas, renforcer à son tour la forme de vie fondée sur la singularité. Une déclaration de Théognis le montre assez clairement. Cet aristocrate déchu de la deuxième moitié du VIe siècle achève l’une de ses compositions lyriques, destinée à l’un de ses amis, par ces mots : « Cyrnos, que ces vers où je parle sagesse portent un sceau : on ne les dérobera jamais sans se trahir, et personne n’en altérera la bonne substance. Ainsi chacun dira : “Ce sont les vers de Théognis le Mégarien, d’universel renom”. Sans doute, je ne puis de si tôt plaire à tous mes concitoyens. Rien d’étonnant, Polypaedès : pas même Zeus, qu’il déverse ou re-tienne la pluie, ne plaît à tous les hommes. [12] »


Le deuxième effet évoqué par Vernant mettrait en jeu l’apparition d’un sens intime du temps. Si cette apparition était avérée, elle constituerait une véritable innovation anthropologique destinée à la fortune que l’on sait. Saint Augustin, l’un de ses héritiers les plus célèbres, en serait le passeur qui l’aurait transmise à la postérité. Mais, à défaut d’études de détail, il est bien difficile ici de conclure. Si nous quittons le plan de l’énoncé et du thématique sur lequel se place Vernant pour celui de l’énonciation, il ne semble pas que les textes lyriques impliquent en réalité d’intériorisation du temps. Le plus souvent, le temps lyrique reste un temps mythique ritualisé et objectif : « On constate, note Claude Calame, que le je mis en scène dans les poèmes de Sappho peut se référer à leur auteur alors que les éléments indiciels qui caractérisent le cadre spatio-temporel de l’énoncé de leur énonciation ne renvoient pas uniquement au hic et nunc du moment de leur exécution : ils définissent plutôt un cadre idéalisé, objet d’une invocation répétée, très proche d’un cadre mythique […] la réitération d’une partie des éléments indiciels désignant le cadre spatio-temporel d’énonciation du poème insère la demande adressée par le je dans une réalité située hors du temps, une réalité d’ordre divin. » (p. 48)


Le troisième effet est peut-être le plus convaincant, car Vernant met ici en évidence un phénomène fondamental et qui, pourtant, n’est quasiment jamais remarqué par les historiens et les sociologues : la lyrique crée une forme énonciative qui constitue la sensibilité et les émotions en thèmes discursifs et qui pourra être reprise par la suite par une longue chaîne de locuteurs – comme le fera encore Pétrarque bien des siècles plus tard. Cette forme-puissance transsubjective est primordiale et définit peut-être le mieux ce que font les formes poétiques lyriques, car c’est elle qui rend en réalité possibles les deux précédents. Relativisation des normes et intériorisation du temps ne peuvent se réaliser pleinement qu’en passant, grâce au discours, de bouche à oreille, d’oreille en bouche, de corps en corps. Cette intuition de Vernant rouvre un champ d’étude que Groethuysen et Benjamin avaient commencé à baliser dans les années 1930, mais qui, pour de multiples raisons n’a pas été exploré par la suite : le champ du discours, de l’organisation donnée à cette activité, dans ses rapports avec les pratiques de soi et des autres [13].


En même temps, il faut bien reconnaître que l’anthropologie historique classique arrive ici à l’une de ses limites. À travers les trois dimensions évoquées, Vernant esquisse une analyse de l’évolution de la pratique du je du langage, toutefois celle-ci reste, on le voit, encore très fruste. Les niveaux des normes sociales, du vécu intime et du discours sont mêlés les uns aux autres, leurs relations et le primat du niveau énonciatif ignorés. Les modèles classiques de la singularisation sociale et de l’intériorisation psychique se juxtaposent sans médiation au modèle du sujet dans le discours [14]. Enfin, il ne donne aucune explication des transformations qu’il identifie et l’on se demande si toutes ces nouvelles formes d’expérience ne relèveraient pas de formes de vie et de groupes sociaux distincts.

 Le sujet lyrique selon Claude Calame

Le travail de Claude Calame permet de repousser en partie ces limites. Depuis de nombreuses années déjà, celui-ci élabore en effet une anthropologie historique entièrement fondée sur l’analyse de l’énonciation. Grâce à ses travaux, on comprend que la « lyrique » grecque, c’est-à-dire la poésie épique et mélique, introduit avant tout une manière nouvelle de pratiquer l’activité du langage. Elle traduit donc une transformation qui n’est, en premier lieu, ni sociale, ni psychique, mais concerne, comme le dit Benveniste, à la fois l’« interprétant » du social et le « fondement » même du psychisme. Elle réalise une mise en forme particulière de la façon d’avancer dans le discours, une rythmisation spécifique du langage.


Claude Calame commence par préciser les différentes situations de communication, dans lesquelles sont prononcées les poèmes où l’on peut repérer l’apparition d’un je énonciatif en Grèce entre le VIIIe et la fin du VIe siècle : « Dans la première, un chanteur, qui est sans doute le compositeur de son chant, récite devant un public [réuni dans le palais] des poèmes qu’il connaît par cœur et qui ont un contenu de nature épique, tels l’Iliade ou l’Odyssée  ; il accompagne sa récitation d’une musique jouée sur la lyre […] Parfois l’aède est accompagné de danseurs : son poème n’est plus alors l’objet d’une simple récitation scandée, mais d’un véritable chant ; les compositions exécutées dans ce cas sont plus brèves, tels les chants à contenu héroïque composés par Stésichore. [15] »


Dans la deuxième situation, « le poète, accompagné en général de la flûte ou de la lyre, chante un poème relativement court qu’il a composé lui-même en s’aidant peut-être de l’écriture […] Les formes et les thèmes de ces compositions sont des plus variées : ils vont des attaques polémiques et personnelles des iambes d’Archiloque aux réflexions amoureuses des poèmes strophiques de Sappho ou des poèmes élégiaques de Théognis. L’énonciataire de cette forme de poésie correspond en général à un cercle restreint d’amis de l’énonciateur : ce groupe peut avoir un caractère institutionnel comme le cercle de Sappho à Lesbos ou occasionnel quand il se réunit pour un symposion, comme dans le cas de la performance de type ïambique ou élégiaque » (p. 56-57).


Enfin, dans la troisième situation, « ce n’est plus le poète-compositeur qui chante lui-même son chant, mais l’exécution en est confiée à un chœur qui chante à l’unisson tout en dansant. Par l’intermédiaire de l’accompagnement instrumental, ce chœur peut être conduit par le poète lui-même. Il est beaucoup plus souvent dirigé par l’un ou l’une des choreutes […] Cette poésie chorale recouvre en général des chants rituels exécutés à l’occasion d’un festival religieux ; parmi les plus connus, les Parthénées d’Alcman et les Épinicies de Pindare. L’énonciataire de ce type de chant est représenté par le public assistant au rite concerné » (p. 56-57).


Le je, qui apparaît dans un certain nombre des textes de cette époque, « désigne » donc, soit, celui qui raconte une épopée, l’Iliade ou l’Odyssée, à une petite foule rassemblée dans un palais aristocratique ; soit celui ou celle qui chante une élégie ou des vers sapphiques dans un cercle privé d’ami(e)s ; soit, enfin, comme dans les Hymnes homériques, chez Alcman ou chez Pindare, le ou les protagonistes du rituel qui est ou sont évoqués dans le chant. Mais le discours ne fait pas que « désigner » ces locuteurs, il fait bien plus : il installe ceux-ci comme sujets et cela d’une manière qui varie suivant les époques et les groupes socio-culturels. L’acte d’énonciation du je n’est donc pas qu’un énoncé référentiel, il est avant tout un performatif qui participe à la constitution, à la fois et l’une par l’autre, d’une subjectivation collective (groupe palatial ; cercle privé, groupe religieux) et d’une subjectivation singulière (le poète, les choreutes).


Toutefois, comme tout acte performatif réalisé par l’énonciation d’une phrase [16], l’énonciation du je doit, pour être valide et produire les effets recherchés, être accomplie par un locuteur qui possède l’autorité de le faire [17]. C’est là que nous pouvons saisir les transformations de la subjectivation qui sont liées à l’histoire de ce je qui n’a pas une valeur anthropologico-historique constante. En étudiant, les multiples jeux d’adresse aux Muses, au dieu et au public, ainsi que les jeux complexes de débrayage et d’embrayage de l’énonciation vers et à partir de la narration qui organisent les prologues de ces discours, Claude Calame montre en effet une mutation très claire des procédures de légitimation de la parole poétique.


Un style commun de légitimation du sujet caractérise la Théogonie d’Hésiode, les Hymnes homériques, ainsi que l’Iliade et l’Odyssée. La première (composée vers 700 avant notre ère) constitue le discours théologique d’un « maître de vérité » traditionaliste qui « prolonge une condition poétique et religieuse archaïque » [18]. Les seconds sont composés tout au long des VIIe et VIe siècles pour être exécutés dans des sanctuaires religieux comme invocations aux dieux, mais sont parfois utilisés comme préludes à la récitation des poèmes homériques ; leur caractère cultuel explique leur caractère conservateur. Les derniers constituent deux épopées héroïques, composées vraisemblablement au VIIe siècle à partir d’une tradition orale antérieure et racontant les faits et gestes des « ancêtres » de l’aristocratie grecque.


Dans ces trois ensembles de textes, le je poétique est en réalité peu autonome ; il a besoin pour s’établir d’être investi, au deux sens du mot, par des êtres divins, les Muses qui « confèrent au je le pouvoir du chant, c’est-à-dire la compétence poétique et narrative » [19]. La subjectivation lyrique reste encore très proche du « personnage » archaïque [20] tout en y introduisant des transformations importantes. Dans les poèmes théologiques, religieux et épiques, le sujet reçoit sa légitimité sociale, ses pouvoirs religieux, ses droits à prier, à raconter, à chanter et à danser, non plus du « personnage » d’un ancêtre clanique dont il figurerait la réincarnation, mais d’êtres divins qui sont communs à tous les Grecs. Dire ou chanter des poésies, et ce sera la même chose nous le verrons pour les textes tragiques, restent encore des actions cultuelles ou para-cultuelles, mais la force qui légitime ces actions et leur donne leur pouvoir ne vient plus des ancêtres propres.


Un tout autre type de légitimation du sujet traverse un ensemble de textes, qui ou bien sont plus récents, comme les textes d’Alcman (deuxième moitié du VIIe siècle), de Solon (vers 640 – vers 560) et de Théognis (deuxième moitié du VIe siècle), ou bien, quand ils datent d’une époque ancienne, ont déjà un usage privé, comme ceux d’Archiloque (vers 716 – vers 664). Dans ces textes, on assiste, à l’inverse des précédents, à « une affirmation très nette du je  » et à une régression de la fonction légitimante des Muses qui jouent un rôle subordonné : « Le je affirme dès lors face à la Muse l’autonomie de sa compétence poétique » (p. 42, même idée p. 74.) Chez Pindare (518 – après 546) ou chez Bacchylide (vers 507 – vers 467), l’invocation aux muses devient une convention poétique. Dans la sphragis (signature finale) « le je est appelé à se nommer ; il se donne une identité précise alors que la projection du je dans l’instance divine représentée par les Muses signifiait précisément une négation de cette identité » (p. 76). Désormais, le thumos, le cœur [21], comme chez Alcée (vers 640 – vers 570), mais aussi la cité [22], constituent les puissances qui investissent le sujet de son « personnage ». La puissance autorisante s’est à la fois intériorisée et politisée. Enfin, l’usage du je est également garanti au poète par l’autonomisation d’une technique : « Il n’est plus tout entier possédé par les Muses, mais il est le détenteur d’une techné et d’une sophia, d’une habileté et d’un savoir techniques qui lui permettent de composer et de chanter. [23] »

 Le sujet lyrique en débat (IVe siècle)

Cette autonomisation du je poétique est attestée par les débats houleux qu’elle déclenche au IVe siècle. Les philosophes, en particulier, s’interrogent pour savoir ce qu’est cette chose nouvelle, ce je, qui apparaît dans la poésie et dont la légitimité, n’étant plus garantie par un rapport direct au sacré, pose un problème éthique et politique fondamental.


Dans La République, Platon, caricaturant ces différentes formes de légitimation en les réduisant à la technique artisanale et à l’imitation, affirme que les arts et la poésie en particulier ne produiraient, comme les vils artisans du Pirée, que des « simulacres de simulacres » [24]. Ils flatteraient et tromperaient les esprits, les éloignant toujours plus de la vérité, et devraient donc être condamnés, aussi bien du point de vue d’un usage personnel de leurs discours que de celui de la cité [25].


On connaît la réponse d’Aristote. Dans La Poétique mais aussi dans L’Éthique à Nicomaque, celui-ci insiste au contraire sur les effets cathartiques (de « purgation » des passions) [26], de plaisir [27], de connaissance [28] et même d’anticipation utopique [29] des textes littéraires. Pour lui, le nouveau sujet poétique, dans la mesure même où il est un sujet technique, trouve sa légitimation non pas tant dans l’imitation d’idées ou de principes sacrés mais en lui-même : « L’art (tekhnè) concerne toujours un engendrement (peri genesin), et s’appliquer à un art (to tekhnazein), c’est considérer (theôrein) la façon d’amener à l’existence l’une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas, mais dont le principe d’existence (arkhè) réside dans le producteur (en tô poiounti) et non dans la chose produite (en tô poioumenô)  : l’art (tekhnè), en effet, ne concerne ni les choses qui existent ou qui deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe. [30] » On voit qu’Aristote considère ici l’art poétique comme un art de faire (parmi d’autres) et les arts de faire (tekhnaï) comme un peu plus que de simples savoir-faire artisanaux ; les uns et les autres ressortissent à une capacité créatrice humaine plus générale (poièsis) « dont le principe d’existence réside dans le producteur ».


Il y a là une innovation anthropologico-historique importante qui mérite d’être soulignée. Toutefois, la nouvelle forme de sujet dont témoignent ces transformations ne doit pas être surinterprétée comme une autonomisation complète de la pratique poétique et comme l’apparition d’un je « moderne », totalement autonome, indépendant et détaché de tout lien social. Contrairement à ce que soutient de manière anachronique Henri Meschonnic [31], il n’y a pas, chez Aristote, de continuité de la poétique, de l’éthique et de la politique. Pour le dire autrement, le je poétique n’est pas considéré comme un je-agent politique et éthique, mais seulement comme un je-agent producteur artisanal. La capacité créatrice (poièsis) qui est derrière l’art (tekhnè) n’est en aucune façon reliée au fait que l’homme est, à ses yeux, le sujet (cette fois au sens d’agent pratique) sinon de l’ensemble de sa vie du moins de ses actions : « Anthrôpos einai arkhè tôn praxeon – l’homme est principe des actions. [32] »


Bien au contraire, Aristote établit une différence très nette entre poièsis et praxis  : « Les choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont comprennent à la fois les choses qu’on fabrique et les choses qu’on accomplit. Production et action sont distinctes […] Ni l’action n’est une production, ni la production une action. [33] » Et la raison en est simple : l’action (praxis) est l’activité dont la fin est immanente à son sujet (son agent), par opposition à la production (poièsis), activité dont la fin (l’objet produit) est extérieure au sujet de cette activité. La poésie, chez Aristote, ne relève donc pas de la praxis, c’est-à-dire de la politique, ni même de l’éthique, mais seulement de la poièsis, à savoir d’une production de type matérielle, des « choses qu’on fabrique ». Il le dit explicitement à la fin du même passage : « Puisque production et action sont quelque chose de différent, il faut nécessairement que l’art (tekhnè) relève de la production (poièsis) et non de l’action (praxis). [34] »


D’un point de vue religieux, poièsis et tekhnè ne renvoient d’ailleurs pas tant à Athéna ou aux autres divinités poliades garantes du fonctionnement politique des communautés, ou même à Hestia, la divinité qui préside au foyer commun de la polis, qu’à Héphaïstos, la divinité artisanale de la boutique et de la forge, « expression de la puissance de transformation et de création que constitue la technique », et à Aphrodite, son épouse, dont l’union avec ce dernier établit « un lien entre l’aptitude sexuelle à engendrer, propre à la nature, et la faculté de produire, artificielle de la technique » [35].


Certes, à partir du Ve siècle, la mention du je n’est plus garantie par aucune invocation divine. Mais si tout appel à une instance inspiratrice religieuse disparaît, celle-ci est en fait souvent remplacée par un autre type de légitimation qui n’a rien de personnel ni d’individuel. Chez Hérodote, par exemple, (484 ? – 425), on trouve cette phrase : « Je ne m’avance pas plus loin car la raison (logos) se refuse à accepter cet acte. [36] » Le processus de « laïcisation » se fait au nom d’un logos qui dépasse largement le sujet Hérodote : « Hérodote, nous rappelle Claude Calame, se pose en arbitre de l’histoire, en juge des acteurs de l’histoire soumis au rétablissement de la dikê, de la justice. À la recherche des causes et donc des responsabilités, l’enquêteur fait lui-même en disant et en transcrivant œuvre de justice : par son logos, il prononce en quelque sorte un jugement un peu comme le fait Hésiode dans la première partie des Travaux. [37] » À la différence près de la disparition de la référence religieuse, l’énonciation hérodotéenne reste encore très proche, dans sa structure générale, de la procédure couramment utilisée dans la poésie épique ou mélique.

 Le sujet tragique comme forme de sujet collective (VIe-Ve siècles)

Je voudrais terminer cette première analyse par quelques remarques concernant une autre pratique poétique – la tragédie –, qui n’est pas sans liens avec la précédente, notamment parce qu’elle intégre un emploi massif des formes de la poésie chorale. On a vu que la poésie lyrique pouvait être récitée ou chantée lors d’occasions comme les réjouissances palatiales, les sumpósia ou certaines fêtes religieuses. Elle pouvait ainsi s’insérer dans des formes de vie relativement différentes les unes des autres. La tragédie, plus précisément la tragédie attique, s’est développée, quant à elle, dans le cadre des cérémonies qui avaient lieu dans le temple de Dionysos lors des fêtes qui étaient consacrées à ce dieu. Elle avait, pour cette raison, une signification avant tout religieuse et civique. Alors que la poésie lyrique ne concernait que des publics relativement restreints, la tragédie s’adressait à la cité tout entière et lui renvoyait en quelque sorte son image. Elle lui proposait ainsi des formes de sujet collective, des puissances signifiantes qui pouvaient organiser sa vie en la représentant comme un agent collectif et ses citoyens comme autant d’agents singuliers. Si la poésie lyrique déployait de nouvelles possibilités de dire je, la poésie tragique donnait un sens nouveau au nous  [38].


Cela fait longtemps que les historiens ont remarqué l’existence d’une interaction entre les nouvelles pratiques judiciaires et les débats mis en scène par Sophocle et Euripide. D’un côté, l’accent mis désormais par le droit sur les intentions et la responsabilité ainsi que les nouvelles méthodes d’analyse qu’il développe servent de modèle à la tragédie : « L’on découvre donc un second stimulant à cet intérêt pour les âmes [chez Sophocle] : il vient très certainement de l’habitude, alors en vogue depuis peu, de plaider. C’est le temps où l’on mettait au point les procédés du débat judiciaire et des plaidoyers antithétiques. [39] » De l’autre, la tragédie, en reprenant les questionnements psycho-moraux juridiques, leur donne une profondeur nouvelle : « Un des traits qui caractérisent ce genre littéraire, c’est l’interrogation constante sur l’individu agent, le sujet humain face à son action, les rapports entre le héros du drame, dans sa singularité, et ce qu’il a fait, décidé, dont il porte le poids de responsabilité et qui pourtant le dépasse. [40] »


Mais il faut aller au-delà de ces premières constatations et les remettre dans leur contexte à la fois politique et anthropologico-historique. Dès son apparition au VIe siècle, le rituel qui est accompli lors des fêtes de Dionysos implique une représentation où apparaissent des masques (prosôpon). Cette présence relient la tragédie à d’autres pratiques cultuelles contemporaines, également masquées, en l’honneur d’Artémis et de Déméter, mais aussi, d’une manière peut-être moins apparente, aux notions et pratiques archaïques du « personnage » en tant que réincarnation d’un esprit ancestral dont il sera de nouveau parlé plus bas [41].


Tout en s’inscrivant très nettement dans cette tradition, la tragédie y introduit au moins deux innovations importantes. Tout d’abord, dans la mesure où les masques qu’elle utilise ne possède aucun trait individuel et où ils appartiennent à un certain nombre de classes formelles liées au sexe et à l’âge, le texte poétique prend désormais un rôle déterminant dans la définition des « personnages » [42]. Alors que ceux-ci étaient autrefois déterminés par un ensemble de masques, de danses et de chant, les deux premiers éléments régressent au profit du troisième, qui se complexifie et se transforme en poésie dramaturgique. Cette évolution explique le rôle crucial donné au texte par Aristote dans sa Poétique en ce qui concerne la création – qui est en fait plutôt une réactualisation – des personnages et le fait qu’il ne cite en revanche jamais à ce propos le rôle des masques.


Deuxième innovation : dans la tragédie, les ancêtres claniques, qu’incarnaient les danses masquées traditionnelles, sont remplacés non plus comme dans la poésie lyrique par des divinités inspiratrices mais par les ancêtres de tous les Grecs : les Achéens, les Thébains ou quelques héros locaux. On a souvent parlé, après Aristote lui-même, de l’effet « cathartique » de la tragédie qui purgerait les passions du public, mais il est sûr que celle-ci a également un effet anthropologico-historique, au sens étudié ici de production de forme de sujet singulière et surtout collective. Parallèlement à la poésie lyrique, elle réalise une sorte de démocratisation du « personnage » qu’elle rend, par sa représentation publique, accessible à tous, et permet ainsi un renforcement religieux de la forme de vie juridico-politique qui est en train de s’établir dans la polis. Grâce à la représentation théâtrale, pendant laquelle les acteurs mais aussi les membres du chœur – qui représentent le public – sont masqués, la cité entière se retrouve « porteuse de masques », c’est-à-dire de « personnages » ancestraux.


Or, cette situation a un double effet. En tant que groupe, la cité porte les masques des Achéens ou des Thébains qui se réincarnent en elle avec leurs pouvoirs et leurs droits, ce qui raffermit son sentiment d’être dotée d’une puissance d’agir particulière. Mais simultanément, chaque spectateur ou chaque spectatrice peut se sentir porteur d’une parcelle du « personnage » d’Agamemnon, de Menelas, d’Oreste ou d’Œdipe, mais aussi d’Antigone, d’Hélène ou de Phèdre. Un peu comme dans la société javanaise contemporaine et son théâtre (wayang), les raisons d’agir, les intentions, les passions, que chacun trouve en soi, n’ont plus la fragilité qu’elles pourraient avoir si elles devaient être imputées directement à soi-même ; elles reçoivent tout le poids et toute la force de l’identification aux porteurs des « masques » c’est-à-dire aux « personnages » ancestraux.


Ce mélange de tradition archaïque et d’innovation éclaire les aspects éthiques et politiques de la notion de mimêsis par laquelle Aristote cherche à rendre compte des effets que produisent la musique, la peinture et plus particulièrement la poésie dramatique. Si Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot ont raison, dans leur édition de La Poétique, d’insister sur le fait que la mimêsis n’est pas une « reproduction » plus ou moins parfaite de la réalité, voire un simulacre, comme elle l’est dans le discours platonicien, s’ils ont également raison de souligner la place déterminante du modèle théâtral dans cette théorie générale de la mimêsis, ils vont probablement trop loin dans l’autre sens en la définissant à la fois comme une « représentation » de «  l’homme comme sujet éthique, source de son action » et comme « la création » d’une réalité nouvelle, d’ordre tout à la fois fictionnel et normatif [43] . De même que le je lyrique ne renvoie pas à une praxis mais à une simple poièsis, de même le nous qui apparaît dans la mimêsis tragique ne doit pas s’entendre comme la simple « représentation » d’un ensemble d’hommes libres, ni comme une « création » qui consacrerait le pouvoir de produire et d’agir d’un sujet poétique totalement autonome. Dans le monde de masques que constitue encore la tragédie attique, cette « représentation » et cette « création » apparaissent toujours comme la réactualisation de personnages ancestraux – même si ceux-ci appartiennent à un passé considéré désormais comme historique. Ainsi le poète tragique, se livre-t-il avant tout à une pratique civique et religieuse, qui, comme celle de son collègue lyrique (dont Aristote pourtant ne parle pas), à moins à voir avec une évocation librement conçue qu’avec une invocation de puissances qui le dépassent. En même temps, dans la mesure même où ces puissances se sont déclanisées et sont conçues comme ayant existé dans un passé historique, il participe par sa production rythmique au développement des nouvelles formes de vie et de subjectivation juridiques et politiques liées au développement de la cité.


Ce mélange de tradition et d’innovation permet également de comprendre cette fascination étrange d’une cité démocratique pour des modèles monarchiques et aristocratiques du passé, en même temps qu’elle explique peut-être comment la généralisation du droit au « personnage » a pu se faire en Grèce ancienne. Depuis les travaux de Mauss sur cette question, on pense généralement que la forme de sujet personnelle est d’origine romaine et non pas grecque [44]. Pour défendre cette thèse, Mauss avance un argument lexical : la culture grecque n’aurait pas eu de mot propre pour signifier la personne juridique et n’en aurait donc pas produit elle-même le concept. Comme le montrerait le mot prósopon (masque) par lequel elle l’a désigné finalement au IIe siècle de notre ère, lorsqu’elle en aurait eu besoin, elle aurait dû l’emprunter au latin persona. La description maussienne de la généralisation du droit au personnage dans la société romaine est assez convaincante, mais le raisonnement qu’il tient en ce qui concerne la Grèce l’est beaucoup moins. D’une part, il suppose qu’un concept ou une réalité sociale n’existe pas sans un mot pour le dire, ce qui est évidemment contestable. D’autre part, il néglige le fait essentiel que la diffusion en Grèce du droit au « personnage », ne s’est pas faite comme à Rome des Patriciens à leurs fils puis à la Plèbe par usurpation ou par sénatus-consulte, mais à travers le développement d’un nouvel art de la guerre et de nouvelles pratiques civico-religieuses comme la tragédie ou les panathénées. Les victoires de la plèbe romaine s’étalent de 491 au milieu du siècle suivant. On voit que le mouvement est en fait presque simultané en Grèce. Par sa mise en scène masquée des « personnages » aristocratiques, la tragédie a manifestement contribué au processus de subjectivation démocratique qui étaient en train de se mettre en place dans l’armée et les pratiques judiciaires et politiques.

 Quelques chantiers pour l’avenir

Que conclure de ces premières approches du sujet en Grèce ancienne ? Les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Claude Calame nous apportent une somme d’analyses nouvelles qui permettent d’entrevoir, grâce à leur intérêt pour des textes jusqu’ici délaissés par les historiens et même un philosophe-historien comme Foucault, les transformations du je de l’énonciation. Ils constituent, pour cette raison, une avancée importante pour l’anthropologie historique. C’est l’une des toutes premières fois que des spécialistes approchent la question de l’histoire du sujet sans la réduire d’emblée à celle de l’apparition du sujet moderne, ni la considérer dans une optique purement culturaliste où les différentes formes subjectives constitueraient comme autant de monades repliées sur elles-mêmes. Les formes de sujet qu’ils mettent au jour sont à la fois spécifiques et transmissibles, liées à une société donnée et suffisamment mobiles pour qu’elles puissent être réactualisée dans une société tout autre.


Il reste pourtant un certain nombre d’aspects de cette histoire qui échappent à ces analyses et certaines questions sont encore sans réponse : tout d’abord, celles concernant le type de sujet visé. Certes, ces analyses font une place nouvelle au discours, à l’énonciation, place qui n’existe ni dans l’historiographie traditionnelle ni chez Foucault. Mais elles laissent de côté, à leur tour, une partie importante de la réalité, en particulier celle qui relève des discours et des rapports du sujet aux systèmes rythmiques signifiants. On a vu qu’elles distinguent clairement l’énonciation et sa sui-référentialité performative du niveau référentiel de l’énoncé, toutefois, dans la mesure où l’énonciation y est définie prioritairement par son opposition au récit, duquel elle se détache par un « embrayage énonciatif » ou qu’elle introduit par un « débrayage énonciatif », ces analyses restent encore liées à la question du sens compris comme référence à des intrigues, des actions et des actants, et ne tiennent pas compte des aspects signifiants par lequel le je se prolonge hors du seul niveau syntaxique et narratif dans toute la chaîne parlée. Cette définition un peu étroite de l’énonciation, limitée aux seules syntaxes phrastique et narrative, explique pourquoi l’oralité y est réduite à ce qui ne serait pas écriture.


Du coup, les formes de sujet qu’elles identifient ne concernent qu’une part assez restreinte, même si elle n’est pas négligeable, des pratiques langagières. Tout en reconnaissant l’apport des analyses proposées par Jean-Pierre Vernant et Claude Calame, il faudra donc un jour les compléter en étudiant les formes de sujet qui sont tissées dans l’ensemble de l’activité signifiante elle-même, c’est-à-dire en passant d’une simple linguistique à une véritable poétique du discours. Seules des analyses de ce type pourront nous donner accès aux formes de corporéité et de socialité qui sont passées dans les discours qui nous sont parvenus.


La deuxième série de questions à laquelle ne répondent pas ces travaux concerne les raisons de cette évolution de la pratique du je dans le discours. Quelle part attribuer aux innovations propres à la pratique lyrique elle-même et quelle part allouer aux transformations liées à d’autres types de pratique poétique comme la tragédie ? Par ailleurs, quelles relations cette apparition déjà très ramifiée du je lyrique entretient-elle avec le buissonnement complexe des formes de vie et d’individuation en Grèce ancienne ?


Claude Calame écarte l’idée selon laquelle ces transformations seraient liées à ce que Jack Goody a appelé le développement de la « raison graphique ». L’adoption de l’alphabet phénicien, qui est en effet attesté pour la Grèce au milieu environ du VIIIe siècle, a probablement agi comme un adjuvant mais il n’est pas la cause de ce phénomène, car de nombreux textes composés et transmis oralement connaissent aussi des expressions directes du sujet [45].


À ses yeux, l’explication la plus vraisemblable relève de l’évolution conjointe des statuts du poète et de la collectivité pour laquelle il compose. La subjectivation collective et la subjectivation singulière s’appuieraient l’une sur l’autre et connaîtraient des transformations simultanées. L’autonomisation du poète par rapport aux Muses serait liée au fait que la cité prend elle-même une forme de plus en plus indépendante des fondements divins. La transformation de l’installation du je dans les discours privés de la haute époque puis la diffusion de ce nouveau modèle dans la plus grande partie de pratiques méliques serait à mettre en relation « avec une prise de conscience de l’autonomie du poète-créateur et avec l’éventuelle “laïcisation” de sa fonction dans la société grecque qui assume peu à peu les structures de la polis  » (p. 82). Le nous qui apparaît dans ces poésies connaîtrait ainsi une évolution parallèle à celle du je et resterait encadrée par les mêmes limites. Quand l’énonciateur est collectif, comme chez Alcman ou chez Pindare, il désigne en effet rarement le chœur, qui n’est pas considéré comme un sujet collectif ; la plupart du temps, le nous a une nature « polyphonique » qui renvoie à la fois à l’énonciateur (qui peut être collectif mais aussi singulier) et à l’énonciataire (le public) qui n’est jamais identifié à un tu/vous, appellations qui sont réservées à la Muse ou à la divinité invoquées dans le poème (p. 65). Le nous, c’est donc l’ensemble du groupement social ou de la cité, sans distinction interne, groupements qui sont les seuls sujets collectifs individués face à la divinité et à son altérité instituante.


Une telle explication – la mutation de la société grecque et sa reconstitution, après les siècles obscurs, sur le modèle de la cité – est très certainement à prendre en compte, mais elle reste pourtant bien générale au regard de l’apparition du je lyrique et gagnerait à être précisée. On pourrait se demander, en particulier, si les transformations de la vie religieuse, des pratiques de sagesse, des valeurs des différents groupes sociaux et des nombreuses formes de vie qui s’y sont développées, n’ont pas également joué un rôle dans cette apparition. Par ailleurs, comme notre courte incursion dans le monde de la tragédie attique l’a montré, les travaux dont nous disposons ne problématisent pas les relations entre la subjectivation singulière et la subjectivation collective, entre le sujet lyrique et le sujet tragique. Bien qu’elle s’en soit séparée par bien des points, la notion de sujet reste encore de ce côté trop axée sur l’individu singulier.


En l’absence totale de travaux sur les formes de sujet inscrites dans les systèmes rythmiques signifiants, je laisserai ici de côté le premier de ces chantiers, tout en espérant qu’il soit un jour repris à leur compte par les spécialistes de la période.


On trouvera ici un exemple du second où j’étudie, toujours à partir de la littérature scientifique disponible, les interactions entre les formes de sujet que l’on vient de décrire et les différentes formes de vie responsables des formes d’individuation.

Notes

[1Hésiode, Les Travaux et les jours, 650 sq, trad. P. Mazon.

[2C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 34.

[3M. Foucault, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984 ; Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984 ; L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Gallimard-Seuil, 2001 ; Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983, Paris, Gallimard-Seuil, 2008 ; Le Courage de la vérité, Cours au Collège de France 1983-1984, Paris, Gallimard-Seuil, 2009.

[4M. Foucault, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 57.

[5Pour une première approche de cette difficulté, P. Michon, « Michel Foucault et les puissances du langage ».

[6J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989 ; C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000.

[7En ce qui concerne la Grèce, Claude Calame fait remarquer que le terme « lyrique » prête trop à confusion, à cause de ses connotations subjectivistes et romantiques, surtout quand on cherche à comprendre la question de l’identité du je lyrique. Il propose l’appellation suivante : « Il s’agit en fait de poésie mélique, selon la catégorie de la critique littéraire indigène qui limite le sens du terme lyrique à l’accompagnement sur la lyre et qui, par melos, entend la poésie chantée et dansée sur un accompagnement musical par un ou une chanteuse ou par un groupe choral », C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 33.

[8J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989 ; en particulier, C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000.

[9J. de Romilly, Patience mon cœur. L’essor de la psychologie dans la littérature grecque classique, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 51.

[10J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 224.

[11M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce antique, Paris, Maspero, 1967, p. 81 sq et L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, p. 137 ; J.-P. Vernant, « Étude comparée de religions antiques », Annuaire du Collège de France 78, 1977/78, p. 451-465.

[12Cité dans C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 285.

[13Sur Groethuysen, P. Michon, Éléments d’une histoire du sujet, Paris, Kimé, 1999 ; sur Benjamin, P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005.

[14À ce sujet, voir l’analyse du « paradigme dualiste » dans P. Michon, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010.

[15C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 56-57.

[16Il en est autrement pour les performatifs textuels dont relèvent les œuvres littéraires et pour lesquels l’autorité dont est investi celui qui les énonce ne joue aucun rôle. À ce propos, voir P. Michon, Fragments d’inconnu, op.cit., p. 188 sq.

[17« Les actes d’autorité sont d’abord et toujours des énonciations proférées par ceux à qui appartient le droit de les énoncer. Cette condition de validité, relative à la personne énonçante et à la circonstance de l’énonciation, doit toujours être supposée remplie quand on traite du performatif. », É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 273. Sur les questions de l’autorité nécessaire pour être l’agent d’un processus et de l’origine de cette autorité, voir également V. Descombes (qui malheureusement ne cite pas Benveniste) : Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004 et mes commentaires dans Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010.

[18M. Detienne, « Hésiode », Encyclopaedia Universalis, Paris, 2000. Condition poétique qui est d’ailleurs déjà en mutation, au moins vers une individuation par le nom et le renom, comme le montre C. Calame, op. cit., p. 102.

[19C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2000, p. 71.

[20Pour une présentation de la notion de « personnage », P. Michon, Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris, Rhuthmos, 2010.

[21C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 76. Sur l’importance nouvelle du thumos, J. de Romilly, Patience mon cœur. L’essor de la psychologie dans la littérature grecque classique, Paris, Les Belles Lettres, 1991.

[22« Dans le contexte du développement de la cité, l’aède et poète est autant le porte-parole d’une instance divine que l’artisan d’un chant commandé par un commettant et présenté comme réalité monumentale et didactique à un groupe de citoyens assemblé », C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 98.

[23C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 40.

[24La République, X, 605 c.

[25L’ensemble de la discussion se trouve dans La République, X, 596-605.

[26« La représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une épuration de ce genre d’émotions », Poétique, 49 b 26.

[27« Ce n’est pas n’importe quel plaisir qu’il faut demander à la tragédie, mais le plaisir qui lui est propre […] ce plaisir que doit produire le poète vient de la pitié et de la frayeur », Poétique, 53 b 10.

[28« Si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui », Poétique, 48 b 9.

[29« L’un [l’historien] dit ce qui a eu lieu, l’autre [le poète] ce qui pourrait avoir lieu », Poétique, 51 b 4.

[30Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140 a 10-16.

[31H. Meschonnic, Politique du rythme, Politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995, p. 28.

[32Éthique à Nicomaque, III, 3, 1112 b 31-32.

[33Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140 a 1-7.

[34Éthique à Nicomaque, VI, 3, 1140 a 16-18.

[35M. Vegetti, « L’homme et les dieux » dans J.-P. Vernant, L’Homme grec, Paris, Seuil, 1993, p. 331.

[36Hérodote, L’Enquête, 6, 121, 1 ; 123, 1 et 124, 2. Cité par C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 122.

[37C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 125.

[38Sur la question de la subjectivation collective, P. Michon, « Le sujet comme utopie du collectif », Fragments d’inconnu, op. cit., p. 197 sq.

[39J. de Romilly, Patience mon cœur. L’essor de la psychologie dans la littérature grecque classique, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 77. Même remarque pour Euripide p. 67. La comédie, (par exemple Les Nuées d’Aristophane), connaît également l’agôn qui présente un débat entre deux personnages soutenant chacun une thèse opposée.

[40J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour, op. cit., p. 222.

[41M. Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950. Pour une analyse précise du personnage, P. Michon, Marcel Mauss retrouvé. Origines de l’anthropologie du rythme, Paris, Rhuthmos, coll. En ligne, 2010.

[42C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 144 sq.

[43Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, p. 19 sq.

[44M. Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.

[45C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne, op. cit., p. 79 sq. et p. 52. Même remarque pour Hérodote, p. 127.

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