Du rhythme : le désir du poëte et le dire des dictionnaires (1780-1914)

Jacques-Philippe Saint-Gérand
Article publié le 22 juillet 2016
Pour citer cet article : Jacques-Philippe Saint-Gérand , « Du rhythme : le désir du poëte et le dire des dictionnaires (1780-1914)  », Rhuthmos, 22 juillet 2016 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article282

Cet article a déjà paru dans les Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté N° 16, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 59-88 et mis en ligne un première fois sur Semen le 01 mai 2007 ici. Nous remercions chaleureusement Jacques-Philippe Saint-Gérand de nous en avoir autorisé la reproduction [1].


 Nom, fiction et diction du rythme… les dictionnaires…

Les dictionnaires sont objets de référence ambigus. Outre leur situation définie dans l’espace et le temps des évolutions d’une culture, qui fait de chacun d’eux un élément singulier dans la kaléidoscopie des connaissances attachées à une époque, leur statut fonctionnel variable — dictionnaires de langue, de chose, encyclopédiques, universels, etc. — induit non seulement des différences fondamentales dans la nature des définitions que proposent ces ouvrages, mais réfracte également de manières fort diverses la prise en charge axiologique de l’univers que l’idéologie des rédacteurs surajoute aux données objectives du monde. Un dictionnaire ne devrait donc jamais être consulté en soi et pour soi, mais devrait au contraire être interrogé au sein d’un ensemble plus vaste d’instruments comparables, de sorte que la polyphonie des voix et la polyscopie des visions restituent toutes ses harmoniques et toute son épaisseur à l’objet désigné par l’adresse et défini par la paraphrase qui la suit.


Interrogés par le lecteur, ces ouvrages servent généralement à ramener de l’inconnu au connu, et à conformer des usages contemporains à des modèles du passé. Mais, à cet égard même, leur consultation éclaire obliquement : ni la valeur des mots, ni la nature des choses auxquels renvoient ceux-ci ne sont directement renseignées par les discours de glose qui prétendent en rendre compte. La langue s’y réfléchit perpétuellement et la circularité de la relation des mots au discours, qui règne ici en maîtresse, ne cesse de mettre en difficulté la rectitude du jugement d’appréciation fondé sur la linéarité de la lecture des définitions que le lecteur voudrait toutefois établir...


Neutralisant les différences typologiques caractérisant une telle classe d’ouvrages lexicographiques, la petite étude proposée ci-dessous portera donc moins sur la manière dont les dictionnaires de la période 1760-1890 définissent le rythme d’un point de vue linguistique, que sur la façon dont ces ouvrages en travaillent la notion, dans leur propre succession et par rapport à eux-mêmes. C’est-à-dire dans une sorte d’énigmatique course de relais qui fait du signe ainsi isolé le témoin de transactions sémantiques échappant à leurs porteurs.


De passation en passation, malgré les rappels étymologiques, historiques, malgré les références, les exemples et les citations, les coureurs oublient en effet peu à peu l’origine, le terme, et la nature même de l’épreuve dans laquelle ils sont engagés par leurs discours. C’est pourquoi les dictionnaires ne peuvent révéler la réalité des choses ou la vérité d’un objet, ils en marquent seulement — selon certaine épistémologie de la lexicographie [2]
— les variations de la consistance gnoséologique. Et, dans une période de l’évolution de la littérature qui — de Voltaire à Mallarmé, et dans les arts connexes de la musique, de la peinture ou de la sculpture — a vu de si profonds bouleversements de la nature et des formes du poëtique, c’est bien à ce titre qu’ils nous intéressent à l’endroit du rythme.


Ultime précaution méthodologique : je ne prétendrai pas avoir recensé ni utilisé ci-dessous tous les textes identifiables dans cette période. Ils sont trop nombreux et les effets de plagiat ou d’adaptation servile qui les caractérisent nuisent à la lisibilité du parcours de sens qui s’établit sous la chape compilatoire de leurs discours. Les ouvrages retenus ici sont donc simplement ceux qui — dans un ensemble quasiment sans limites [3] — nous paraissent le mieux ponctuer les étapes de cette course mystérieuse. J’ajouterai enfin qu’à côté des ouvrages de notre collection personnelle non encore informatisés, notre recherche a été plus que facilitée par les versions électroniques de dictionnaires anciens que les éditions Redon-Le Robert, avec l’expertise scientifique et sous la direction d’I.Turcan, ont publiées depuis 1998 [4].


La notion de rhyhtme étant plurifonctionnelle et plurisémantique, il est probablement nécessaire pour notre déambulation de partir de l’ouvrage fondateur qu’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais, on se rappellera que ce dernier ouvrage traîne à sa suite les développements postérieurs du Supplément et des Tables que Panckoucke lui a fournis peu avant la Révolution de 1789, à l’époque même où se mettent en place sinon les notions théoriques du moins les premières pratiques reconnues de prose poëtique et de poëme en prose. Sans ces appendices, la lecture que nous donnerions aujourd’hui du texte princeps serait affectée d’un coefficient d’inexactitude relative selon les articles. Ne serait-ce que par ce que nous risquerions de laisser échapper quelques-uns des indices qui — dans la course précédemment évoquée — signalent les porteurs du relais.

 1. Lumières des Lumières ?...


Ainsi, l’article de l’Encyclopédie résulte de la mise en commun d’éléments rédigés par le chevalier de Jaucourt pour les aspects littéraires, par Jean-Jacques Rousseau pour les aspects musicaux et par un rédacteur non explicité pour les aspects médicaux. Mais elle masque une lacune pourtant importante que les codicilles successifs permettent de restituer et de comprendre. La partition du contenu de la notice du texte princeps indique assez clairement les trois champs à l’intérieur desquels la notion de rhythme à cours dans cette période des années 1760. En poésie et en prose, c’est-à-dire dans le cadre générique des Belles-Lettres, en musique, qui est aussi une façon de retourner aux modèles grecs, et en médecine, qui est encore une manière d’ancrer la notion dans l’historicité de l’antiquité hellénique.

RHYTHME, s. m. (Poésie latine) chez les Grecs, c’est-à-dire cadence, & alors il se prend dans le même sens que le mot nombre. Voyez NOMBRE.

Il désigne encore en général la mesure des vers ; mais pour dire quelque chose de plus particulier, le rhythme n’est qu’un espace terminé selon certaines lois. Le metre est aussi un espace terminé, mais dont chaque partie est remplie selon certaines lois.

Pour expliquer nettement cette différence, supposons un rhythme de deux tems. De quelque façon qu’on le tourne il en résulte toujours deux tems. Le rhythme ne considere que le seul espace : mais si on remplit cet espace de sons ; comme ils sont tous plus ou moins longs ou brefs, il en faudra plus ou moins pour le remplir : ce qui produira différens mètres sur le même rhythme, ou, si l’on veut, différens partages du même espace. Par exemple, si les deux tems du rhythme sont remplis par deux longues, le rhythme devient le metre qu’on appelle spondée  ; s’ils sont remplis par une longue & deux breves, le rhythme, sans cesser d’être le même, devient dactyle ; s’il y a deux breves & une longue, c’est un anapeste ; s’il y a une longue entre deux breves, c’est un amphibraque ; enfin, quatre breves feront un double pyrique. Voilà cinq especes de metres ou de piés sur le même rhythme. Cours de Belles-lettres. (D. J.) […]

Diderot et d’Alembert, Encyclopédie… 1760

Il est significatif que des notions techniques aujourd’hui apparentées — comme celle d’accent, par exemple — n’apparaissent pas dans la notice du corps principal de l’Encyclopédie. On trouve bien en revanche cette dernière notion dans le Supplément, mais non dans les Tables de Panckoucke. La remarque pourrait paraître anecdotique si elle n’indiquait — comme l’expose ci-après l’article que Jean-Michel Gouvard consacre à Beauzée — une mise entre parenthèses momentanée et probablement volontaire du nom de Dumarsais (disparu en 1756, mais rédacteur en 1750 ou 1751 de l’article Accent de l’Encyclopédie) à une époque (1760) où s’établit en musique — sous l’influence de Rameau — une conception plus mathématique du rhythme. Dans l’article de Dumarsais, en effet, il n’était aucunement question explicite du mot et de la notion de rhythme, mais, sous la déclinaison des différentes variétés d’accents et des diverses manières de les noter pour rendre la lecture expressive, c’est bien cet objet qui s’inscrivait déjà en filigrane dans le discours du grammairien et du sémanticien avant la lettre, puisqu’il était essentiellement question là de donner du sens à la diction :

Enfin, il y a à observer les intervalles que l’on met dans la prononciation depuis la fin d’une période jusqu’au commencement de la période qui suit, & entre une proposition & une autre proposition ; entre un incise, une parenthese, une proposition incidente, & les mots de la proposition principale dans lesquels cet incise, cette parenthese ou cette proposition incidente sont enfermés.

Toutes ces modifications de la voix, qui sont très-sensibles dans l’élocution, sont, ou peuvent être marquées dans l’écriture par des signes particuliers que les anciens Grammairiens ont aussi appellés accens  ; ainsi ils ont donné le même nom à la chose, & au signe de la chose.

Quoique l’on dise communément que ces signes, ou accens, sont une invention qui n’est pas trop ancienne, & quoiqu’on montre des manuscrits de mille ans, dans lesquels on ne voit aucun de ces signes, & où les mots sont écrits de suite sans être séparés les uns des autres, j’ai bien de la peine à croire que lorsqu’une langue a eu acquis un certain degré de perfection, lorsqu’elle a eu des Orateurs & des Poëtes, & que les Muses ont joüi de la tranquillité qui leur est nécessaire pour faire usage de leurs talens ; j’ai, dis-je, bien de la peine à me persuader qu’alors les copistes habiles n’ayent pas fait tout ce qu’il falloit pour peindre la parole avec toute l’exactitude dont ils étoient capables ; qu’ils n’ayent pas séparé les mots par de petits intervalles, comme nous les séparons aujourd’hui, & qu’ils ne se soient pas servis de quelques signes pour indiquer la bonne prononciation. […]

Le progrès réalisé par l’Encyclopédie est de mettre en avant l’importance des proportions et des faits de symétrie, ainsi que les notions de rapport et de quantité, par où celle de rhythme gagne une extension appréciable à tous les arts que supporte une sémiologie spécifique, visuelle, auditive, gestuelle… mais, pour ce faire, il convenait de définir strictement les domaines de son application, dans une perspective qui, au fond, n’est guère éloignée de celle que Condillac met en œuvre dans l’ouvrage inachevé qu’il entreprend en ces années, et qui sera publié de manière posthume en 1798 sous le titre de La langue des calculs. Le sens est un objet crypté pour lequel la meilleure herméneutique est la logique mathématique qui restitue leurs proportions aux termes constitutifs du calcul et aide au déchiffrement de ce dernier. Dans ce contexte, le rhythme devient un objet de choix.


En comparaison, la définition que donne la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie paraît squelettique, plus que schématique en tout cas, sans citation si ce n’est sans exemple. Il faudra d’ailleurs attendre quasiment cent-dix ans pour que cette définition trouve à s’étoffer en récupérant ce que les autres lexicographes — de langue ou des choses — ont pu dire du contenu de ce signe. La remarque orthographique de 1762 s’inscrit dans un courant de réflexions sur la fixation de l’écrit en français dont témoignent à la même époque de Wailly (Principes généraux et particuliers de la langue françoise, Barbou, 1754) et Féraud (Dictionnaire grammatical de la langue françoise, Avignon, Vve Girard, 1761). Mais elle ne va pas au-delà.

I. RHYTHME

II. RYTHME

I. RHYTHME. s. m. Nombre, cadence, mesure. Le rhythme de la musique ancienne.

II. RYTHME. s. m. Voyez RHYTHME.


Académie IV, 1762

C’est bien, en revanche, la première apostille du Supplément de Panckoucke, qui infléchit en pratique la réflexion du côté de la musique. Là où les Académiciens, pris par leur souci de la langue et désireux de mettre une sorte de vulgate de contenu à la disposition des honnêtes gens de leur époque, devaient se contenter d’évoquer seulement la question du rythme en musique, les lexicographes de la langue ou du monde, qui leur succèdent, choisissent de présenter des arguments analytiques plus consistants.

§ RHYTHME, (Musiq.) mot grec dont l’étymologie est au moins incertaine.

Nous entendons dans cet article, par le mot rhythme, un certain ordre dans la succession des tons ; & pour donner tout-d’un-coup à notre lecteur une idée juste & générale du rhythme en musique, nous remarquerons qu’il y fait le même rôle que la mesure des vers en poésie.

Comme les anciens ont attribué une grande force esthétique au rhythme, & que même aujourd’hui tout le monde avoue que ce qu’on appelle proprement beau dans le chant en dépend, c’est ici qu’il appartient d’en rechercher la nature & l’effet. Ces recherches seront d’autant plus utiles, qu’aucun artiste ne les a entreprises, au moins que je sache ; ce qui est cause que les compositeurs ont souvent eux-mêmes des idées très-confuses du rhythme  ; ils en sentent bien la nécessité, mais ils ne peuvent en rendre raison.

Je viens de dire qu’on attribue la beauté proprement dite de la musique au rhythme. Pour déterminer plus exactement le sujet de mes recherches, il faut nécessairement que je remarque ici que le chant tire sa force esthétique de deux sources très-différentes. […]


Panckouke, Supplément de l’Encyclopédie… 1780

On retiendra de cet ample développement la petite phrase qui assoit définitivement et légitime la fonction sémiotique du rhythme : « on comprend, à l’aide de toutes ces considérations sur le rhythme, comment on peut par son moyen donner à une suite de sons indifférens en eux-mêmes, la nature d’un discours moral ou passionné. »… Tout se passe dès lors comme si le sens du discours devait s’accommoder des contraintes esthésiques et éthiques que lui assigne le matériel du langage. Le résumé des notices que propose la Table de Panckoucke infléchit ultérieurement ce développement normatif, conforme aux principes d’une esthétique de la sensibilité mise en valeur à cette époque, vers la prise en compte de la diversité des situations dans lesquelles peut intervenir la notion de rhythme. Il y a là une sémiologisation définitive de l’univers, toute conforme à l’évolution des idées philosophiques rationnelles et illuministes, qui, dans la même période, tendent contradictoirement à voir le monde sous l’aspect d’hiéroglyphes à décrypter ou de correspondances synesthésiques à comprendre.

RHYTHME, (Poésie latine) Différence entre le metre & le rhythme. XIV. 267. a.

RHYTHME, (Poésie des anciens) voyez Cadence, II. 512. b. Harmonie, VIII. 52. a, b. Mesure, X. 410. b. Nombre. XI. 208. b. Différence entre le rhythme & le nombre. Suppl. III. 306. b. Rhythme péonique dans la poésie grecque. XII. 319. a, b. Origine du rhythme en poésie. Suppl. IV. 423. b.

RHYTHME, (Prose) C’est comme dans la poésie la mesure & le mouvement. Effets du rhythme dans la prose. Origine de la mesure dans la prose. C’est le besoin de respirer, & la nécessité de donner de tems en tems quelque relâche à ceux qui nous écoutent, qui a fait partager la prose en plusieurs membres ; mais ces phrases coupées doivent être composées de piés convenables. Effets qui en résultent. Pour quelque espece de style que ce fût, la mesure & le mouvement étoient autrefois déterminés par des regles. XIV. 267. b. […]


Panckoucke, Tables de l’Encyclopédie… 1788

Les considérations de nature anthropologique — « Les peuples à demi sauvage, observent le rhythme dans leurs danses, & tout le monde mêle du rhythme dans plusieurs occupations, ce qui montre qu’il est fondé sur un sentiment naturel » — trouvent à se mêler naturellement au propos des encyclopédistes, en raison de la constitution contemporaine progressive de cette science de l’homme (Chavannes, 1762). Dans ces conditions de richesse, c’est à peine si la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie, publiée à l’issue des péripéties de la Révolution, prend en considération les divers éléments portés à la connaissance par les développements de l’Encyclopédie et de son sillage codicille.

I. RHYTHME

II. RYTHME

I. RHYTHME. subst. mas. Nombre, cadence, mesure. Le rhythme de la musique ancienne. Le rhythme poétique. Rhythme harmonieux. Les Anciens observoient soigneusement le rhythme. La prose a son rhythme, ainsi que la poésie.

II. RYTHME. substant. mascul. Voyez Rhythme.


Académie V, 1798

Le format de la notice demeure squelettique tout comme l’est celui que Pierre-Claude-Victoire Boiste confère à sa propre notice dans les quatre premières éditions de son Dictionnaire universel (1800, 1803, 1808, 1812). Il est vrai que Boiste concevait son ouvrage en appui à un Dictionnaire projeté, mais jamais achevé, de Belles Lettres, dont on ne possède aujourd’hui que les cinq premiers tomes. Ce dictionnaire aurait certainement mis de la chair autour du squelette des définitions, mais, dans l’état, le lecteur d’aujourd’hui doit se contenter de ce schématisme :

RHYTHME. s. m. — mus. nombre, cadence, mesure ; │proportion entre les parties d’un tout ; * espace déterminé qui symétrise avec un autre du même genre ; LEBATTEUX. Retour périodique des mêmes mesures ; t. de littérature, de musique.


Boiste, Dictionnaire universel, 1812

Par rapport au Dictionnaire de l’Académie, 5e éd. 1798, Boiste reprend à l’Encyclopédie, dès sa première édition (1800) l’idée du fondement mathématisable du rhythme. On se rappellera d’ailleurs que l’on est alors dans une époque où la littérature comme la musique s’attachent fréquemment l’épithète de « périodique »…. On parle alors de feuille, d’ouvrage, de plume, de style, d’harmonie et bien sûr de rhythme… périodique… Que ce soit à l’occasion de symphonies (Pleyel) ou de journaux. Peut-être se rappellera-t-on d’ailleurs, à ce propos, le débat qui entoura la publication de la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie… Après la parution, sous l’autorité de Morellet, d’une édition hâtivement confectionnée à partir de l’édition antérieure de 1762, mais imprimée dans les règles de l’art et avec tout le privilège qui était concédé aux Libraires Smits, Maradan et Cie, le citoyen Laveaux décida de publier en 1802 une édition révisée de ce Dictionnaire… qui fit l’objet d’un procès et d’interminables plaidoiries. Dans cette édition, la définition de Rhythme, loin de marquer un progrès pourtant revendiqué par l’auteur, s’aligne simplement sur celle de l’édition des Académiciens…. de 1762 ! Et pourtant… aussi bien Bernardin de Saint-Pierre que Chateaubriand avaient déjà publié à cette époque les plus beaux spécimens de leur écriture en prose poëtique, nettement rythmée… Lorsque le même J.-Ch. Thiébault de Laveaux, en 1820, édite un Nouveau Dictionnaire de la langue française, sa définition ne marque aucune avancée décisive par rapport au contenu développé par l’Encyclopédie. Des bribes de la définition sont isolées, synthétisées, vaguement rassemblées autour d’un énoncé central dont il est difficile d’établir a priori le statut d’exemple ou de citation masquée :

RHYTHME ou RYTHME. s. m. Du grec rhutmos, qui signifie nombre, cadence, proportion, mesure. C’est, en général, la proportion qui règne entre les parties d’un même tout. Le rhythme des anciens était ce qu’on appelle aujourd’hui mesure en poésie et en musique, c’est-à-dire, un mouvement successif et soumis à de certaines proportions. — En médecine, c’est la proportion des battements du pouls.


Laveaux, Nouveau Dictionnaire de la langue française, 1820

Au moment où l’activité littéraire, plus particulièrement poëtique, connaît une période d’intense renouvellement — édition des œuvres d’André Chénier, Méditations de Lamartine, Poëmes antiques et modernes de Vigny, etc. — il peut être intéressant de s’adresser à un dictionnaire spécialisé pour faire le point sur ce que la doxa esthétique donne à comprendre de la notion de rhythme. Je m’attacherai pour cela, non au Dictionnaire de la langue oratoire et poëtique que publie J. Planche en 1820, mais à son concurrent direct, que j’ai étudié et caractérisé jadis comme étant une sorte de meccano poétique [5] mis à la disposition des jeunes rhétoriciens et de tous les auteurs désireux d’écrire en vers : Le Gradus poëtique françois de L. J. M. Carpentier,

RHYTHME. n. m. (rit-me). On définit le rhythme un espace déterminé fait pour symétriser avec un espace du même genre. « Dans le discours, dit La Harpe, Cours de Littérature, t. I, p. 63, le rhythme est une suite déterminée de syllabes ou de mots qui symétrisent avec une autre suite pareille, comme, par exemple, le rhythme de notre vers alexandrin est composé de douze syllabes qui donnent à tous les vers du même genre une égale durée par leurs intervalles et leurs combinaisons. »

Le rhythme consiste dans la mesure et le mouvement, comme M. Dubroca paraît l’indiquer. « On confond généralement, remarque cet habile prosodiste, le rhythme avec le nombre. Celui-ci dépend de l’arrangement et de la qualité des syllabes, tandis que le rhythme ne considère que le seul espace du vers, et la manière dont il est rempli de sons longs ou brefs. L’arrangement et la qualité des syllabes forment les différents mètres, ou, si l’on veut, les différents partages du même espace, et ces mètres divers peuvent être sous le même rhythme. C’est ainsi que l’on dit : le rhythme ïambique, le rhythme asclépiade, le rhythme hexamètre, etc. »


De tous les mouvements l’ordre, l’âme et la grâce,

C’est le rhythme  : il divise et le temps et l’espace ;

Et rapide ou tardif, et divers ou constant,

Gouverne la parole, et le geste et le chant.

Il soumet aux besoins de la muse attentive

Cinq mètres inégaux, famille imitative,

Savamment opposés dans leur flexible essor,

Et de tous les effets pittoresque trésor ;

L’ïambe aux traits de flamme, et le pesant spondée,

Et le léger dactyle aussi prompt que l’idée,

Le vulgaire chorée, inquiet, sautillant,

Le guerrier anapeste, au pied ferme et brillant,.

Souvent le vers se traîne, et la musique vole,

Le rhythme suit l’accent, ame de la parole ;

L’accent régit les mots : sa juste autorité

A signalé leur poids ou leur légèreté ;

Des temps de la mesure et des tons prosodiques,

Sachez donc enchaîner les retours symétriques.


CHAUSSARD, Poétique secondaire, ch. iv.


Syn. Nombre, cadence, mesure. — Chant, vers. Épit. Vif, léger, pesant, cadencé, symétrique, harmonieux.


Cependant si la voix de la patrie en pleurs

Appèle ses enfants autour de ses murailles,

Les rhythmes belliqueux font passer dans les cœurs

Les fureurs de Bellone et l’ardeur des batailles.


VALMALETE.


Carpentier, Gradus poëtique… 1822

Cet ouvrage peut encore nous intéresser aujourd’hui parce qu’il offre une assez juste représentation de l’état de la langue littéraire dans sa version poëtique. La poésie descriptive du XVIIIe siècle, les modèles figuraux de la rhétorique ornementale de ce même siècle, le discours critique d’une autorité suisse, Jean-François La Harpe, la référence même à Dubroca [6] qui insistait sur la valeur expressive de la diction, tout ici révèle un souci de définition précise de l’objet du rhythme, mettant l’emploi de ce dernier à la disposition de tout un chacun. Ajoutons que les citations présentées par Carpentier peuvent être considérées comme la vulgate de ce que reprendront souvent les dictionnaires postérieurs. On a donc dans le Gradus poëtique, à la fois un témoin et un relais d’exception qui mériterait d’être plus profondément sondé.


Au regard de cet ensemble, la compilation que réalise Napoléon Landais — en dépit de son titre globalisant et jouant d’ailleurs de l’ambiguïté qui frappe alors l’épithète « général » — se rapproche des schématismes de l’Académie française ou de Boiste. On ne trouvera rien là qui permette d’appuyer des considérations renouvelées sur l’objet ou une prise en compte différente de sa nature, alors même que Lamartine a publié en 1830 ses Harmonies poétiques et religieuses, puis en 1834 ses Destinées de la poésie, que Pétrus Borel vient de signer (1833) ses Rhapsodies

* RHYTHME. s. m. (riteme) (du grec rhutmos), nombre, cadence, mesure : le rhythme des vers, de la musique.


Landais, Dictionnaire général et grammatical…, 1834.

On note là une indifférence à l’égard de la réalité contemporaine dont on peut se demander si elle relève expressément d’un choix du lexicographe, ou de la nature même du dictionnaire de langue, comme l’expose la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie, soucieux comme toujours de prendre ses distances avec le présent pour mieux inscrire la légitimité de ses décisions dans un absolu… qui n’a jamais que quarante ans de retard ou presque sur les emplois actuels :

I. RHYTHME

II. RYTHME

I. RHYTHME. s. m. Nombre, cadence, mesure. Le rhythme de la musique ancienne. Le rhythme poétique. Rhythme harmonieux. Les anciens observaient soigneusement le rhythme. La prose a son rhythme, ainsi que la poésie.

II. RYTHME. s. m. Voyez Rhythme.

Académie VI, 1835

Faut-il considérer ici que la remarque orthographique, suite peut-être aux querelles qui — autour des suggestions de Marle — ont bouleversé le microcosme du Journal grammatical entre 1826 et 1837, à l’heure même où Guizot propose ses premières lois sur l’instruction publique, tient lieu de mise à jour historique de la notice. On peut en douter…. Car la comparaison avec les graphies d’époque montre que la forme rhythme est encore très largement employée, dans l’écriture privée tout autant que dans la typographie industrielle, ce qui a pour conséquence de suggérer que la forme rythme pourrait être fautive…. Du moins non orthodoxe. Or un dictionnaire comme celui de l’Académie ne peut s’aligner explicitement sur le modèle des cacographies destinées à un public bien inférieur. On penchera donc plutôt vers une interprétation qui fait de la dernière graphie une simple tolérance.

 2. Révolutions des évolutions ?…

Pour trouver un développement qui accepte de présenter la complexité de l’objet rythme, tant en termes linguistiques que physiques ou acoustiques, il est peut-être surprenant a priori de se tourner vers un ouvrage qui offre simultanément une coloration politique de son contenu et un dessein gnoséologique holiste, et qui se présente d’emblée comme un « monument élevé à la gloire de la langue et des lettres françaises », le Dictionnaire national de Bescherelle ou Dictionnaire universel de la langue française, Plus exact et plus complet que tous les Dictionnaires qui existent, et dans lequel toutes les définitions, toutes les acceptions des mots et les nuances infinies qu’ils ont reçues du bon goût et de l’usage, sont justifiées par plus de quinze cent mille exemples choisis, fidèlement extraits de tous les écrivains, moralistes et poètes, philosophes et historiens, politiques et savants, conteurs et romanciers, dont l’autorité est généralement reconnue ; le seul qui présente l’examen critique des Dictionnaires les plus estimés, et principalement de ceux de l’Académie, de Laveaux, de Boiste et de Napoléon Landais…


L’ouvrage ne manque point d’ambitions ; il n’est pas certain que ses rédacteurs soient exactement à la hauteur de ces dernières. Mais la notice est en soi intéressante puisque l’on trouve-là un syncrétisme parfait — certes parfois prolixe — de ce qui a été énoncé précédemment sur le sujet par les divers ouvrages que nous avons consultés. De l’Encyclopédie, Bescherelle retient pratiquement toutes les idées et le découpage encyclopédique. Les termes de proportion et de symétrie, appuyés d’ailleurs sur une référence de musicologue y assument une fonction explicative essentielle, sans d’ailleurs que ces termes soient eux-mêmes beaucoup mieux ou plus définis dans le reste de l’ouvrage. De Carpentier, outre les citations quelque peu abrégées, Bescherelle garde les développements sur les formes anciennes du rythme, et la référence à La Harpe. Enfin l’actualisation contemporaine aux faits de nature politique se place curieusement sous l’égide d’un des plus célèbres hygiénistes de l’époque : le docteur Virey…

RHYTHME. s. m. (du gr. rhutmos, nombre, mesure, cadence). Proportion qui ont entre elles les parties d’un même tout. Les justes proportions d’une statue ou d’un monument en constituent le rhythme  ; celui du mouvement se révèle, dans la danse, par des poses gracieuses, par des pas bien composés ; le rhythme musical se reconnaît à de telles proportions que, soit qu’on frappe la même corde, soit qu’on varie les sons du grave à l’aigu, l’on fasse toujours résulter de leur succession des effets agréables par la durée et la quantité (Debèque).

— En poésie, le rhythme diffère de la mesure en ce qu’il consiste seulement dans un certain espace de temps, tandis que la mesure, outre cet espace de temps, est assujétie à une quantité prosodique, fixée et déterminée selon le mètre des vers. Rhythme spondée. Rhythme dactyle. Rhythme poétique. Rhythme harmonieux. La prose a son rhythme ainsi que la poésie. Les anciens observaient soigneusement le rhythme. Dans le discours, le rhythme est une suite déterminée de syllabes ou de mots qui symétrisent avec une autre suite pareille, comme par exemple, le rhythme de notre vers alexandrin est composé de douze syllabes qui donnent à tous les vers du même genre une égale durée par leurs intervalles et leurs combinaisons. [La Harpe]


De tous les mouvements, l’ordre, l’âme et la grâce,

C’est le rhythme  : il divise et le temps et l’espace,

Et rapide ou tardif, et divers ou constant,

Gouverne la parole, et le geste et le chant.


(Chaussard)



— Se dit aussi pour Poésie, chant, vers.


Cependant si la voix de la patrie en pleurs

Appelle ses enfants autours de ses murailles,

Les rhythmes belliqueux font passer dans les cœurs

Les fureurs de Bellone et l’ardeur des batailles.


(Valmalète)


Pourquoi les beaux – esprits, lui consacrent leurs veilles,


D’un rhythme adulateur chatouillaient ses oreilles.


(Colnet)



— Manière propre à un poëte. Les poëtes ouvriers des derniers temps ont imité les rhythmes de Lamartine, s’abdiquant autant qu’il était en eux, et sacrifiant trop souvent ce qu’ils pouvaient avoir d’originalité populaire. (Michelet)

— Médec. Se dit des battements du pouls, pour exprimer la proportion convenable entre une pulsation et la suivante.

— Par anal. Tel régime de gouvernement , tel culte religieux, excitent ou ralentissent le rhythme de nos organes, indépendamment des circonstances physiques. (Virey)


Bescherelle, Dictionnaire national, 1847

Comme on a pu le faire remarquer ailleurs, ce dictionnaire a pour objectif essentiel de présenter une vision ordonnée des choses de l’univers mais aussi de la constitution du monde politique, et ceci se traduit bien sûr dans la notice. Pour être un ouvrage de référence, il convenait d’être alors un ouvrage de révérence à l’endroit des pouvoirs établis, et l’on conçoit que l’idée plus ou moins sous-jacente de révolution, véhiculée par l’épithète « périodique », telle qu’on l’a vue plus haut associée à la notion de rythme soit désormais récusée ici. Il faut se placer sous la tutelle du convenable… qui presque inéluctablement ne peut mener qu’à du convenu. En marge des expérimentations contemporaines — tant en musique qu’en poésie — dont il va être question plus loin, le dictionnaire construit un microcosme lexical aseptisé dans lequel le lecteur contemple seulement les reflets du tourbillon qui anime le macrocosme contemporain. C’est peut-être ici une des caractéristiques principales de cette lexicographie du milieu du XIXe siècle que de vouloir donner par la langue la représentation d’un monde stable ou plutôt stabilisé, alors qu’il vient de vivre deux révolutions (1789, 1830), qu’il a connu des émeutes et des épidémies (Lyon, Marseille, 1832), qu’il s’apprête à en connaître une troisième (1848), et que tout dans la société française de l’époque ne cesse de changer, jusques et y compris sa littérature. La langue et les gloses des auteurs de dictionnaires dissimulent ces fractures, lissent les discours qui en résultent, et recouvrent de vastes nappes rhétoriques les crispations auxquelles la société est alors sujette.


Le Dictionnaire de la langue française de Littré, rapidement érigé en modèle du genre pour le souci historique qui le caractérise, propose peut-être l’illustration la plus claire de ce processus.

RHYTHME (ri-tm’), s. m.

1° Qualité du discours qui, par le moyen de ses syllabes accentuées, vient frapper notre oreille à de certains intervalles ; ou succession de syllabes accentuées (sons forts) et de syllabes non accentuées (sons faibles) à de certains intervalles. Lorsqu’il [Virgile] chante un fait d’armes ou décrit une tempête, le rhythme précipité, les sons retentissants de ses vers peignent admirablement une scène de fureur, de tumulte ou d’épouvante, POUSSIN, Lett. 24 nov. 1647. Le rhythme, c’est-à-dire l’assemblage de plusieurs temps qui gardent entre eux certain ordre et certaines proportions, D’OLIVET, Prosod. franç. V, 1. Le rhythme en général est un mouvement successif et soumis à certaines proportions, BARTHÉL. Anach. ch. 27. Le rhythme de la poésie n’est qu’une imitation de celui de la musique, CABANIS, Instit. Mém. sc. mor. et pol. t. I, p. 203.

Rhythme phraséologique, voy. PHRASÉOLOGIQUE.

2° Il se dit quelquefois pour vers. Quand mon âme oppressée Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée, LAMART. Méd. I, 20.

3° Terme de musique. Système des durées des sons ; succession régulière des sons forts et des sons faibles. Dans ses forêts le sauvage qui chante, Fidèle au rhythme, en observe les lois ; Tel est le chant, même dès sa naissance, MARMONTEL, Polymn. II. La musique dépourvue de rhythme est vague, et ne peut se prolonger sans faire naître l’ennui, FÉTIS, la Musique, II, 11. Le rhythme, de toutes les parties de la musique, nous paraît être aujourd’hui la moins avancée, BERLIOZ, à travers chants, p. 8.

4° Se dit, en médecine, des battements du pouls, pour exprimer la proportion convenable entre une pulsation et les suivantes.

SYNONYME.

RHYTHME, MÈTRE. Le mètre et le rhythme sont théoriquement indépendants l’un de l’autre. Celui-ci n’existe qu’à la condition d’être entendu ; il consiste toujours dans les syllabes accentuées, que l’oreille saisit parfaitement. Le mètre, au contraire, est l’évaluation des syllabes. Il existerait encore pour un sourd, si ce sourd en connaissait la valeur conventionnelle, JULLIEN.

HISTORIQUE.

XIVe s. Il ne prent pas rimes, ainsi comme l’en use communement en françois de ce mot ; il entent par rime toute mesure convenable de sillabes ou de sons, ORESME, Thèse de MEUNIER.

XVIe s. Je ne suis pas de ceulx qui pensent la bonne rhythme faire le bon poeme, MONT. I, 189. Or ce qu’ils [les anciens] appeloient rhythmes estoient certaines clauses [périodes].... pour cela ils n’entendoient que la fin des clauses fust sujette de tomber en paroles de mesme terminaison ; qui est toutes fois ce que nous appelons aujourd’huy rhythmes en nostre langue, EST. PASQUIER, Recherches, VIII, 1.

ÉTYMOLOGIE.

Lat. rhythmus, du grec rhuthmos, qui se rattache à rhein, couler, futur rheusô  ; sanscr. sru.


Littré, Dictionnaire de la langue française, 1863-1873

Tout est là, en effet, pour que la notice se donne dans une sorte de neutralité scientifique conférant à l’objet la transparence d’un cristal autour des facettes duquel le regard peut tourner et se fixer ; un cristal qui diffracte les lectures de chacun et à travers lequel se réfracte aussi une vision en petit des choses. Mais Littré a pour lui l’appui d’une masse documentaire bien plus importante que celle de ses prédécesseurs. La simple liste des références alléguées comme auteurs d’exemples le prouve : Étienne Pasquier, Poussin, d’Olivet, Marmontel, Barthélémy, Cabanis, Lamartine, Fétis, Berlioz, Bernard Jullien et même Francis Meunier, auteur en 1857 d’un Essai sur la vie et les ouvrages de Nicole Oresme, soutenu en Sorbonne comme Thèse pour le Doctorat ès-lettres (1857) ... Du passé au présent, des praticiens aux théoriciens, l’empan défini par les références permet en principe de couvrir toute l’étendue du champ à l’intérieur duquel s’inscrit la notion de rhythme. Littré reste d’ailleurs fidèle à la graphie ancienne et reprend pour l’essentiel les idées développées avant lui dans l’Encyclopédie, mais dans une présentation qui lisse le classement des sens en recourant par l’histoire à une organisation de la notice plus ordonnée que celle adoptée par Bescherelle. La confrontation immédiate des citations de Fétis et de Berlioz perd à ce jeu son caractère contradictoire : il y va de l’évidence d’une certaine rigueur lexicographique de présenter des définitions qui puissent même rendre compte de l’incompatible. Apprécions, entre parenthèses, le cynisme involontaire du lexicographe sérieux, attaché à des sources qu’il décortique en citations-témoins décontextualisées dès lors de leurs effets virtuémiques pourtant corrosifs, lorsqu’on sait dans quelle estime féline… se tenaient mutuellement Berlioz — auteur d’un traité d’orchestration, et Fétis — historien, compositeur conservateur et théoricien de l’harmonie et du rythme [7]. Que les appendices synonymique, historique et étymologique de la notice confèrent à l’ensemble leur apparente rigueur philologique, dans la lignée récupérée des frères Grimm et de Diez, n’ajoute rien à la chose. Le rhythme poétique est encore largement appréhendé par Littré — pourtant admirateur de Victor Hugo ! — à travers les bésicles du XVIIIe siècle. C’est une sorte de conformisme cliché qui s’établit là…


Il n’est enfin pas totalement insignifiant que la chronologie des dictionnaires fasse intervenir ici la dernière édition du Dictionnaire Universel de Boiste, dont on sait quelle est la dette à l’égard du siècle des Lumières. Entre 1800 et 1866, sous l’effet des révisions de Charles Nodier et de quelques-uns de ses comparses (Barré, Narcisse Landois, etc.), les notices de cet ouvrage ont été multipliées, parfois révisées, mais dans le cas de rhythme, à la différence près de la dernière remarque orthographique, qui confirme par son commentaire entre parenthèses le sentiment qu’énonçaient déjà les Académiciens de 1835, rien ici n’est vraiment différent de ce qu’un esprit éclairé de 1790 pouvait rechercher dans un dictionnaire d’usage portatif :

RHYTHME. s. m. — mus. nombre, cadence, mesure ; proportion entre les parties d’un tout ( — poétique, harmonieux) ; espace déterminé qui symétrise avec un autre du même genre (LEBATTEUX.) ; retour périodique des mêmes mesures ; t. de littérature, de musique. Ryth- (moins bon).


Boiste, Dictionnaire universel, 1866

 3. Holisme d’une modernité extensive…

En comparaison immédiate avec ces notices, l’abondant développement donné dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (GDU) paraît immédiatement révolutionnaire et d’un profond pouvoir de stimulation intellectuelle, tant à l’époque probablement qu’aujourd’hui encore. Je ne chercherai certainement pas dans les lignes suivantes à commenter l’intégralité du contenu de cette notice ; il suffira que l’on en caractérise l’orientation, que l’on en analyse l’esprit et qu’on illustre un point de son développement par des faits annexes. Mais, tout d’abord, il convient de procéder rapidement à quelques remarques préliminaires.


Dans l’ensemble de tous les dictionnaires, de tous les genres et de toutes les formes, que le XIXe siècle a vu naître, le GDU occupe une place à part, non seulement par sa taille, l’ampleur de son projet — français, historique, géographique, mythologique, biographique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc., etc. — mais aussi par la nature intrinsèque de son dessein : « le Grand Dictionnaire universel est l’image vivante, la photographie exacte, une sorte de grand-livre où se trouve consigné, énuméré et expliqué tout ce qui est sorti des inspirations du génie, de l’intelligence, des études, de l’expérience et de la patience de l’homme »… Dans l’esprit de l’immortel (Pierre-Athanase), qui ne fut pourtant jamais ni académique ni académicien, il s’agissait de mettre un matériau intellectuel critique et classé à la disposition du plus grand nombre, et notamment de la bourgeoisie moins instruite ou du peuple. Dans ses propres termes : « dresser la véritable statistique, offrir l’inventaire de la science moderne… ». Tout ceci a naturellement une incidence sur les modes de présentation des notices, et celle consacrée à Rhythme, encore graphié à la manière ancienne dans un ouvrage qui se veut cependant novateur, n’échappe pas au processus.


De manière générale, les notices qui ne sont pas dévolues à un personnage historique ou à une figure mythologique, et dont l’adresse renvoie à un nom commun ou à un adjectif ou à un verbe, présentent à la suite de l’entrée proprement dite la variante éventuelle qu’elle peut recevoir, puis sa caractérisation par une marque grammaticale, la prononciation sommairement transcrite parfois et l’étymologie complétant la présentation initiale. Le texte qui suit, articulé en paragraphes et en éléments séparés par des doubles barres comporte jusqu’à quatre sections successives dans les cas les plus complexes :


une section générale de linguistique tout d’abord, qui se déploie elle-même en deux sous-ensembles ; le premier analyse l’entrée et en donne l’interprétation, chaque effet de sens distingué étant assorti d’une définition spécifique. Des exemples forgés et des citations d’auteurs complètent le travail ; le second sous-ensemble, sémantique et formel, décrit des syntagmes ou des locutions, mais il interfère parfois avec le premier.


une section plus proprement terminologique lui succède, qui réfère la forme-entrée à une marque de domaine et en circonscrit l’orbe d’usage. Le lexicographe glisse là assez souvent les valeurs sémantiques particulières de la vedette ou du syntagme dans lequel elle se réalise. On ne peut qu’être frappé ici par la richesse et l’étendue des domaines scientifiques, techniques et artistiques couverts par le GDU.


une nouvelle section de linguistique, plus particulière, consacrée aux faits de syntagmatique (épithètes, périphrases, etc.), de paradigmatique (synonymie, antonymie) ou d’homonymie, qui donne accès à des renseignements de nature philologique.


la dernière section est consacrée à l’encyclopédisme proprement dit, qui reprend pour les développer les éléments constitutifs principaux de la section terminologique.


5° Éventuellement se trouve à la suite l’élucidation grammaticale d’une difficulté de langue.


Dans le cas qui me retient ici, c’est globalement ce patron qui est suivi ; mais l’on se rendra très vite compte à la lecture de la notice que — pour la première fois — le contenu de cette dernière présente une véritable somme encyclopédique embrassant jusqu’aux développements modernes que l’on peut espérer mais que l’on ne trouvait à l’époque nulle part ailleurs. Il y a là, d’emblée, une différence incontestable avec Littré. Évidemment, il n’entre pas dans le plan d’un dictionnaire de langue de se livrer aux descriptions et aux analyses de la chose que présente un dictionnaire universel, encyclopédique de surcroît, mais du simple point de vue des références alléguées la différence est sensible. Larousse est le premier à citer Cormenin, alias Timon d’Athènes, l’auteur du Livre des Orateurs (1838), Musset, Renan, Guéroult et Castil-Blaze (1784-1857), le compositeur et critique vulgarisateur :

RHYTHME s. m. (ri-tme - Lat. rhythmus, gr. rhuthmos ; de rheô, rhuô, je coule). Mesure, cadence ; combinaison de sons produisant une certaine harmonie dans le discours : J’ai repris le latin ; je cherche à me faire au RHYTHME ; je scande les vers de Virgile ; je marque même la mesure sur l’ouvrage. (J.-J. Rouss.). Le RHYTHME a sa racine dans les lois premières du mouvement. (Lamenn.). La poésie, la vraie poésie, n’est que la raison ornée par l’imagination et par le RHYTHME. (Cormen.). La prose n’a pas de RHYTHME déterminé. (A. de Musset.). Le RHYTHME de l’ancienne poésie hébraïque est uniquement fondé sur la coupe du discours. (Renan.). Le RHYTHME a surtout la propriété de frapper et de remuer ; c’est la partie sensuelle de la musique. (Guéroult).

Poétiq. Vers, chants : Cependant, si la voix de la patrie en pleurs Appelle ses enfants autour de ses murailles, Les rhythmes belliqueux font passer dans les cœurs Les fureurs de Bellone et l’ardeur des batailles. (Valmalète).

Mus. Combinaison de sons musicaux au point de vue de la durée et de l’intensité : Sans le RHYTHME, notre musique deviendrait le plain-chant de Lulli. (Castil-Blaze.)

Méd. Rapport d’intervalle et d’intensité entre les pulsations artérielles.

Encycl. Mus. Ce qu’on appelle rhythme, en musique, est l’effet produit par le rapport de durée des sons entre eux, par leur lenteur ou leur rapidité, leur brièveté ou leur longueur. On ne doit pas plus confondre le rhythme avec la mesure que les lettres avec les syllabes. Avec des lettres isolées, vous obtiendrez des sons, mais non point des mots ; avec le rhythme seul, vous aurez un effet précis, saisissant, mais non point des phrases musicales.

[…]

Une phrase de trois mesures, si elle a pour correspondante une autre phrase de trois mesures, sera donc parfaitement rhythmique, et le rhythme sera surtout satisfaisant si l’arrangement des éléments du rhythme de chaque mesure est absolument symétrique dans les deux phrases. Il y a aussi des phrases correspondantes de cinq mesures chacune ; mais à leur égard on peut faire la même observation que pour le rhythme de cinq temps par mesure, que quelques auteurs ont essayé d’introduire dans la musique : c’est que l’oreille est absolument inhabile à saisir les rapports de cette combinaison par cinq, et que si des combinaisons semblables ont été essayées avec quelque succès, c’est que l’oreille les a décomposées comme des rhythmes alternativement binaires et ternaires, et que la symétrie qui résulte de la répétition établit pour cet organe des rapports d’ordre qui finissent par le satisfaire. Une suite de mesures à cinq temps se présente donc à l’oreille comme une alternative de mesures à deux et à trois temps ; une suite de phrases de cinq mesures est une combinaison alternative de phrases de deux et de trois mesures ; d’où il résulte que le rhythme phraséologique de phrases de cinq mesures est le moins simple de tous et, par suite, le plus faible pour l’oreille. Quelques théoriciens musicaux ne partagent point l’opinion de Fétis. Parce que le rhythme ternaire est dans la nature, Fétis en conclut que les phrases de trois mesures sont très-carrées et il refuse cet avantage aux phrases de cinq mesures, parce que le rhythme quintenaire n’est point naturel. Pour qui s’est occupé quelque peu de composition et a pris soin d’analyser ses sensations, il semble que le rhythme phraséologique de trois mesures est tout aussi imparfait que le rhythme phraséologique de cinq mesures. […]

Le rhythme, avons-nous dit, est dans la nature. L’homme, en marchant, produit un rhythme, une cadence ; les ailes de l’oiseau, lorsqu’il s’élance et plane dans les airs, produisent un effet semblable ; le cri sec et monotone du grillon, de même que celui de la cigale, donne la sensation d’un rhythme continu. Mais c’est surtout chez les oiseaux que le fait est remarquable. » Le chant de certains oiseaux, dit Castil-Blaze, est soumis aux lois du rhythme  : […] Le pinson et la caille mâle font entendre chacun trois notes ; elles sont égales dans l’appel du pinson, mais la première est pointée dans celui de la caille. Ce rhythme du chant de la caille mâle est très-musical ; il a fourni à Pleyel le motif d’un de ses meilleurs quatuors. Le rhythme du galop a été rendu fort heureusement dans l’air : Pria ehe spunti (Cimarosa), dans l’ouverture du Jeune Henri (Méhul), et l’on prétend que les coups redoublés des marteaux tombant eu cadence sur l’enclume ont donné à Cimarosa la première idée de l’accompagnement délicieux qu’il a joint à l’air : Sei morelli e quattro bai.

Certes, Ignaz Pleyel n’est pas le seul compositeur de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle qui se soit inspiré des chants d’oiseaux : Joseph Haydn dans deux de ses quatuors à cordes (op. 33 n°3 « L’Oiseau », et 64 n°5 « L’Alouette »), et Beethoven, non seulement par le coucou de la Symphonie pastorale (1808) Op. 68, mais par la caille — justement — qui s’ébat et chante dans la 18e Sonate pour piano, Op. 31 n° 3, ainsi que bien d’autres encore ont cédé à cette séduction imitative. Mais, il est intéressant ici que ce soit un auteur mineur pour nous que retienne finalement l’auteur de la notice, de même qu’au chapitre littéraire le nom de Marmontel reviendra souvent et pourra servir de caution.


Par ailleurs, on retiendra que Larousse n’hésite pas à entrer, à l’occasion de cette notice, dans des débats théoriques très contemporains sur la notion et les formes du rhythme musical… L’analogie avec la phrase verbale et ses mesures permet d’ailleurs de traiter d’une manière simple des difficultés soulevées alors par les rhythmes à cinq temps, dont le célèbre compositeur et virtuose français Charles-Valentin Alkan et François-Joseph Fétis avaient assez largement disserté lors d’un échange de correspondance.


À l’occasion d’une discussion de technique musicale portant sur la définition d’un rythme basque à cinq temps, celui du Zorcico, sur lequel se fonde Alkan pour rédiger une pièce demeurée longtemps manuscrite et sans numéro d’opus, ces deux personnages entrent en relation. Alkan rédige une première lettre, le dimanche 24 octobre 1852, qui apporte indirectement un éclairage intéressant à la notice de Larousse. En effet, d’une part, une référence à Haydn et à Boïeldieu clignotent ici comme le signe d’une allusion à toute une époque de l’histoire de la musique, tandis que celle faite à Chopin plaide en faveur d’un ancrage populaire de ce rhythme (krakowiak ou mazourek) ; d’autre part, le compositeur lui-même avoue sa perplexité devant la complexité d’un rythme décomposable sous plusieurs types :

Cher & illustre maître,


Autrefois habitait à Paris un espagnol de mes amis, homme très-érudit, sachant beaucoup et sa­chant bien. Il était, entre autres choses, excellent musicien ; et, causant de Rhythme un certain jour avec lui, je lui disais que je ne me sentais point, contrairement à un certain nombre, d’antipathie pour la mesure à 5 temps. Il me répondit que nous ne connaissions point du reste la mesure à 5 temps, mais seulement la me­sure à 2 et 3 temps. Il me citait comme preuve le morceau de la Dame Blanche que vous mentionnez dans la Gazette d’aujourd’hui. Il est certain, disait-il, que la mesure à 5 temps est naturelle à l’homme ; puisque, dans une grande étendue du pays basque il est une danse nationale, du nom de Zorcico, qui a 5 temps. Je voyais bien à l’air connaisseur de mon ami, plus il parlait, qu’il n’y avait pour ainsi dire point de ressemblance pour lui entre ce qu’il appelait 5 temps, et 2 et 3 temps. Comme il faisait toutes choses en conscience il avait été apprendre cette danse et sa musique sur les lieux mêmes […]. Les mêmes airs qui avaient 5 temps dans telles et telles localités se chargeaient toutefois d’une temps nouveau, ou du moins allongeaient un de leurs temps, et devenaient des 6/8 dans les centres civilisés Espagnols. – Chopin m’avait joué autrefois des airs de son pays qui changeaient de rhythme aussi, en traversant un fleuve ; et peut-être ce fait est-il fréquent. – […]

Quelques jours après, du haut de sa science, Fétis répond à Alkan dans les colonnes de la Revue et Gazette musicale, n° 44 [31 oct.], p. 361-363… Le critique justifie sa position sur le point technique du rythme quinaire, qu’Albeniz, par la suite, et Gabriel Pierné, reprendront d’ailleurs à leur compte (respectivement dans España et le Quintette Op. 41), mais rend aussi hommage au discernement d’Alkan :

J’ai reçu, au sujet de cette mesure à cinq temps, une lettre de M. ALKAN aîné, laquelle a eu pour moi beaucoup d’intérêt. Cet artiste de grande distinction n’a pas vu la planche qui accompagne mon article, en sorte qu’il croit que je n’en suis encore qu’à la théorie de la mesure à cinq temps. […]


Il est remarquable que la mesure à cinq temps de cet air de danse est surtout en usage dans les provinces où le peuple espagnol a conservé le caractère original et un peu sauvage des populations dont il descend ; dans les cantons où la civilisation a fait plus de progrès, l’air s’est rapproché de nos formes modernes, car on a ajouté un temps à la mesure, qui est devenue un 6/8. Par la manière dont il est ici noté, le Zorcico semble n’être pas une mesure véritable à cinq temps, mais une alternative de trois et de deux. Mais c’est l’accent qui donne à la mesure son caractère quinaire : car cet accent fort, placé sur le premier temps et sur le cinquième, empêche de sentir le premier de la division à deux temps. […]


On retrouve ici les éléments d’une sémiologie accentuelle de la phrase, qui pourrait s’appliquer directement à des énoncés en français. Lorsque Charles-Valentin Alkan clôt la discussion dans une dernière lettre sur le sujet, il a recours aux termes de symétrie, d’accentuation, de telle sorte que l’on reste toujours dans le champ des définitions relevées par les lexicographes depuis l’Encyclopédie, sous couvert d’un transfert métaphorique permettant l’explication concrète des difficultés de perception d’un objet encore mal formalisé dans le domaine musical :

Cher Monsieur Fétis,


J’ai vu ce matin à la Bibliothèque du conservatoire les deux exemples qui ac­compagnaient votre article de Dimanche dernier. Je ne puis pas dire que je regrette de ne les avoir pas connus plus tôt, puisque cela m’a procuré le plaisir de vous écrire ; la vive satisfaction d’un mot de vous ; et me fait vous écrire de nouveau. Autrement je suis très confus de vous avoir envoyé mes propres specimens [sic], et plus confus encore de vous avoir entretenu de la nuance qui existait entre 5, et 2 et 3 ; lorsque je vois que vous avez si admirablement compris le rhythme à 5 temps dans votre ravissant petit morceau. Il est, non seulement remarquable de mélodie et d’harmonie ; mais, abstraction faite de la vérité des 5 temps, tout à fait riche par la variété de ses accentuations. C’est un petit chef-d’œuvre que j’espère bien jouer un jour ou l’autre. Quant à celui qui le suit, tout en l’aimant beaucoup aussi, je crois que la lenteur de son mouve­ment neutraliserait pour le plus grand nombre la nouveauté de son rhythme, de sa symétrie ; et que, à part le plus petit nombre restant, on croirait entendre un morceau rhythmé ou cadencé comme à l’ordinaire. Je vous félicite bien sincèrement, cher maître, de ces petits morceaux, qui, comme vous le dites et le faites si bien pressentir, ne sont qu’un léger apperçu [sic] de toutes les richesses que la mine rhithmique [sic] renferme dans ses flancs.

Apprécions à ce sujet la métaphore terminale qui fait du rhythme un fonds d’innovations quasi inépuisables, puisque nous pouvons retrouver par cette articulation la section Littérature de la notice du GDU. Là encore, la tradition se trouve inscrite profondément dans une réflexion qui tente de suivre la voie chronologique pour exposer les modalités de l’objet et expliquer les motifs de ses variations. Le recours à la notion de « pied » — surtout en ces années — signale sans aucun doute l’importance que le rédacteur de la notice accorde à la Prosodie de l’École moderne, de W. Tenint (1844), ouvrage préfacé par l’auteur des Études françaises et étrangères [1828], Émile Deschamps, lequel fait don à Tenint de sa Nécessité d’une prosodie, et précédé en outre d’une lettre à l’auteur de Victor Hugo. Ce petit volume doit retenir aujourd’hui encore l’attention pour les vues qu’il expose sur l’histoire, la nature et les effets de la versification classique. Face au rempart néo-classique précédent, stimulé par les voeux de Gautier réclamant des écrits théoriques sur la versification romantique, Tenint est effectivement le seul critique à tenter une synthèse d’actualité des tendances poétiques et des mouvements esthétiques de l’époque, sous l’angle de leur rapport à la technique versificatrice. Même si sa terminologie peut nous apparaître aujourd’hui rétrograde à bien des égards, il est indéniable que les réflexions de Tenint ont durablement influencé le développement du vers français tel qu’il apparaît chez Baudelaire et Rimbaud. Musset, pour sa part, comme auteur ayant courageusement osé se déprendre des grands genres, est régulièrement cité par le critique. Les chapitres de son ouvrage consacrés à la rime [pp. 172-186], à l’inversion et à l’enjambement [pp. 187-200], à l’harmonie imitative et figurative [pp. 201-212], aux hiatus [pp. 213-215], diphtongues [pp. 217-220], et au choix des mots [pp. 221-223], constituent des développements grâce auxquels le lecteur moderne peut retracer la frontière ténue et zig-zagante séparant tradition et innovation en matière de poésie. Lorsque Tenint traite du rhythme, il plaide ainsi en faveur d’une poétique abandonnant peu à peu le modèle rhétorique du sens au profit d’un modèle sémiologique beaucoup plus libre dans ses associations et ses règles de production d’effets expressifs. C’est globalement le sens dans lequel s’engage la notice du GDU, puisque le retour à la Grèce n’est là que pour mieux asseoir un condensé d’histoire de la poésie versifiée française mettant en avant les qualités d’un Ronsard ou d’un Hugo, au détour duquel le lexicographe enregistre enfin un élément qui avait plus ou moins échappé aux précédents auteurs de notices. À savoir l’infusion des richesses du rhythme jusque dans la prose, par où se justifient les références à Bernardin de Saint-Pierre et à Chateaubriand. Il n’est probablement pas indifférent que l’idée de prose poétique soit ici promue comme valeur par un lexicographe attentif à l’évolution contemporaine de la littérature et soucieux de donner à ses lecteurs une information immédiatement en accord avec l’évolution des esthétiques :

Littér. Le mot rhythme s’applique à toute cadence poétique. Ainsi, les différentes sortes de pieds, qui ne sont autre chose que des cadences élémentaires, constituent différentes sortes de rhythme. Ainsi, les différentes sortes de vers, qui résultent du choix et de la disposition des divers pieds, forment à leur tour des rhythmes variés. Ainsi encore, les strophes, les périodes poétiques composées de plusieurs vers constituent des rhythmes qui varient suivant l’espèce, le nombre et la disposition des vers qui les composent. Un des rhythmes les plus heureux et les plus anciens remonte aux aèdes grecs, de qui Homère le reçut : c’est le rhythme du vers hexamètre ou héroïque. Jamais la poésie n’a revêtu une forme plus riche et plus complète. Variant de treize jusqu’à dix-sept syllabes, pouvant avoir cinq dactyles ou n’en avoir qu’un seul, pouvant aussi avoir cinq spondées ou un spondée unique, il est, selon la manière dont on le compose, lent ou rapide, majestueux ou familier, grave ou léger. Nul instrument poétique n’offre une aussi grande variété de cadence. Du vers héroïque sortit le vers élégiaque ou pentamètre qui, accouplé avec lui, forme les petites strophes connues sous le nom de distiques. Les aèdes et les rapsodes chantaient des vers héroïques. […]

Enfin, si le rhythme mesuré et déterminé est particulier à la versification, la prose n’est pas non plus dépourvue de rhythme. Il n’est pas de bon orateur qui ne rhythme sa période ; il n’est pas de bon écrivain dont la phrase ne soit rhythmée. On sait que chez certains prosateurs, comme Fénelon, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, le rhythme ressort avec tant d’éclat, qu’il arrive à faire de leur style une prose poétique, à laquelle on a plus d’une fois donné le nom de poésie en prose. Nous ne parlerons pas du rhythme chez les autres nations modernes, où il ressemble soit à celui des poésies de l’antiquité classique, soit à celui de la poésie française ; mais nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots sur un rhythme tout à fait singulier, celui de la poésie chinoise. Il nous a été révélé par M. le marquis d’Hervey Saint-Denis, dans son ouvrage intitulé : Poésies de l’époque des Thung, traduites du chinois pour la première fois, avec une étude sur l’art poétique en Chine (Paris, 1863, in-8°). D’après ce sinologue, aucune interprétation dans une autre langue ne peut donner l’idée d’une strophe chinoise. La connaissance du chinois, l’habitude même de le parler, ne suffit pas pour saisir le rhythme du vers. Ce rhythme ne s’adresse pas seulement à l’oreille par les sons ; il parle encore aux yeux par les signes qui représentent les idées, le système d’écriture chinoise, au lieu d’être purement phonétique, comme tous les systèmes d’écriture des langues indo-européennes, étant essentiellement idéographique. La prosodie chinoise, dans ces conditions extraordinaires, a deux sortes de rhythmes, l’un pour l’oreille, l’autre pour les yeux ; le premier résulte, comme chez nous, de diverses combinaisons de sons, du nombre des syllabes, de la rime, etc. ; l’autre consiste dans certaines relations symétriques des signes écrits et des objets visibles ou des idées abstraites que ces signes représentent. Une traduction française ne peut, le plus souvent, reproduire le simple rhythme, par lequel les langues phonétiques étrangères s’adressent à l’oreille ; à plus forte raison ne reproduira-t-elle point ce double rhythme du son et du signe figuré.

Pierre Larousse, GDU 1869

Quant à l’ouverture finale de cette définition, en prenant pour exemple le cas du chinois qui représente alors un champ d’étude vivant — tant du point linguistique que littéraire [8] — elle donne toute la mesure de l’importance que Larousse confère aux aspects de l’expression que l’on ne nomme pas encore sémiologiques, mais qui, néanmoins, entrent de plein droit dans ce champ d’interrogation. Retrouvant en effet dans cette dernière section les termes de signe, de symétrie, de son, ou de syllabe, nous n’avons pas expressément quitté le domaine des formes premières d’analyse du rhythme, on semble même être là dans un contexte qui rappelle les développements des prédécesseurs. Mais la translation subite à laquelle procède le rédacteur de la notice — en déplaçant le point d’application de cet objet — permet de faire advenir in extremis une dialectique opposant le visuel et l’auditif, dont le XXe siècle fera un des éléments clefs de ses révolutions esthétiques. Le GDU marque ici un sens remarquable de l’anticipation.


Après de tels développements, on a scrupule à revenir à des notices qui, par leur souci de n’être opératoires que dans le domaine de la langue, exposent immédiatement leur absence de générosité analytique. Qu’attendre de plus, effectivement, de la septième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1877-78), qui revendique pourtant d’avoir notablement augmenté sa nomenclature, hors le semblant d’acceptation d’une modernisation orthographique, si ce n’est la reprise des définitions antérieures de la série, à peine remaniées par l’adjonction de détails empruntés à la médecine. Nous sommes là dans une période où la médecine expérimentale de Claude Bernard et la physique de Helmholtz ont permis de concevoir quantité d’appareils destinés à enregistrer les pulsations ou les mouvements, et à les retranscrire en graphes visuels… Ce qui est une manière très indirecte — et faussée, de surcroît ! — de revenir à la dialectique évoquée par Larousse entre l’auditif et le visuel.

I. RHYTHME

II. RYTHME

I. RHYTHME. s. m. Voyez Rythme.

II. RYTHME. s. m. Nombre, cadence, mesure. Le rythme poétique. Rythme harmonieux Les anciens observaient soigneusement le rythme. La prose a un rythme, ainsi que la poésie.

Il se dit particulièrement, en Musique, de La succession régulière des sons forts et des sons faibles. Il se dit, en Médecine, Du battement du pouls, pour exprimer La proportion convenable entre une pulsation et les suivantes.


Académie VII, 1878

Quant au Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1890-1900), conçu dans les mêmes années, mais désireux de substituer une logique sémantique à l’historicisme parfois confus du Dictionnaire de Littré, on conviendra que la concision de sa notice est parfaitement efficace, quoiqu’elle ne rende que très imparfaitement compte de la variété et de l’intensité des débats qui ont entouré la question du rythme de l’écriture versifiée ou prosaïque dans la seconde moitié du XIXe siècle.

RHYTHME et RYTHME [ritm’] s. m.

[Étym. Emprunté du lat. rhythmus, grec = ruthmos, m. s. (Cf. le doublet rime.) || 1520. Rithme est une congrue consonance de lettres, J. Fabri, Rhétor. dans Delb. Rec. Admis Acad. 1762.]

|| (T. didact.) Distribution symétrique des temps forts et des temps faibles, qui revient périodiquement dans une phrase musicale, un vers, une batterie de tambour, etc. Marquer, faire sentir le —.


HDT, D G 1890

Au moins est-il clair ici que le marqueur d’usage Terme didactique assigne à l’objet linguistique une fonction particulière à l’intérieur d’un ensemble de termes apparentés. Par où se marque définitivement…. le caractère scientifique…. du dictionnaire ! Le bénéfice est donc maigre et ne semble acquis qu’au prix de l’éviction du terme des discours dans lesquels paraissent des emplois non techniques de la notion et de l’objet. Or, il est du rythme dans tous les secteurs de la vie et du sens…. Qu’est-ce donc — à la toute fin du XIXe siècle — qu’une lexicographie, rigoureuse, certes, mais qui aurait pour effet d’anesthésier les effets du langage ?….

 Du mot, des choses… et des fictionnaires…

Pour avoir une vue plus exhaustive de la situation, il serait par conséquent utile de mettre ici en confrontation le discours des lexicographes et les usages observés dans des textes. Dans un ambitus qui relierait par exemple Mme de Staël et Corinne (1807) :

J’ose dire cependant que je n’ai jamais improvisé sans qu’une émotion vraie ou une idée que je croyais nouvelle ne m’ait animée, j’ espère donc que je me suis un peu moins fiée que les autres à notre langue enchanteresse. Elle peut pour ainsi dire préluder au hasard, et donner encore un vif plaisir seulement par le charme du rhythme et de l’harmonie. Vous croyez donc, interrompit un des amis de Corinne, que le talent d’ improviser fait du tort à notre littérature ?…

(Livre III)

à Élie Faure et à son Histoire de l’art : L’Art renaissant (1914)

Alors que Giotto, trouvant du premier coup la grande peinture décorative, enfermait des taches essentielles dans quelques rythmes linéaires qui rejoignaient l’architecture par leur simplicité, l’art toscan, depuis Angelico, revenait à la peinture de missel… (p. 345)

Dans cette multitude de textes que Frantext peut mettre à notre disposition, on trouverait certainement les raisons d’être un peu plus sévère avec la majeure partie des lexicographes et des dictionnaires interrogés précédemment, car, lorsque de la vie est en jeu, il n’est pas certain que les dictionnaires soient les meilleurs instruments de sa préservation. Queneau voyait souvent en eux, et à juste titre, des « Alphadécédets » (« La Chair chaude des mots », in Le Chien à la Mandoline). On pourrait ainsi dauber à n’en plus finir sur des esprits secs, chagrins, des notices rigides dans lesquelles la réalité des usages littéraires — notion et objet confondus — serait emprisonnée derrière les barreaux de discours convenus. Mieux vaut alors, peut-être, laisser simplement parler ici le poëte… En l’occurrence un poëte, Théodore de Banville (1823-1891), dont l’existence est incluse dans les années du plus profond bouleversement des théories françaises du rhythme, grand manieur de rimes et de rythmes, probablement éclipsé aujourd’hui dans la conscience de beaucoup au profit de Rimbaud, de Verlaine ou de Mallarmé… Mais qui, justement, mieux peut-être que l’impavide Hérédia, a su retourner aux sources antiques pour nourrir sa réflexion sur le caractère ambiguë d’une notion grâce à laquelle peuvent se travestir les genres et se confondre les sexuisemblances du vers…

Érinna

À mon cher Philoxène Boyer

Qui a ressuscité la grande figure de Sappho dans un poëme impérissable


[…]


Vierges, dit-elle [Érina], enfants baignés de tresses blondes,

Vous dont la lèvre encor n’est pas désaltérée,

Le Rhythme est tout ; c’est lui qui soulève les mondes

Et les porte en chantant dans la plaine éthérée.


Poëtesses, qu’il soit pour vous comme l’écorce

Étroitement unie au tronc même de l’arbre,

Ou comme la ceinture éprise de sa force

Qui dans son mince anneau tient votre flanc de marbre !


Qu’il soit aussi pour vous la coupe souveraine

Où, pour garder l’esprit vivant de l’ancien rite,

Le vin, libre pourtant, prend la forme sereine

Moulée aux siècles d’or sur le sein d’Aphrodite !


Le cercle où, par les lois saintes de la musique,

Les constellations demeurent suspendues,

N’affaiblit pas l’essor de leur vol magnifique

Et dans l’immensité les caresse éperdues.


Tel est le Rhythme. Enfants, suivez son culte aride.

Livrez-lui le génie en esclaves fidèles,

Car il n’offense pas l’auguste Piéride,

En entravant ses pieds il l’enveloppe d’ailes !


[…]

Jouant à l’envi de jeux de mots sur les éléments de la technique des vers (« pied », « coupe »), Banville propose ici une conception du rhythme qui en fait un élément indissociable de l’expression poétique même. La fin du poëme confirme d’ailleurs ce caractère infrangible du rhythme et de la rime dans l’expression littéraire, en montrant comment un choix délibéré de la versification concourt efficacement à la mise en valeur du caractère fondamentalement dynamique et moteur de cet objet :

Telle Érinna, livrée à ses mâles tristesses,

Sur le rivage ému que le laurier décore

Enseignait le troupeau rêveur des poëtesses,

Et l’écho de son cri jaloux me trouble encore !


Et j’ai rimé cette ode en rimes féminines

Pour que l’impression en restât plus poignante,

Et par le souvenir des chastes héroïnes,

Laissât dans plus d’un cœur sa blessure saignante.


Ô Rhythme, tu sais tout ! Sur tes ailes de neige

Sans cesse nous allons vers des routes nouvelles,

Et, quel que soit le doute affreux qui nous assiège,

Il n’est pas de secret que tu ne nous révèles !


Tu heurtes les soleils comme un oiseau farouche.

Ce n’est pour toi qu’un jeu d’escalader les cimes,

Et lorsqu’un temps railleur n’a plus rien qui te touche,

Tu rêves dans la nuit, penché sur les abîmes !

Ces lignes à retour périodique, scandée d’accents simultanéments toniques, prosodiques et expressifs, rédigées en 1861, rendent compte de l’énergie du rhythme — en son sens le plus étymologique — mieux que bien des notices de lexicographes pesants, et donnent même à penser par anticipation à la fonction fondamentale que Paul Valéry (né en 1871) confèrera ultérieurement à cet objet dans la naissance du poëme. Envisageant la position du langage dans le processus créatif, Valéry notait :

La parole est chose complexe, elle est combinaison de propriétés à la fois liées dans le fait et indépendantes par leur nature et par leur fonction. Un discours peut être logique et chargé de sens, mais sans rythme et sans nulle mesure ; il peut être agréable à l’ouïe et parfaitement absurde ou insignifiant ; il peut être clair et vain, vague et délicieux... Mais il suffit, pour faire concevoir son étrange multiplicité, de nommer toutes les sciences qui se sont créées pour s’occuper de cette diversité et en exploiter chacune un des éléments. On peut étudier un texte de bien des façons indépendantes, car il est tour à tour justiciable de la phonétique, de la sémantique, de la syntaxe, de la logique, de la rhétorique, sans omettre la métrique, ni l’étymologie.


Voici le poète aux prises avec cette matière mouvante et trop impure ; obligé de spéculer sur le son et sur le sens tour à tour, de satisfaire non seulement à l’harmonie, à la période musicale, mais encore à des conditions intellectuelles variées : logique, grammaire, sujet du poème, figures et ornements de tous ordres, sans compter les règles conventionnelles. Voyez quel effort suppose l’entreprise de mener à bonne fin un discours où tant d’exigences doivent se trouver miraculeusement satisfaites à la fois. Ici commencent les opérations incertaines et minutieuses de l’art littéraire. Mais cet art nous offre deux aspects, il a deux grands modes qui, dans leur état extrême, s’opposent, mais qui, toutefois, se rejoignent et s’enchaînent par une foule de degrés intermédiaires. Il y a la prose et il y a le vers. Entre eux, tous les types de leur mélange ; mais c’est dans leurs états extrêmes que je les considérerai aujourd’hui. On pourrait illustrer cette opposition des extrêmes en l’exagérant quelque peu : on dirait que le langage a pour limites la musique, d’un côté, l’algèbre, de l’autre.

Il indiquait par là que le rhythme était un principe structurant échappant paradoxalement aux contraintes structurelles de la langue, et ajoutait :

La poésie se reconnaît à cet effet remarquable par quoi on pourrait bien la définir : qu’elle tend à se reproduire dans sa forme, qu’elle provoque nos esprits à la reconstituer telle quelle. Si je me permettais un mot tiré de la technique industrielle, je dirais que la forme poétique se récupère automatiquement.


C’est là une propriété admirable et caractéristique entre toutes. Je voudrais vous en donner une image simple. Imaginez un pendule qui oscille entre deux points symétriques. Associez à l’un de ces points l’idée de la forme poétique, de la puissance du rythme, de la sonorité des syllabes, de l’action physique de la déclamation, des surprises psychologiques élémentaires que vous causent les rapprochements insolites des mots. Associez à l’autre point, au point conjugué du premier, l’effet intellectuel, les visions et les sentiments qui constituent pour vous le « fond », le « sens » du poème donné, et observez alors que le mouvement de votre âme, ou de votre attention, lorsqu’elle est assujettie à la poésie, toute soumise et docile aux impulsions successives du langage des dieux, va du son vers le sens, du contenant vers le contenu, tout se passant d’abord comme dans l’usage ordinaire du parler ; mais il arrive ensuite, à chaque vers, que le pendule vivant soit ramené à son point de départ verbal et musical. Le sens qui se propose trouve pour seule issue, pour seule forme, la forme même de laquelle il procédait. Ainsi entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l’état de poésie, une oscillation se dessine, une symétrie, une égalité de valeur et de pouvoirs.

Une chose est d’observer, d’adopter le point de vue phénoménologique ; une autre est de comprendre, d’expliquer et de mettre en oeuvre… Ces extraits des Propos sur la poésie de Paul Valéry nous le rappellent. Forme vide d’une insistance aussi secrète que discrète, engramme profond de pulsations interoceptives et de régularités intimes, le rhythme — en tant qu’objet théorique et pratique — a bien joué au XIXe siècle un rôle fondamental dans l’évolution des esthétiques du langage. Entre le simple sentiment épilinguistique de ses effets et la conception métalinguistique de ses formes, on a même pu à ce sujet parler de révolution du langage poétique. Toutefois, sa notion et son objet ne sont pas seulement visibles sous les espèces diverses qui en ont été pratiquées, les théorisations de la critique et des avancées de la science — métrologie ou phonétique expérimentale — mais ils sont aussi lisibles pour une bonne part dans les notices des dictionnaires, qui — au-delà de toutes leurs différences typologiques et fonctionnelles — n’ont cessé d’en présenter le caractère extensif essentiellement problématique, soit à travers l’histoire du terme, soit à travers des exemples ou des citations, dont le moindre paradoxe n’est pas de proposer des formes énoncées que la décontextualisation et la fragmentation privent… de rhythme ! Et de sens avéré...

Notes

[1Les éléments de référence de cet article, qui n’ont pu être insérés ici en totalité (articles de dictionnaires, etc.), sont disponibles dans une version plus étendue.

[2Il convient ici de rappeler que notre pratique moderne de la composition et de la rédaction des dictionnaires, fixée sous la dénomination de lexicographie, n’a que très peu à voir avec les pratiques des premiers dictionnaristes du XVIIe et du XVIIIe siècle, lesquels travaillent dans une sorte d’inconscience intuitive des règles devant présider à la constitution de ces objets d’ailleurs dénommés alors : thresor, vocabulaire, nomenclature, lexique, glossaire, etc. Il importe en conséquence de ne pas tomber dans l’anachronisme qui consisterait à réfuter la validité des renseignements consignés dans les gloses de ces ouvrages au motif de notre néo-positivisme scientifique. Chaque dictionnaire emporte avec lui la charge et la mesure du monde de ses contemporains.

[3Pour définir un corpus achevé, il faudrait tenir compte en effet, non seulement des divers titres d’ouvrages parvenus à notre connaissance, mais aussi des diverses éditions officielles, contrefaçons, des multiples tirages et retirages dont ils ont été l’objets, ici ou là, ce qu’aucun métalexicographe n’a jamais tenté jusqu’à aujourd’hui de manière totalement exhaustive. Pour prendre la mesure de la complexité de la tâche, il suffit de penser aux éditions du Dictionnaire de l’Académie dont un retirage de la cinquième (1798) paraît encore en 1835, à l’heure où Firmin-Didot imprime la sixième… Songeons aussi aux quinze éditions du Dictionnaire universel de Boiste (1800-1866), dont le contenu faisait partie du projet d’un Dictionnaire de Belles-Lettres, qui ne fut jamais achevé, et que Boiste laissa à sa mort en cinq tomes. Etc. S’il est une notion qui relit les nouvelles technologies contemporaines à l’enthousiasme lexicomaniaque du XIXe siècle, c’est bien celle d’une diabolique réticularité dans laquelle nous sommes aujourd’hui pris et enfermés à notre corps défendant si nous ne voulons pas nous livrer à des exercices herméneutiques scolastiques ou stériles. Avec le dictionnaire, c’est tout un monde, tout un univers de valeurs, de faits, de discours qui nous asservit à ses codes secrets.

[4Essentiellement L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot et d’Alembert (Marsanne, 1999), les huit éditions officielles du Dictionnaire de l’Académie française (Marsanne, 2000), le Grand Atelier Historique de la Langue Française, regroupant 14 dictionnaires précieux, de Nicot à Littré (Marsanne, 2001), et, plus récemment, sous ma direction scientifique, le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (Paris, 2002).

[5« Devoir danser étant chargée de chaînes ou Divine, Auguste, Sublime, Harmonieuse, Douce, Mélodieuse, Séduisante, Riante, Aimable, Enchanteuse : La Poésie ?... » , Mélanges offerts à Michel Lioure, Association des Publications de la Faculté des Lettres de l’Université Blaise Pascal, 1997, p. 104-129.

[6Auteur des Principes raisonnés sur l’art de lire à haute voix, suivis de leur application particulière à la lecture des ouvrages d’éloquence, et de Poésie, ouvrage utile à tous ceux qui se destinent à parler en public, par L. Dubroca ; in-8° Paris, Delaunay et Johanneau éd., et chez l’auteur, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré, n° 2. Dans lequel on peut lire les lignes suivantes : « L’objet de toute lecture quelconque est de transmettre à un auditeur ou à plusieurs, des idées sur lesquelles ils ne sont pas le plus souvent préparés ; des faits qui leur sont étrangers, ou des sentiments qui n’existent pas dans leur coeur et auxquels, cependant, on veut leur faire prendre part. Tantôt, c’est le récit d’un événement qu’il s’agit de leur communiquer pour les intéresser à la destinée de tel ou tel héros, de tel ou tel peuple ; tantôt, ce sont des affections qu’il faut réveiller dans leur âme ; tantôt, c’est leur raison qu’il s’agit d’éclairer ou de convaincre ; tantôt enfin, c’est un objet d’amusement, de plaisir ou de distraction que l’on veut leur proposer. Il n’est pas une lecture qui puisse échapper à ces diverses suppositions : l’homme qui lit et qui oublie qu’il a un de ces objets à remplir, est une machine à sons et à mots, plus digne de figurer à côté d’un automate qu’au milieu d’êtres intelligens. »

[7François-Joseph Fétis est l’auteur entre autres d’une Biographie universelle des musiciens (8 vol., 1835–44), d’une Histoire générale de la musique (1869–76), dans lesquels Berlioz n’est pas épargné. Il fonda à Paris, en 1827, la célèbre Revue et Gazette musicale.

[8De Rémusat, au début du siècle, à Léon de Rosny, dans les années 1880-90, la tradition est forte à cet égard.

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