Ce texte a déjà paru dans la revue Philosophique, 11 | 2008, 79-96 et mis en ligne ici. Nous remercions Kathrin H. Rosenfield de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS.
On sait qu’Hölderlin s’est délibérément opposé à la « conception régnante par rapport au monde Grec » (herrschende Griechenauffassung) et au classicisme de Weimar qui voit Sophocle comme le modèle de la mesure rationnelle. Déjà Hellingrath et Beissner ont signalé qu’il accentue « l’enthousiasme excentrique », c’est-à-dire, les tendances déstabilisantes arrachant le héros au centre de la vie proprement humaine. Cela exige qu’on développe des remarques comme celle de Beissner qui défend l’idée selon laquelle l’équilibre classique aurait « interdit à Sophocle » [1] l’étrange excès qu’on trouve dans la version hölderlinienne. En même temps, il signale également que Hölderlin ne cherche pas chez les Grecs une force originaire (« orphique » ou « orientale »), mais fait deviner cette force et cet excès au sein même de la clarté rationnelle de Sophocle, de ses formes artistiques déterminées. Cette approche requiert plus de critique littéraire et d’interprétation de texte qu’on n’a pratiqué dans les études hölderliniennes. Très rarement les interprètes de Hölderlin établissent des relations entre la théorie et la lecture, entre la spéculation philosophique et les techniques concrètes de la traduction hölderlinienne [2]. Cette négligence semble ainsi favoriser les associations (parfois trop immédiates) entre les démarches (supposément analogues) de Hölderlin et de Heidegger. Beda Allemann n’est pas le seul à faire apparaître des correspondances conceptuelles en établissant des parallélismes entre des notions et des approches philosophiques en vérité assez distinctes – par exemple, entre le « retournement natal » (vaterländische Umkehr de Hölderlin) et le « tournant » (Kehre de Heidegger). Finalement, rares sont les lectures comme celle de Jean François Mattéi qui montrent combien sont minces les correspondances directes entre l’ontologie de Heidegger et la pensée et la poétique (ou la poétologie) de Hölderlin [3], afin d’identifier par d’autres biais la spécificité de l’impact que Hölderlin exerce sur Heidegger ou tel autre penseur.
Revenons donc au problème de l’interprétation du texte de Sophocle et de son interprétation. Malgré ses réserves, Beissner admet que le poète met en valeur l’envers de « l’esprit classique », c’est-à-dire, le soubassement qui soutient la brillante surface « rationnelle » qu’on admire (de Winckelmann et Goethe à nos jours), sans savoir si les traductions courantes nous donnent vraiment accès à cet univers fort complexe. Hölderlin savait qu’il était le premier à avoir vu une dimension autre de la poésie antique et il fait un effort extraordinaire pour cerner cet envers qui se loge dans les interstices de la trame rigoureuse de poètes comme Pindare et Sophocle – dont Hölderlin loue la « grande déterminité » (Determiniertheit) [4]. Il faut donc unir les deux idées – celle de la forme achevée qui n’exclut pas la force originaire, la tendance « excentrique » qui échappe à ce qui se laisse dire et penser. Il s’agit de voir, par conséquent, comment cette conception de la tragédie et de l’esprit de l’antiquité s’articule avec la conception du langage et du temps chez Hölderlin.
Les Remarques sont conçues par Hölderlin comme des « annotations » de sa traduction et comme un éclaircissement de sa lecture de la tragédie. Elles signalent les correspondances sur lesquelles repose le paradoxe [5] tragique, tout en mettant en valeur deux niveaux de la création artistique. D’un côté, la mechanê, le procédé technique de l’artisan qui enchaîne les représentations, les sentiments et les raisonnements, et de l’autre, l’impondérable de l’ensemble qui « reste à fixer » (das Festzusetzende, Roe, 1). Il est bien connu que, depuis Kant et Goethe, l’artiste n’est plus considéré seulement comme un « génie » énigmatique, mais qu’on exige de lui une solide connaissance scientifique du monde et des lois qui déterminent les phénomènes que l’art représente « à échelle réduite » (RA, 3). La difficulté dans l’approche des Remarques réside dans le fait que Hölderlin revendique ce nouveau réalisme (la représentation des connaissances déterminées et des réalités historiques), tout en visant, néanmoins, un au-delà et un en-deçà essentiel du tragique, le contenu même de la tragédie étant une dimension autre, devinée au-delà de la connaissance. Regardons donc comment le poète élabore sa vision du tragique à partir d’une conception rigoureuse du langage et du temps.
De l’intuition intellectuelle au paradoxe et au rythme
Il s’agit donc de voir ce que des concepts comme le « rythme » et la « logique poétique » [6]ont à voir avec les représentations et les idées de l’antiquité. Ceci exige des éclaircissements sur les relations de ces concepts avec ceux des autres fragments – la définition de la tragédie en tant que « métaphore d’une intuition intellectuelle » [7] ou comme « paradoxe » [8]. L’intuition intellectuelle renvoie, comme on sait, à une problématique de Kant [9] et de ses successeurs, Fichte et Schelling. Chez Kant l’intuition intellectuelle est un savoir inconditionné (ou divin), entièrement référé à soi-même qu’aucune conscience ne pose et qui n’est pas produit par un procédé conceptuel. M. Franz mentionne la manière dont le schématisme kantien (en tant que « procédé universel de l’imagination pour procurer au concept son image » [10]) est appliqué, par Schelling, à l’intellect divin. Dans l’essai sur la poésie (Dichteraufsatz), cette application de l’intuition sensible à des objets purement intellectuels est habilement enchevêtrée à une réflexion sur la poésie : « le produit du poète » et « l’effet merveilleux, dont on n’arrive pas à trouver les causes naturelles » sont attribués à « l’art inné de l’âme qui toujours travaille en silence » [11]. On trouve, chez Hölderlin aussi, des formulations semblables qui développent le problème de la limite kantienne entre l’entendement et la raison, entre l’expérience et l’idée :
C’est une grande ressource de l’âme qui travaille secrètement, qu’elle évite, au comble de la conscience, la conscience, et que, avant que le dieu présent ne la saisisse effectivement, elle le contre d’une parole blasphématoire, obtenant ainsi la possibilité vive et sacrée de l’esprit [12].
Déjà dans une lettre à Immanuel Niethammer, alors éditeur d’une revue philosophique à Iena, Hölderlin avait ébauché les grandes lignes de ses « Nouvelles lettres pour l’éducation esthétique de l’homme »- un projet dont seules quelques pages fragmentaires ont vu le jour, mais qui ne prévoyait rien de moins qu’une critique des Lettres pour une éducation esthétique de l’homme de Schiller [13], très célèbres à cette époque, et une justification théorique des fondements du sens esthétique et de l’imagination poétique :
Dans les lettres philosophiques, je chercherai à trouver le principe qui m’expliquerait les divisions [distinctions] à partir desquelles nous pensons et existons, et qui est, néanmoins, capable de faire disparaître la contradiction, la contradiction entre le sujet et l’objet, entre notre Soi-même (Selbst) et le monde, et jusqu’à entre la raison et la révélation, – [je chercherai à le faire de manière] théorique, dans l’intuition intellectuelle, sans recourir à l’aide de notre raison pratique. À cette fin, nous avons besoin de sens esthétique et j’appellerai mes lettres philosophiques « Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme ». Dans celles-ci, je ferai une transition de la philosophie à la poésie et à la religion. [14]
Partant de Platon (mais allant au-delà de l’idéalisme platonicien), Hölderlin projetait de présenter l’expérience de la beauté comme la porte d’entrée vers la « connexion plus infinie », située au-delà de la nécessité de la raison pratique et de la dépendance de l’intuition sensible. Dans le fragment Sur la religion, il avait prévu d’établir une relation entre l’entendement fini et un savoir indépendant de ce genre de nécessité, et avait cherché à montrer comment les formes de la connaissance, de la conscience et de la conscience de soi sont inscrites dans une matrice englobant le tout (la « connexion plus infinie »). Celle-ci est, en elle-même, inaccessible à la pensée, même si c’est d’elle que surgissent les objets de la pensée. Elle constitue le fondement (Grund – bien-fondé et fondement) de la pensée, auquel renvoient certaines expériences fondamentales qu’il s’agit de reconnaître comme des formes implicites d’un savoir et qui alimentent les « aperçus divinatoires » (Ahnungen) dont les manifestations se trouvent dans la tonalité affective des gestes, des actions ou des affirmations explicites (amitié-amour pour les proches, gratitude pour la vie, sens de la beauté). Ces processus « affectifs » ou « qualitatifs », dont Hölderlin montre le statut intermédiaire entre la sensibilité et l’intellect, tiennent lieu, selon Dieter Henrich, « de modes implicites de savoir qui comportent des échos et des timbres émotionnels et qui doivent être supposés comme un savoir implicite [concernant des] trajectoires de vie possibles » [15]. Dans le même temps, ce mode de savoir ouvre un horizon radicalement autre qui tend à déstabiliser le sujet et, dans la tragédie, il « arrache » le héros tragique vers sa « voie excentrique » et le précipite dans la « folie sacrée ».
Le rythme en tant que dimension autre du langage et du temps
abgleiten von der vollen Sonnenuhr,
auf der des Tages gleiche Zahl zugleich,
gleich wirklich, steht in tiefem Gleichgewichte,
als wären alle Stunden reif und reich.
(Rilke, L’Ange du Méridien)
Même si, dans les Remarques, on ne trouve plus de mention explicite à l’intuition intellectuelle, Hölderlin n’en a pas abandonné l’idée. C’est maintenant la « logique poétique » et le « rythme » qui rendent compte de la transition entre l’expérience dans la succession temporelle et un savoir hors temps. Hölderlin développe, à partir de sa réflexion sur l’ordonnancement rythmique, son effort d’aller « au-delà de la limite kantienne » (qui sépare radicalement l’entendement de l’idée). C’est donc le rythme qui assure le passage de l’intuition sensible à l’intuition intellectuelle, permettant au cheminement de la logique poétique de saisir quelque chose qui équivaut à une intuition intellectuelle. En privilégiant l’ordre rythmique de la pensée poétique de Sophocle, Hölderlin met en valeur l’au-delà des propositions explicites de la syntaxe, faisant surgir d’autres niveaux de signification possibles. L’équilibre rythmique entre ces niveaux fait entrevoir une cohérence au-delà de la conscience et de l’entendement, la dimension absolue du langage qu’on peut appeler, avec Hölderlin, « connexion supérieure » ou « connexion plus infinie ». L’étrangeté énigmatique de la traduction hölderlinienne, ses multiples renvois à des réseaux de significations parallèles et simultanées, cherche à rendre compte de cet au-delà de la conscience rationnelle des personnages en action. Elle renvoie le spectateur à une expérience autre que celle du langage et du temps.
Nous avons déjà mentionné le fait que cette problématique de l’idéalisme allemand a renforcé le soupçon que la théorie du tragique est incompatible avec l’imaginaire et la poétique de l’antiquité. À ceci s’ajoute la supposition que le poète, élevé dans l’esprit du piétisme souabe, aurait fait une traduction « moderne » du texte de Sophocle et attribué au héros de l’antiquité une relation intériorisée avec un dieu personnel [16]. En ce qui concerne les considérations formelles, certains interprètes concluent que Hölderlin traduit la tragédie ancienne dans le cadre de la poésie moderne qu’il « comprend », en général, en tant qu’ars et non pas en tant qu’« ingenium » [17]. Toutes ces observations disqualifient évidemment la traduction de Hölderlin et réduisent ses fragments à une théorie moderne du tragique, dont la portée pour la tragédie ancienne reste douteuse. On reproche donc à Hölderlin principalement le fait que ses fragments poétologiques projettent la pensée et l’imaginaire, l’intériorisation et la subjectivation modernes sur le contexte de l’antiquité.
Il faut noter, néanmoins, que ceci serait en contradiction flagrante avec les idées que Hölderlin ébauche dans son fragment Sur la religion (Über Religion). Il y soutient l’idée que les modes de représentation historiques n’excluent pas une reconnaissance et un accord entre des représentations très diverses. Avec l’analyse de la gratitude, Hölderlin ébauche une « expérience » originaire, qui ne dépend d’aucune cause extérieure et qui, d’un côté, rend possible de « deviner » (ahnen) une autre forme de pensée et d’être, et permet de l’autre de reconnaître et de respecter les différences entre représentations religieuses, politiques et artistiques. On ne peut donc pas supposer que le poète, qui tenait fermement à assurer la compréhension et la reconnaissance des différences culturelles, se serait permis de traduire en projetant sur les héros de Sophocle la subjectivité moderne – adaptant ainsi les représentations grecques aux siennes, et violant la spécificité de celles-là. Depuis Hellingrath, différents critiques ont signalé, d’ailleurs, que Hölderlin (malgré diverses erreurs) ne traduit pas de manière fausse et idiosyncrasique. Autant ses traductions de Pindare que celles de Sophocle essaient de tenir compte de ce qu’il y a d’essentiel dans la langue et la pensée grecques. Il est un des premiers à réfléchir sur les implications que la syntaxe complexe et le rythme spécifique du grec ancien peuvent avoir sur la pensée. Ses traductions montrent combien il a été sensible à la rigidité des longues et des brèves que le locuteur du grec ancien ne peut pas moduler par une prononciation expressive. Les versions étranges de Hölderlin rappellent à notre mémoire la spécificité d’une langue autre, qui méconnaît les modulations subjectives des langues accentuées. La dimension de l’étrangeté chez Hölderlin vise une dimension qui n’est pas totalement absente dans les langues modernes, mais qui y occupe une place très secondaire. « Dans nos langues [modernes], dit Th. Georgiades, quand nous parlons, nous rattachons toujours à l’insistance les syllabes qu’il faut allonger » [18]. Le locuteur des langues modernes s’est donc habitué à exprimer la signification des mots, ses intentions et ses émotions en variant la longueur des syllabes accentuées/inaccentuées, adaptant ainsi le sens de l’énoncé aux intentions subjectives. En grec ancien, par contre, « les syllabes ne sont ni extensibles, ni contractiles. Elles ont une volonté propre. La durée des syllabes est également indépendante de la signification » [19]. C’est en réfléchissant sur ce genre de différence entre les modes de penser et de parler, que Hölderlin en arrive à ce mode de traduction étrange et à la distinction entre la Grèce et l’Hespérie.
Nous avons déjà montré auparavant (chap. 4 et 6) que cette confrontation avec une dimension de la langue qui reste étrangère aux intentions et inaccessible à l’entendement du locuteur soutient les considérations sur le rythme dans les Remarques. Elle permet d’articuler le passage entre deux niveaux de lecture de la tragédie – celui qui est accessible à la connaissance (située dans le temps humain) et celui qui se révèle seulement à la limite de l’entendement, où la pensée devine plus qu’elle connaît (ahnen, Ahnung). Cette dernière forme de savoir se situe dans un « Temps » autre que celui des mesures et calculs humains. Hölderlin parle du « temps torrentiel » qui arrache l’homme à tout centre ou point de référence. La trajectoire du héros met en scène le passage ou « transport » entre, d’un côté, le temps et la parole humains (déterminés par une mesure), et, de l’autre, un temps et une parole « pure » et non soumis aux limites de l’entendement. La trajectoire héroïque constitue, pour ainsi dire, le cheminement sur la lisière qui sépare (et joint) ces deux mondes ou ces deux dimensions.
En conséquence, dans les Remarques sur Œdipe, Hölderlin distingue deux modes de procéder de la logique poétique, dont l’articulation est assurée par le rythme [20]. Il mentionne d’abord le procédé artisanal à travers lequel sont représentés des phénomènes susceptibles d’être connus et enseignés. Le poète doit connaître les représentations, les sentiments et les raisonnements de son temps et être habile à les combiner dans un système de règles et de lois – le calcul poétique. Ceci, néanmoins, n’est pas l’essentiel de la poésie. Hölderlin dit expressément : « il faut ensuite voir comment le contenu se rapporte à ce [calcul] » et il développe l’idée qu’il faut se demander « comment la progression et ce qui doit être fixé, le sens vivant, qui ne peut pas être calculé, est mis en relation avec la loi calculable » [21]. Le sens est « vivant » précisément quand il n’est pas déduit des rapports instaurés par la convention, par les normes apprises et les concepts de l’entendement qui assurent la compréhension, mais quand il est deviné et senti dans son rapport avec la « puissance éternellement vivante » [22] même si ce deviner et sentir ne peut rester incompréhensible et obscur.
Après avoir signalé les deux modes de procéder, Hölderlin désigne le calcul comme système de sensations, représentations et raisonnements et il comprend l’homme comme une structure historiquement déterminée et soumise aux conditions formelles de l’espace et du temps. Mais ceci ne veut pas dire que l’homme soit entièrement soumis à des causes et des nécessités. Dans la tragédie surgit précisément ce qui lie l’expérience conditionnée à quelque chose d’autre, radicalement indépendant des données matérielles ou historiques. La présentation tragique fait que « les diverses successions (Sukzessionen)… sont plutôt des équilibres que de pures successions (Aufeinanderfolge) » (DKV, 2, 850). Ici s’annonce déjà le fait que Hölderlin travaille, en fait, avec deux notions incompatibles de temps – l’une qui est empirique et correspond au temps physique ou humain, et l’autre, qu’on pourrait appeler le « temps plein », le temps « torrentiel » qui tout inonde et abolit ainsi les distinctions du temps humain, c’est donc un Temps sans temps, éternel et absolu.
L’essence de la tragédie consiste donc dans la transition (le « transport ») qui rend leur équilibre (atemporel) à l’alternance des représentations successives (Wechsel der Vorstellungen). Le « transport » abolit donc les distinctions et l’entendement assurés par la succession (dans le temps humain ou physique), dans la mesure où le rythme fait surgir une connexion plus englobante – et atemporelle, non soumise à la segmentation des alternances successives – des éléments dans le tout. Le rythme fait voir-sentir-deviner la dimension insondable qui assure la connexion du tout. Ainsi, paradoxalement, la tragédie présente comme étant équivalents et concomitants les mouvements des deux formes de langage : celui des arguments situés dans la succession temporelle et le langage pur du devin (mouvement contre-rythmique). Ce qui est accessible à la connaissance et ce qui se soustrait à la maitrise humaine se présentent simultanément et de façon équilibrée : « comme ayant le même poids », « als gleichwiegend » (AOe, 1). Le rythme fait apparaître, en même temps que l’alternance des représentations, « la représentation elle-même », c’est-à-dire, ce qui est essentiel, indépendamment de l’intention et de la compréhension du locuteur (AOe, 1). La conception hölderlinienne du rythme applique les lois de la métrique (qui président à l’ordonnancement des syllabes) aux unités complexes de la pensée. Le poète voit les représentations, les sentiments et les arguments comme les « syllabes » dont le sens est doublement conditionné (par l’entendement et par la connexion supérieure).
En regardant de près la double articulation du temps à l’intérieur de la logique poétique, on se souvient d’Aristote, dont la réflexion sur le temps se meut également entre les deux plans de la succession et de la simultanéité. Dans le livre 4 de la Physique, il comprend le temps comme mesure du mouvement des corps. À cette acception correspond, chez Hölderlin, le procédé de la mechanê : la succession des représentations, des sentiments et des raisonnements configure la trajectoire héroïque. Or, dans le livre 4 de la Physique, on trouve des passages signalant une deuxième acception du « temps ». Celui-ci ne suit pas seulement le mouvement, se faisant ainsi toujours autre/successif, mais il est conçu comme étant également ce qui est toujours le même/simultané [23]. Parmi les diverses manières dont il analyse le temps dans ses Catégories, dans la Physique et dans la Poétique [24], Aristote distingue deux aspects : le temps peut être vu comme quantité discontinue (les moments distincts et successifs du temps physique) et comme pure continuité (Temps absolu ou éternité qui assure la cohésion et l’unité du tout) :
Le temps présent, en effet, – écrit Aristote dans les Catégories que Hölderlin connaissait bien – se lie en même temps au [temps] passé et au [temps] futur. (Cat. 5 a 6).
De façon analogue, Hölderlin utilise la métaphore du « temps torrentiel », en se référant à un « temps » absolu, au-delà de la fixation du sens et de la mesure dans le temps historique-humain. Quand Hölderlin parle de « l’esprit torrentiel du temps » qui arrache l’homme de sa sphère « sans l’épargner » afin que l’esprit du temps puisse être « senti », au lieu d’être seulement « compris et appris » [25], il se réfère à la double expérience du temps (et du langage) qui a lieu dans la tragédie. L’irruption de cette double expérience provoque la sensation subjective d’une perte tragique : le héros, dans son élan « excentrique », est incapable de « se maintenir » dans la succession des moments de l’expérience (le temps humain). Il perd ainsi ce qui est propre à l’expérience empirique, à l’histoire humaine en tant qu’effort (vain) de comprendre/saisir l’absolu (le Temps) à travers les liens que l’entendement introduit entre les moments successifs du passé. Les échos aristotéliciens qui affleurent dans les formulations hölderliniennes soulignent un problème signalé, entre autres, par Goldschmidt et Owen. Ce dernier analyse la distinction entre le « maintenant » (now) et le « moment » (moment) en signalant que « entre deux maintenants, il doit y avoir un temps qui dure et qui n’est pas composé de maintenants. […] Le paradoxe [aristotélicien] sur la non-réalité du temps [doit] être compris dans ses termes à lui, comme une mise en contraste d’un présent qui existe avec le passé et le futur non-existants » [26].
Dans la tragédie, le défi pour l’existence humaine (et héroïque) est donc de se maintenir dans l’équilibre (au « milieu ») entre le mode d’être et de penser fini (le syllogisme) et un être-et-savoir « plus infini » (l’intuition intellectuelle). Soustrait aux limites de la succession, ce savoir fait irruption dans l’aperçu divinatoire de la « parole pure » (Ahnung) qui englobe tout – moments et représentations distincts – dans la « connexion supérieure » du Temps continu.
L’obscurité des formulations sur le « temps torrentiel » [27] se dissipe considérablement, dès que l’on met en relation l’étrange terminologie hölderlinienne avec les distinctions aristotéliciennes. Le rythme (de la tragédie) qui suspend la progression d’un « avant » à un « après » (des représentations), et ainsi enchevêtre le temps de la succession dans un temps-sans-temps, n’est pas sans analogie avec le rapport entre mouvement et grandeur, temps et instant dans la Physiqued’Aristote. Plusieurs critiques ont d’ailleurs signalé l’emploi « basculant » qu’Aristote fait du verbe acolouthein : celui-ci désigne précisément ce rapport entre le « suivre après » et « l’accompagner ». Victor Goldschmidt remarque cette oscillation sémantique du verbe et conclut : « Le verbe acolouthein […] n’indique pas toujours un rapport de dépendance à sens unique : il peut désigner aussi bien une concomitance qu’une consécution » [28]. Ce basculement de la consécution vers l’accompagnement ou de la succession vers la simultanéité correspond au double aspect qui permet de voir la tragédie comme un récit se déployant aussi bien dans le temps physique que dans une présence atemporelle. En effet, le rythme crée véritablement cette co-présence de tous les moments, il soutient notre reconnaissance du « tout achevé » (holos), soustrait au temps de la succession.
Même s’il n’y a pas beaucoup d’indices d’une influence directe d’Aristote sur Hölderlin, il faut néanmoins retenir l’analogie qui se dessine dans l’usage que Hölderlin fait d’une gamme lexicale construite avec les termes de la succession – « nacheinander hervorgehen » (se produire réciproquement l’un après l’autre), « Aufeinanderfolge » (succession), « Succession » (succession/consécution). A leur façon, ces réflexions sur la logique poétique préfigurent le « développement » du concept chez Hegel. Elles sont comme des signes précurseurs des formulations osées de Hegel dans l’introduction à la Science de la Logique (XIII), où la logique est comprise de la manière suivante :
La logique, de la sorte, doit être saisie comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure. Ce royaume est la vérité elle-même, telle qu’elle est sans voile en et pour soi ; pour cette raison, on peut dire : ce contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d’un esprit fini [29].
Hölderlin s’approche de cette articulation en considérant le langage comme rythme, point de vue qui éclaire le langage à partir du double aspect temporel et atemporel, relatif et absolu. Dans ce contexte, rappelons une autre remarque de Th. Georgiades, qui dit :
poser la question de la langue comme rythme éclaire […] le fait que le sens se rencontre comme quelque chose de non temporel (indépendant du temps) et l’homme comme un être éphémère. […]. Nommer est quelque chose de purement incompréhensible… Cela ne connaît pas le temps. C’est un phénomène originel de l’esprit [30].
La rencontre avec la poésie grecque et la spécificité de son rythme a prédisposé Hölderlin à cette expérience de la dimension absolue du langage. Même s’il est impossible (et il le savait sans doute) d’introduire la spécificité du vers grec dans la langue allemande, Hölderlin part de cette différence et cherche à reproduire dans sa traduction quelque chose de la relation étrange qui maintient le locuteur et le lecteur du grec ancien à distance d’une dimension du sens dont il ne peut jamais se rendre maître. Dans la tragédie de Sophocle, Hölderlin voit que deux attitudes diamétralement opposées par rapport à la langue sont à l’œuvre. Dans les dialogues et les actions s’affirme la revendication de la compréhension intellectuelle et de la maîtrise pratique (gnomê, zethesis). Toutefois, ces échanges de discours contiennent, dès le début, les signes précurseurs de quelque chose d’entièrement autre qui accompagne et résonne dans la langue. Dans le mythe, l’oracle et la parole de Tirésias incarnent cette dimension autre, inaccessible, d’un destin inaltérable, qui reste obscure à l’entendement humain et qui ne se laisse deviner qu’à de rares moments.
Voilà pourquoi Hölderlin lit la tragédie non pas (ou pas seulement) comme un conflit entre les personnages et leurs actes de parole, mais comme une rencontre du héros avec une dimension réservée du langage et de l’être : avec ce qui, dans la parole, s’annonce de façon inquiétante et incompréhensible mais, en même temps, comme ce qu’il y a de suprêmement significatif – l’essence même de la parole divine qui reste énigmatique et indéchiffrable pour l’homme. En conséquence, le poète rehausse le paradoxe, c’est-à-dire le fait que le héros ne succombe pas à des circonstances ou des adversaires objectifs, mais à un quelque chose d’indéfinissable et d’atemporel qui reste indépendant du temps humain [31]. Ainsi, la traduction hölderlinienne ne s’acharne pas sur le contraste entre les deux héros principaux (Antigone et Créon). Hölderlin les voit comme deux « coureurs » courant sur des trajectoires « parfaitement parallèles et équilibrées ». Ainsi, ils luttent, non pas tellement l’un contre l’autre, mais, l’un à côté de l’autre, contre le « Temps » [32]. Il faut mettre « Temps » entre guillemets, car ce qui apparaît à l’horizon de cette lutte, est « l’esprit du monde sauvage et non-écrit, l’esprit du monde éternellement vivant et des morts ». Il s’agit donc d’un « Temps » radicalement autre que le temps humain, de l’éternité, du Temps « plein », non segmenté et divin [33].
Les formulations très condensées au début des Remarques sur Œdipe touchent directement au basculement paradoxal des unités de sens qui s’offrent à la connaissance et à l’entendement (représentations, sentiments, raisonnements), à un basculement qui, en établissant l’équilibre rythmique (la coprésence simultanée de tous les éléments), fait briller un autre sens : un sens radicalement autre qui se trouve en dehors de l’emprise et des possibilités humaines. Dans la tragédie, cet Autre est présenté dans son inquiétant être-autre (ungeheuer, deinos). Cette autre dimension du langage, dont on ne peut pas dire comment, ni ce qu’elle est, s’annonce dans certains détails apparemment obscurs, que la version de Hölderlin met délibérément en relief. L’étrangeté devient ainsi la métaphore même de l’altérité incommensurable et soustraite à l’intention, à la volonté et à la compréhension. Celle-ci apparaît finalement sous la forme de la mo [34], qui annule le signe, c’est-à-dire, réduit le héros à rien (Hölderlin recourt à l’expression mathématique = 0) [35].
Le principe de la succession sur lequel reposent la pensée et l’action humaines, est donc comme un horizon « crevé » ou « craquelé », dont les fissures font entrevoir (entre-entendre) quelque chose de totalement autre. La succession de représentations distinctes et opposées qui prédomine dans les dialogues (où des arguments se suivent et s’opposent) n’est dont pas ce qui est proprement essentiel à la tragédie. D’une façon très différente de celle d’Hegel, qui organise son interprétation autour du conflit explicite entre Créon et Antigone, Hölderlin lit la tragédie à partir du statut radicalement différent que le langage (la parole et le signe) détient à l’intérieur et à l’extérieur du temps et de l’entendement humains. Hölderlin vise « quelque chose à être fixé » (« etwas Festzusetzendes » [36]), mais ce quelque chose ne peut ni être extrait de, ni fixé sur des mots – il n’apparaît que dans le rythme.
« La signification des tragédies peut être comprise le plus facilement à partir du paradoxe… », écrit Hölderlin dans un de ses fragments (écrit probablement au même moment que ses traductions de Sophocle [37]). L’originaire, le fond caché de toute nature ne peut pas se manifester dans sa force insoutenable (insoutenable pour l’homme), car cette force, d’une nature « hostile à l’homme », ne trouve pas de signe adéquat dans le langage humain. Ainsi, elle se manifeste dans le mode d’être qui lui est propre par l’effet dévastateur, qui annule le signe qu’est l’homme [38]. Hölderlin traduit deinos par « das Ungeheuere » (immense-et-merveilleux, inquiétant-et-terrible, monstrueux-formidable), tout en accentuant la relation fatale et malheureuse que l’homme maintient avec ses propres connaissances techniques et ses capacités rationnelles. Il souligne donc l’incommensurable qui nous guette au sein même de ce qui nous paraît être familier : le langage et les coutumes civilisés.
L’ordonnancement rythmique fait surgir l’inquiétante étrangeté dans les connaissances qui assurent normalement les rapports et les échanges prévisibles. Être atteint par cette autre dimension revient à entrevoir le « sens vivant » (den lebendigen Sinn), écho de la vie éternelle et inépuisable au niveau du langage, qui dépasse les significations que notre entendement attribue aux choses de notre monde.
Hölderlin accentue considérablement les éléments étranges et sauvages qui se trouvent dans le texte de Sophocle, bien qu’ils y soient masqués par la brillante surface rationnelle, comme s’il voulait forcer la conscience moderne et la fadeur de ses convictions rationnelles à s’ouvrir au risque d’un ébranlement toujours possible qui pourrait égarer l’entendement et le livrer à un état autre. Ce risque fait partie de « l’enthousiasme », de l’être saisi par l’inattendu et l’incompréhensible – le « dieu du mythe » que les anciens voient à l’œuvre dans certains effets de la surprise – par exemple, dans l’idée du thaumaston, qu’Aristote évoque dans la Poétique. Il ne s’agit pas d’une surprise banale (ce que Kant appellerait Verwunderung), mais d’un ébranlement capable d’abolir quelque chose de nos convictions normales. Cette surprise admirative (Bewunderung) constitue le fondement de la vie spirituelle, de l’équilibre entre la volonté de saisir de manière rationnelle ou cognitive et la capacité de laisser surgir et d’entrevoir ce qui s’offre au-delà de la compréhension [39].
Ce qui, dès le début de la tragédie, accompagne les représentations et les raisonnements des protagonistes, les signes d’une inquiétante autre dimension, se manifeste, de manière décisive, avec la « parole pure » de Tirésias, le « gardien des forces de la nature ».
Mais, dans la représentation tragique, c’est le héros lui-même qui fait surgir ce « savoir » occulte de l’oracle, qui reste insaisissable dans la connaissance et l’expérience normale. Dans Œdipe, l’accélération des raisonnements du héros fait, très tôt, surgir cette dimension inquiétante. Elle se présente ainsi de façon triviale, sans avoir le moindre poids dramatique, dans la façon dont ce héros écoute, entend et, sans le vouloir, dirige les autres personnages (Créon, Tirésias, etc.) à mettre en relation des signes entre lesquels il n’y a pas une relation nécessaire, du moins pour l’entendement humain et empirique. Néanmoins, c’est précisément ce « détail » apparemment anodin d’une certaine manière d’entendre et d’interroger qui déclenche déjà l’enthousiasmos, l’être du héros saisi par l’esprit torrentiel du temps. Pour assurer son poids fondamental à ce « détail », maintient Hölderlin, celui-ci doit être « protégé » (c’est-à-dire, il doit être ponctué) par l’intervention da la parole sacrée de Tirésias. Son oracle provoque la « césure », le « mouvement contre-rythmique » qui empêche que la succession rapide des représentations ne gomme le petit signe où s’annonce déjà tout le renversement, toute la co-présence du saisissable et de l’insaisissable qui précipite Œdipe dans l’ire de la curiosité (« zornige Neugier »).
Dans l’Antigone, le rythme des représentations suit un schéma opposé. Tirésias apparaît très tard sur scène et sa parole accentue ce qui apparaîtra, après cette scène, dans des détails apparemment triviaux et « concentrés » (gedrungen) par la rapide succession des événements. Hölderlin ne conçoit donc pas l’intervention de Tirésias comme un discours qui contribue à la signification morale, religieuse ou politique du conflit tragique, mais comme une parole qui est « pure » dans la mesure où elle incarne l’incommensurable de la « puissance naturelle qui, de façon tragique, arrache l’homme à sa sphère, au centre de sa vie intérieure, le déloge vers un autre monde et le jette dans la sphère excentrique des morts. » (AOe, 1, DKV 851). Comme la nature, « éternelle ennemi de l’homme » parce qu’elle l’entraîne au-delà de ce monde [40], le langage et le temps, qui devraient assurer la mesure et l’accès de l’homme à lui-même et à la culture, comportent le risque de projeter l’homme au-delà de lui-même.