Cher Dominique Boullier,
Votre présentation sur les phénomènes d’accélération de la propagation de l’information dans le cas des médias de masse m’a amené à quelques réflexions. Je dois souligner que mes réactions sont limitées à ce que j’ai pu comprendre de l’exposé, et que je n’ai pas lu les livres auxquels vous avez fait référence, ce qui m’expose nécessairement à des fautes d’interprétation. Je m’en excuse par avance.
L’objet sur lequel vous nous avez demandé de prêter attention nous ramène à une discussion, à laquelle il a été fait trop rapidement référence du fait des contraintes de temps, concernant les disputes épistémologiques et méthodologiques entre holisme et réductionnisme. Les débats ont déjà tranché la question de l’opposition entre la structure et l’individu, dont vous avez probablement rendu compte par ailleurs. La question que je me suis posée et à laquelle avez fait allusion est celle de savoir si on peut accéder au social en adoptant le point de vue de l’individualisme méthodologique.
Spécifiquement, et si j’ai saisi la substance de l’exposé, les éléments qui constituent le phénomène (le système) sont en l’occurrence des unités d’information, les mèmes, qui se diffusent par propagation accélérée et participent au (expliquent le ?) changement social.
Vous nous avez parlé de deux phénomènes associés à l’internet et à l’accélération de la propagation des informations : 1) l’extension de la sphère mercantile rendue possible par les avances technologiques dans les communications qui mettent les contenus des échanges interindividuels sur la place publique, ce qui permet leur appropriation à des fins d’exploitation et de profits ; 2) le second effet est plutôt présenté sous la forme d’une pathologie qui affecte les utilisateurs qui sombrent dans l’addiction.
Il me semble que le premier effet peut être compris comme la dernière manifestation d’un mouvement typiquement commencé par les « enclosures » du Moyen-Âge, c.-à-d., la commodification (marchandisation) des communs. C’est un phénomène qui a été étudié et qui a trouvé des explications longuement élaborées. Quant à la pathologie de l’utilisateur, elle renvoie surtout à la psychologie des individus, un objet d’étude avec une longue histoire (j’écarte l’exemple du « high frequency trading » dont la portée sociale n’est en grande partie qu’un renforcement de mécanismes familiers, bien que non maîtrisés, dans la sphère économique).
La question que je me pose, une question que vous soulevez, c’est de savoir comment l’étude de la propagation des mèmes peut nous permettre d’accéder au sociétal. Peut-on approcher la constitution des formes sociales en étudiant les éléments qui interagissent en leur sein ?
Permettez-moi une métaphore : en physique on sait (du moins je crois savoir) qu’une poignée d’atomes de carbone soumis à certaines conditions de température et pression verra sa structure se transformer en un cristal, le diamant. Dans ce cas, un changement dans l’environnement transforme les attributs et propriétés des atomes, peut-être selon des effets déclencheurs associés à leur constitution propre. De même, n’y a-t-il pas des forces dans la société qui, appliquées aux éléments unis par des comportements concordants (un système) et qui possèdent leurs propriétés et dynamiques propres, doivent être prises en compte pour expliquer l’émergence d’un phénomène social ? Quelles forces peuvent expliquer que certains comportements d’individus ne produiront aucune réaction collective à certains moments, et déclencheront des révolutions à d’autres moments. Ces forces peuvent-elles être expliquées en étudiant le comportement des éléments ?
La question est ancienne mais toujours débattue.
Je crois avoir compris que vous avez opté, après nécessaires précautions, pour l’approche de l’individualisme méthodologique, tout en nous alertant sur les dérapages mystiques de l’holisme. Cet individualisme s’applique désormais à des unités d’information dont le comportement est étudié pour expliquer la constitution de phénomènes qui participent au changement social. Mais j’ai peut-être mal compris l’humour derrière le « plateformisme méthodologique » par rapport aux « social media platforms » et leur gestion. Je vous prie de mettre ces manquements au compte de mon ignorance.
Pour ma part, je pars du constat que les étudiants du sociétal n’ont qu’un modèle conceptuel de la société., Comme pour toute science, c’est un modèle qui n’est qu’une approximation du « tout » réel, mais dont les contraintes (et affordances) ne sont pas des fantasmes ; elles ne sont pas « rêvées ». Le projet scientifique est d’affiner le modèle du réel, toujours et partout présent pour nous rappeler à l’ordre.
Partant, les rythmes permis (afforded) et/ou imposés par les nouvelles technologies ont des sources qui sont à rechercher au-delà du comportement d’individus placés dans des conditions sur lesquelles ils apprennent à agir. La propagation accélérée des mèmes, constituée en phénomène, reste un produit de l’activité de la collectivité organisée. De là découlent un certain nombre de conséquences quant à la définition de l’objet d’observation et les dynamiques qui gouvernent la constitution du social. Par là même est définie la manière par laquelle les rythmes sont appréhendés et la signification qui leur est donnée.
Merci d’avoir partagé les résultats d’un travail qui permet de rendre compte d’un phénomène émergent dans notre société et qui est rendu possible par l’« affordance » fournie par les développements technologiques que nous avons vécus. Vous trouverez peut-être mes réflexions comme allant de soi, renvoyant à des problèmes que vous avez résolus. Pour moi, la question de savoir comment ce phénomène affecte les formes sociétales vient juste d’être posée.