Chère Nathalie Frascaria-Lacoste,
Merci pour le rappel à certaines réalités, et à leur complexité.
Comme toujours, à l’écoute d’une présentation appuyée sur des travaux conduits sur plusieurs années dans des disciplines étrangères, je suis à la peine de contenir le flot d’informations nouvelles.
Il m’a semblé percevoir dans le cours de l’exposé une rapide mention de l’entropie, état vers lequel tout paraît destiné. Ce terme renvoie vite à des complexités infinies, d’autant plus vite que, dans le domaine de l’ordre social, il s’inscrit dans des contextes multiples qui mêlent des individus nantis d’intention et souvent convaincus de leur libre-arbitre, et des institutions qui encadrent les actions humaines.
Il est couramment admis par ceux qui s’y intéressent que l’ordre des sociétés correspond à des accrétions de basse entropie, des accumulations d’énergie utile, le tout s’inscrivant dans un mouvement général vers le désordre. La capacité qu’ont les sociétés de reproduire cet ordre puise sa source dans le travail organisé. Cette action est animée par des aspirations individuelles dans les limites d’une rationalité toute humaine, et encadrée et amplifiée par des institutions et des technologies (savoirs) qui, elles, concrétisent une histoire de réalisations passées et des réserves de potentialités.
Dans le contexte des déterminations complexes de l’action individuelle et collective, je voudrais poser une question concernant la place de la réflexion politique, au-delà de l’aménagement, dans les stratégies d’adaptation face aux grands changements annoncés des systèmes climatiques. Vous nous avez parlé de plusieurs propositions se ramenant à des formes de micro-gestion des événements et de la nécessité d’assouplir nos modèles prédictifs afin et de nous permettre de nous défaire de nos préjugés quant à l’ordre du monde et d’entrevoir des solutions qui sortent des cadres étroits de nos connaissances.
Or, nous vivons dans un monde dominé par un mode d’organisation gouverné par le capitalisme mondialisé. C’est un ordre qui a rapidement transformé la vie, notamment en impulsant une accélération de l’exploitation des ressources naturelles et sociales. Son impact sur le réel a été démultiplié par sa capacité croissante de maîtriser les flux d’énergie et de matière, c’est-à-dire de d’utiliser et de transformer l’ordre préexistant (basse entropie) pour un temps et lieu (la planète).
C’est aussi un ordre qui domine en ce qu’il définit ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas. Le type de croissance économique et de développement social que les sociétés ont connu depuis plus de deux siècles apparaît universel et nécessaire. Il est basé sur des stratégies (compétition, profits privés, etc.) dont la logique est aujourd’hui de plus en plus menaçante (contre-productive ?) mais qui est renforcée par un contrôle de la puissance (travail) et du pouvoir (politique), et imposée par la manipulation des symboles et/ou la répression.
Peut-on imaginer de pouvoir changer la course du climat sans changer un système qui profite d’un mode de fonctionnement qui nous exploite et nous aliène ? Alors que l’on s’attend à voir le rythme des chocs climatiques et sociaux se précipiter et le besoin d’interventions palliatives s’intensifier, que pouvez-vous nous dire de la réflexion actuelle sur la nature d’un mode d’organisation sociale qui déverse des flux d’uniformisation technologique et idéologique que l’on pressent apocalyptiques mais qu’on ne sait pas encore changer ?