Sur les « Temps vécu dans le rythme du corps vivant » (Bernard Andrieu, philosophe – Séminaire Rythmologies – 17 janvier 2023)

Article publié le 24 février 2023
Pour citer cet article : , « Sur les « Temps vécu dans le rythme du corps vivant » (Bernard Andrieu, philosophe – Séminaire Rythmologies – 17 janvier 2023)  », Rhuthmos, 24 février 2023 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2976

La composition est un combat contre le silence, contre le non-sonore. Le silence est tout ce que j’entends en moi et qui ne peut pourtant devenir musique. Ce serait idéal si, par une parfaite capillarité de toutes les strates de ma conscience et de mon inconscient, l’acte de mon prélèvement était libre de la contingence de mon existence chronologique.

Emmanuel Nunes

L’exposé de Bernard Andrieu me paraissait prometteur mais le débat m’a pour ainsi dire laissé sur ma faim. Et le hasard a fait que je suis tombé juste après sur cette phrase de Nunes dans un programme de l’IRCAM, qui me paraissait exprimer assez exactement ce qui me manquait.


La théorie de l’écart temporel entre le corps décrit, le corps vécu et le corps vivant est pour moi extrêmement intéressante dans la mesure où elle trouve sa cohésion dans la construction progressive et récurrente d’une série d’homologies qui peu à peu « se tiennent ». Montrant que si les catégories sont fluentes et restent par principe discutables, les relations homologues qu’elles établissent entre elles sont par contre stables, ou plutôt méta-stables : la conscience, l’émotion, le réflexe ; le conscient, l’inconscient, l’involontaire ; l’impression consciente, la conscience pré-réflexive, l’activation pré-motrice ; l’attention, l’éveil et l’émersion, pour celles que j’ai pu noter ou recomposer ; et j’y ajouterais volontiers le représenté, le présenté et le présent. Il me semble par contre que si l’effort de définition relative de chacun des termes de ces trilogies se réduit à un « écart temporel », mesuré par des vitesses différentes (avec au passage des écarts d’une ou plusieurs puissances de 10 entre les 3 instances), on perd la richesse potentielle du modèle. Pourquoi ? Parce que l’on établit implicitement une hiérarchie entre la plus lente et la plus rapide, hiérarchie qui risque fort d’être positive pour certains, négative pour les autres, et de reconduire aux oppositions duales entre la science rationnelle et la poésie intuitive auxquelles le modèle était censé échapper ; cette menace me paraît pointer lorsqu’on en arrive, par exemple, à dire que la conscience est en retard sur le préconscient ou l’inconscient. Le modèle à ce niveau témoignerait de « l’hypertrophie de la conscience » contre laquelle il est censé lutter. Et l’écologie du corps se réduirait à une relation de porosité (la peau vue en rose ?!...) entre un dedans et un dehors, le corps et le milieu, réglée par un degré de conscience ou d’inconscience plus ou moins fort. C’est finalement la conscience (c-à-d. le régime de la connaissance, de la représentation ou de l’attention) qui régit le modèle, alors même que son but affiché semblait être d’en relativiser la pré-éminence – résultat inverse donc puisqu’il montrerait à son propre insu la suprématie de la conscience).


Plus que d’écart temporel (ce qui sous-entend une réduction de la notion de temps à la mesure d’une durée), ne vaudrait-il pas mieux alors parler de différence de temporalité ? De différence de registre temporel ou de niveau d’organisation temporel plutôt que de vitesse mesurable ? De formes de synchronisation qui donnent des rythmes, plutôt que de rythmes qui sont déjà donnés ?...


En d’autres termes, le modèle pourrait échapper à cette critique s’il obligeait à faire tourner les points de vue – s’il permettait de dire, de manière équivalente, la différance entre les trois instances, la différence de l’une des trois en adoptant le point de vue des deux autres ? La conscience alors ne pourrait plus être seulement conçue comme « en retard » par rapport à la perception ou à la sensation, mais pourrait aussi l’être, voire devrait simultanément l’être comme « synchrone » ou « en avance ». Le corps vivant n’est-il pas simultanément et conjointement caractérisé par les trois types de rapport au monde désignés, sans que l’un ne puisse précéder l’autre ? Ce qui fait le caractère vivant d’un corps, d’un être ou d’une situation (à la lettre sa vivacité), n’est-ce pas précisément la manière d’articuler, peut-être de synchroniser désynchroniser resynchroniser les 3 porosités ? Davantage ce qui fait « la » Porosité (« avec un grand P ») d’une peau naturelle, d’une interface technique ou d’un transect urbain, n’est-ce pas la manière d’hybrider les 3 types d’échange ? Etc.


Ce qui est intéressant dans la notion de « Vivant », c’est qu’elle peut désigner à la fois la modalité tierce que représente le vivant par rapport au vécu et au conscient (le vivant, supin que j’écrirais ici délibérément « avec un petit v », comme modalité de ce qui littéralement est « en train de se vivre au présent » par rapport au « présenté » vécu et au « re-présenté » conscient), et, à un autre niveau d’organisation ou de représentation, la forme d’agencement entre les 3 modalités, le Vivant « avec un grand V » ou la vivacité, qui littéralement disait-on « fait le vivant ») – leur mise en résonance. Hypothèse : le vivant, dans le passage du petit au grand V, franchit la limite de l’échelle considérée (il devient l’opérateur du changement d’échelle).


Ces réflexions apportent il est vrai un peu d’eau à mon moulin en consolidant une autre triade, temporelle, qui repose sur une distinction sémantique que je cherche à activer entre la cadence, le rythme et la pulsation. Dans cette association sémantique, si la cadence renvoie bien à l’ordre du connu (de la mesure objective et de la vitesse absolue – cosmos ?), le rythme s’inscrit plutôt dans celui du vécu (de la perception d’un nous et de la naissance du collectif – osmose ?) tandis que la pulsation, plus corporelle, relèverait de celui du sensible, du vivant ou du « se sentir-vivant » (dismose ?). Mais lorsque quelqu’un dit « ça pulse », il peut bien en être conscient tout en jouissant de la rencontre entre ce que fait son corps impulsivement et ce qu’il dit émotivement. Sa jouissance (rupture ”dismotique” ?) est peut-être liée à ce moment créateur et néguentropique. La Pulsation, en un sens majeur, intègre sa propre pulsation dans la mise en résonance de la cadence et du rythme.


Et ce « moment de résonance » (cf. le fameux Kairos ?) n’est-il pas l’opérateur de ce que l’on appelle changement d’échelle en projet ou changement de niveau d’organisation en biologie – moment d’échappement à son propre registre de référence ? Ne renvoie-t-il pas aux notions que désignent dans les trois registres, des expressions aussi différentes que la « juste mesure » pour la conscience, l’Erfahrung de Benjamin (et non l’Erlebnis) pour le vécu, ou encore le punctum (Barthes), le sitio (Castaneda) ou le « point de vie » (Aït Touati) pour le vivant. Tel est aussi finalement le « moment de création » tel que peut-être l’évoque le compositeur Nunes lorsqu’il parle de :


  • une « parfaite capillarité » (porosité intégrale) ;
  • « entre toutes les strates » (l’épaisseur d’un sol et d’une zone critique, justement vivante, telle que peuvent l’explorer la biologie – et non une accumulation seulement historique de l’ordre dans lequel les couches se sont superposées telle que l’analyse la géomorphologie) ;
  • « de sa conscience et de son inconscient » (ce n’est peut-être pas un hasard s’il associe conscience à inconscient et non à inconscience – l’inconscient englobe la conscience et non l’inverse, la pleine conscience est celle de sa propre méconnaissance) ;
  • « qui le libère de sa contingence chronologique » (c-à-d. du temps simplement mesurable au niveau d’une conscience, implicitement supérieure, c-à-d. selon cette métaphore, superficielle !)…


PS : Pascaline Thiollère m’invite à rapprocher ces réflexions des modèles écologiques de B. Stiegler, de ses successeurs et prédécesseurs, Schrödinger, Canguilhem, Georgesco-Roegen and co… La cadence, mesurable et répétitive, y serait fondamentalement entropique dans la mesure où elle mène au seuil de l’indifférenciation – qu’on l’entende d’ailleurs au sens militaire (la cadence est un agent de destruction), au sens productif (c’est un agent de soumission et de prolétarisation), ou même au sens musical des musiques d’ameublement (c’est un instrument de destruction de l’oreille), … Le rythme, infinitésiment variable et surprenant, par sa capacité sociale à synchroniser des corps et échapper au repli individuel, serait néguentropique (il contribuerait à retarder la dissipation des capacités d’écoute culturelle dans la multiplicité des écoutes individuelles). Quant à la pulsation, elle ne serait pas simplement néguentropique au sens du rythme en tant qu’instrument de lutte contre la réponse indifférente et automatisée du corps au métronome, elle le serait plus profondément comme une modalité de relance du désir et d’un renouvellement d’énergie subjective, de ce que Stiegler appelle la libido.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP