Contribution de la psychologie historique à l’histoire du sujet et de l’individu (1)

Pascal Michon
Article publié le 17 septembre 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Contribution de la psychologie historique à l’histoire du sujet et de l’individu (1)  », Rhuthmos, 17 septembre 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article402

Cet article constitue le deuxième volet d’une étude concernant l’histoire de l’individuation et de la subjectivation élaborée par la psychologie historique, étude dont on trouvera le début ici.


Tout en restant fidèle à l’inspiration de Meyerson, Jean-Pierre Vernant, au cours des années 1950-80, renouvelle profondément la conception et la pratique de la psychologie historique. Il en fait, comme le demandait son maître, une véritable « anthropologie historique ».


Celle-ci, nous allons le voir, est assez différente de ce qui est désigné ainsi à la même époque par les historiens de l’école des Annales [1]. Alors que ceux-ci développent leurs recherches en s’appuyant sur une conception holiste de l’anthropologie qui leur interdit toute considération pour le sujet et même pour l’individu, Vernant pratique, en dépit de son attachement à Lévi-Strauss, une anthropologie méthodologiquement beaucoup plus ouverte, qui lui vient de Meyerson et de Mauss. Outre l’individu engagé dans son groupe, le moi et la singularité, il commence ainsi à étudier le sujet-agent, avant de s’intéresser, vers la toute fin de sa vie, au sujet d’énonciation.


Ce sont les principaux apports historiques de cette nouvelle anthropologie historique à la fois ouverte sur la question du sujet et capable de la distinguer nettement de celle de l’individu, que je voudrais examiner ici.

 De la personne au soi-même

En 1965 paraît la première édition de Mythe et pensée chez les Grecs [2]. L’ouvrage, qui rassemble des études des années 1950 et de la première moitié des années 1960, est sous-titré Études de psychologie historique et dédié à Ignace Meyerson. Comme il l’expliquera une vingtaine d’années plus tard, dans une nouvelle préface, Vernant se voit à l’époque comme un continuateur direct de Gernet et de Meyerson dont il reprend explicitement le projet de psychologie historique : « Dans l’introduction de 1965, je formulais le souhait que mon entreprise ne reste pas isolée et que, dans la voie ouverte par l’helléniste Louis Gernet et le psychologue Ignace Meyerson, se multiplient les enquêtes consacrées à l’histoire intérieure de l’homme grec, à son organisation mentale, aux changements qui affectent, du VIIIe au IVe siècle avant notre ère, tout le tableau de ses activités et fonctions psychologiques : cadres de l’espace et du temps, mémoire, imagination, personne, volonté, pratiques symboliques et maniement des signes, modes de raisonnement, catégories de pensée. » (p. 5)


Cette psychologie sera bien entendu une psychologie par les « œuvres ». Dans toutes les sociétés – et la société grecque ne fait pas exception –, celles-ci sont, rappelle Vernant, des « expressions » de l’« activité mentale », qui peut donc être reconstituée à travers elles : « Qu’il s’agisse de faits religieux (mythes, rituels, représentations figurées), de philosophie, de science, d’art d’institutions sociales, de faits techniques ou économiques, toujours nous les considérons en tant qu’œuvres créées par des hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. À travers ces œuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit. » (p. 9) [3]


Vernant reprend même la justification langagière fournie par Meyerson de la possibilité de connaître des sociétés et des cultures pourtant distinctes de celle de l’observateur. Si ce tour de force est possible pour la science historique, c’est que nous pouvons « entrer en communication » avec « l’homme grec » et « comprendre le langage qu’il parle dans ses œuvres » : « Assez éloigné de nous pour qu’il soit possible de l’étudier comme un objet, et comme un objet autre, auquel ne s’applique pas exactement nos catégories psychologiques d’aujourd’hui, l’homme grec nous est cependant assez proche pour que nous puissions sans trop d’obstacles entrer en communication avec lui, comprendre le langage qu’il parle dans ses œuvres, atteindre, par-delà textes et documents, les contenus mentaux, les formes de pensée et de sensibilité, les modes d’organisation du vouloir et des actes –, en bref une architecture de l’esprit. » (p. 10)


Dans l’introduction générale du volume, Vernant donne quelques indications sur le contexte historiographique de son étude, sur ce qu’il a voulu faire et n’a pas pu encore faire. Il commence par rappeler les faits les plus saillants concernant la Grèce du VIIIe au IVe siècle : « En l’espace de quelques siècles la Grèce a connu, dans sa vie sociale et dans sa vie spirituelle, des transformations décisives. Naissance de la Cité et du droit –, avènement, chez les premiers philosophes, d’une pensée de type rationnel et organisation progressive du savoir en un corps de disciplines positives différenciées [...] –, création de formes d’art nouvelles, les divers modes d’expression, ainsi inventés, répondant au besoin d’authentifier des aspects jusqu’alors méconnus de l’expérience humaine. » (p. 10) Or, remarque Vernant, en faisant une claire allusion à un type d’historiographie dont le livre de Bruno Snell, La Découverte de l’esprit (1946) vient de montrer la vitalité, « ces innovations dans tous les domaines marquent un changement de mentalité si profond qu’on a pu y voir comme l’acte de naissance de l’homme occidental, le surgissement véritable de l’esprit, avec les valeurs que nous reconnaissons à ce terme. » (p. 11)


Pourtant, il ne s’agit à ses yeux ni d’un surgissement, ni de l’esprit ; l’un et l’autre thème relèvent de la pensée historiciste. Snell et la plupart des hellénistes font comme si ces transformations s’étaient produites de manière miraculeuse et comme s’il existait un esprit humain universel, que les Grecs auraient découvert et enseigné à tous les autres peuples et pour toujours. Il s’agit plus sûrement, comme le soulignait déjà Meyerson, d’une mutation complexe de la « structure interne » et de l’« équilibre général » des « cadres de pensée » et des « fonctions psychologiques » des Grecs : « La mutation met en cause les grands cadres de la pensée et tout le tableau des fonctions psychologiques : modes d’expression symbolique et maniement des signes, temps, espace, causalité, mémoire, imagination, organisation des actes, volonté, personne –, toutes ces catégories mentales se trouvent transformées dans leur structure interne et leur équilibre général. » (p. 11)


Vernant développe ensuite son analyse suivant deux lignes de réflexion plus circonscrites concernant respectivement le passage de la pensée mythique à la raison et la construction progressive de la personne. Dans l’un et l’autre cas sa position consiste à remettre en question le réalisme et le finalisme qui se trouvent à la base de la plupart des travaux historiques. Développant au maximum la stratégie historiste, il critique l’usage de notions atemporelles et immuables et affirme au contraire la nécessité de comprendre les phénomènes psycho-sociaux du passé dans leurs spécificités.


D’un côté, contre toutes les entreprises de réduction menées à son égard depuis Lévy-Bruhl, il faut pluraliser la pensée mythique, mais aussi la raison, que nous avons beaucoup de mal à concevoir dans ses formes successives sans les rapporter à une unité de développement menant vers notre propre forme de rationalité : « Nous ne prétendons pas traiter de la pensée mythique en général, pas plus que nous n’admettons l’existence d’une pensée rationnelle immuable. […] les Grecs n’ont pas inventé la raison, mais une raison liée à un contexte historique différente de celle de l’homme d’aujourd’hui. Il y a de même, croyons-nous, dans ce qu’on appelle la pensée mythique, des formes diverses, des niveaux multiples, des modes d’organisation et comme des types de logique différents. » (p. 11)


Du côté de la personne, le problème est analogue. Vernant résume ainsi la vision commune : « De l’homme homérique, sans unité réelle, sans profondeur psychologique, traversé d’impulsions subites, d’inspirations senties comme divines, étranger en quelque façon à soi et à ses actes, jusqu’à l’homme grec de l’âge classique, les transformations de la personne apparaissent saisissantes. Découverte de la dimension intérieure du sujet, prise de distance à l’égard du corps, unification des forces psychologiques, apparition de l’individu ou, du moins, de certaines valeurs liées à l’individu en tant que tel, progrès du sens de la responsabilité, engagement plus précis de l’agent dans ses actes. » (p. 12-13) Or, cette transformation est le plus souvent interprétée d’une manière anachronique, réifiante et téléologique, analogue à celle de Snell étudiant le surgissement de l’esprit. Ainsi chez Zevedei Barbu
 [4] : « L’auteur nous semble un peu forcer les choses dans le tableau qu’il brosse du développement de la personne : faute d’avoir tenu compte de toutes les catégories de documents, faute surtout de les considérer d’assez près, il les interprète parfois dans un sens trop moderne et projette sur la personne grecque certains traits qui, selon nous, n’apparaîtront qu’à une époque plus récente. En second lieu, son étude, bien que menée d’un point de vue historique, n’est pas libre de toute préoccupation normative. Pour Z. Barbu, les Grecs ont découvert la vraie personne. […] les Grecs auraient élaboré la forme parfaite de la personne, son modèle. » (p. 13)


Vernant rejette ce réalisme et ce finalisme qui relèvent clairement du paradigme dualiste : « Pour le psychologue historien, le problème ne saurait se poser en ces termes : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de personne-modèle extérieure au cours de l’histoire humaine, avec ses vicissitudes, ses variétés suivant les lieux, ses transformations suivant le temps. » (p. 13-14 – Vernant cite ici l’étude par Meyerson de l’histoire de la notion de personne) Ces conceptions mènent à pratiquer une approche binaire réductionniste et à rechercher un commencement absolu, une rupture du temps mondial en deux : « La considérant comme une forme achevée, dont on pourrait donner une définition simple et générale, ils ont parfois tendance à mener leur enquête comme s’il s’agissait de savoir si les Grecs ont connu la personne, ou ne l’ont pas connue, ou à partir de quel moment ils en ont fait la découverte. » (p. 13)


À la place de ce simplisme historiciste, il propose de développer, dans un esprit typiquement historiste qui rejoint, à travers Meyerson, le dernier Dilthey, Simmel et Groethuysen, une approche attentive à la multiplicité et aux spécificités des formes historiques de la personne : « L’enquête n’a donc pas à établir si la personne, en Grèce, est ou n’est pas, mais à rechercher ce qu’est la personne grecque ancienne, en quoi elle diffère, dans la multiplicité de ses traits, de la personne d’aujourd’hui. » (p. 14) L’historien doit identifier et comprendre les faciès de la personne particuliers à chaque groupe et à chaque époque, sans oublier les expériences ratées et sans avenir : « Quels aspects s’en trouvent, à tel moment, dessinés plus ou moins et sous quelle forme, quels sont ceux qui restent méconnus, quelles dimensions du moi apparaissent déjà exprimées dans tel type d’œuvres, d’institutions ou d’activités humaines et à quel niveau d’élaboration, quelles sont les lignes de développement de la fonction, ses directions principales, les tâtonnements aussi, les essais avortés, les tentatives sans lendemain, quel est enfin le degré de systématisation de la fonction, éventuellement son centre, son faciès caractéristique. » (p. 14)


Ce faciès, Vernant propose de l’atteindre, on l’a vu, à l’instar de Meyerson, à travers tous « les types d’œuvres et d’activités à travers lesquelles l’homme grec a construit les cadres de son expérience intérieure, comme il a construit, à travers la science et la technique, les cadres de son expérience du monde physique » (p. 14). Et il énumère alors tous les terrains d’enquête qui sont concernés par une telle entreprise : « Faits de langue et de transformation du vocabulaire, spécialement du vocabulaire psychologique ; histoire sociale, en particulier histoire du droit, mais aussi de la famille et des institutions politiques ; grands chapitres d’histoire de la pensée, comme ceux qui touchent aux notions d’âme, de corps, d’individuation ; histoire des idées morales : honte, faute, responsabilité, mérite ; histoire de l’art, en particulier les problèmes que pose l’apparition de nouveaux genres littéraires, poésie lyrique, théâtre tragique, biographie, autobiographie, roman, dans la mesure où ces trois derniers termes peuvent être employés sans anachronisme pour le monde grec ; histoire de la peinture et de la sculpture, avec l’avènement du portrait ; enfin, histoire religieuse. » (p. 14)


De ce programme immense Vernant avoue en 1965 ne pas avoir pu l’avancer autant qu’il l’aurait voulu – faute de temps et de moyens. C’est en tout cas la justification qu’il donne au fait assez surprenant qu’une seule étude de son recueil – en fait, son exposé au colloque de 1960 [5] – soit consacrée à la question de la personne : « On s’étonnera peut-être que nous n’ayons pas ménagé une place plus grande, dans l’économie de ce recueil, à l’analyse de la personne […] Faute de pouvoir aborder toutes ces questions dans le cadre d’une courte étude, nous avons préféré nous en tenir aux seuls faits religieux. Encore n’envisageons-nous que la religion de l’époque classique sans tenir compte de ce que la période hellénistique a pu apporter comme novation. » (p. 12-14)


Mais on voit bien que Vernant ici ne dit pas tout. La vérité c’est qu’il est tiraillé entre sa fidélité à son maître Meyerson, à qui il doit beaucoup, et les nouvelles préoccupations que la lecture de Lévi-Strauss, de Dumézil et des autres structuralistes a fait naître dans son esprit. Si les études des années 1950 sur le travail et la pensée technique relèvent encore du programme meyersonien, nombre de textes, en particulier ceux sur les mythes et les catégories de temps et d’espace, qui se multiplient au début des années 1960, sont déjà écrits dans un esprit structuraliste étranger à la psychologie historique fonctionnelle. Or, cette discordance méthodologique est particulièrement aiguë en ce qui concerne la personne car la pensée structurale présuppose une conception largement impersonnelle, et l’on pourrait dire non psychologique, des catégories de l’esprit qui ne peut que rentrer en conflit avec le programme meyersonien.


C’est cette incompatibilité et non pas la somme de travail à accomplir qui explique à la fois le très faible nombre d’études que Vernant consacrera à cette question durant les années 1960-70, mais aussi sa réapparition dans les années 1980, alors que la vogue du structuralisme ne sera déjà plus qu’un souvenir. Il ne reviendra, pendant la décennie suivante, que trois fois à la thématique de la personne, à travers deux articles, écrits avec Pierre Vidal-Naquet en 1969 et 1972, concernant les fonctions d’agent et de volonté [6] et un texte consacré aux notions d’agent et d’action, en 1975 à l’occasion d’un hommage à Benveniste [7]. À ces trois études, il convient d’ajouter sa leçon inaugurale au Collège de France présentée la même année, où le thème de la personne est ponctuellement abordé [8]. Ce n’est qu’assez tardivement, une fois la vague structuraliste passée, que Vernant reprendra en fait la question meyersonienne de la personne et sous une forme en grande partie renouvelée. Ce seront, en 1989, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne [9]et, en 1991, l’introduction du recueil collectif L’Homme grec [10].

 Aspects de la personne dans la religion grecque

Le premier texte dans lequel Vernant aborde la question de l’histoire de l’individu et du sujet date de 1960. Il est écrit pour le colloque organisé par son maître Meyerson, aussi n’est-il pas surprenant qu’on y retrouve les éléments principaux de l’enseignement de ce dernier
 [11].


Vernant part de l’interrogation suivante : les dieux grecs sont représentés sous forme de figures humaines, relativement bien « individualisées » ; sont-ils pour autant des « personnes » et les liens qui les unissent, dans le culte aux fidèles prennent-ils la forme de rapports « personnels » ? Autrement dit, si ces dieux et leurs fidèles sont assurément des individus plus ou moins engagés dans leur groupe, sont-ils simultanément des singuliers, des moi et des agents ? : « La société divine est-elle vraiment constituée, pour le Grec, de sujets singuliers et uniques, tout entiers définis par leur vie spirituelle, d’individus à la dimension d’existence purement intérieure, se manifestant comme centres et sources d’actes, agents responsables ? » (p. 355) Non seulement la présence d’une individuation ne signifie pas que l’individu plus ou moins engagé, qui en est le produit, soit analogue à celui que nous connaissons aujourd’hui, mais elle n’implique en rien celle des autres instances de la personne : « Il faut nous demander dans quelle mesure l’individualisation et l’humanisation des puissances surnaturelles concernent la catégorie de la personne –, quels aspects du moi, de l’homme intérieur, la religion grecque a contribué à définir et à former, lesquels elle a, au contraire, ignorés. » (p. 355)


Vernant aborde ces questions à travers une large enquête en sept volets qui va lui permettre de dresser un tableau très fin des formes prises par les diverses instances de la personne.


Le premier concerne le culte public, la religion de la cité, qui domine alors la vie des Grecs : « Dans ce contexte, remarque-t-il, l’individu établit son rapport avec le divin par sa participation à une communauté. L’agent religieux opère comme représentant d’un groupe, au nom de ce groupe, dans et par lui. » (p. 356) Lors des cérémonies religieuses publiques, l’individu est donc largement engagé et l’on n’observe aucune valorisation de l’agent, du singulier ou du moi : « Le lien du fidèle au dieu comporte toujours une médiation sociale. Il ne met pas directement en commerce deux sujets personnels, il exprime le rapport qui unit un dieu à un groupe humain – telle maison, telle cité, tel type d’activité, tel point du territoire. » (p. 356)


Vernant examine ensuite d’autres formes de culte comme le dionysisme ou les cultes à mystères. On a vu que Meyerson y voyait le lieu d’une certaine valorisation de l’individu, de l’agent et même du moi ; Vernant a un avis plus réservé, au moins en ce qui concerne le dionysisme. Certes, celui-ci constitue, dans une certaine mesure, l’envers de la religion civique : alors que la fonction de celle-ci est de « sacraliser l’ordre, tant humain que naturel, et de permettre aux individus de s’y ajuster », il exprime et conforte des « aspirations à la liberté et à la délivrance » d’éléments discriminés et infériorisés de la cité, comme les femmes et les esclaves, qui y trouvent « une place qui leur est normalement refusée » : « Ce que le dionysisme apporte en effet aux fidèles – même contrôlé par l’État comme il le sera à l’âge classique –, c’est une expérience religieuse inverse du culte officiel : non plus la sacralisation d’un ordre auquel il faut s’intégrer, mais l’affranchissement de cet ordre, la libération des contraintes qu’à certains égards il suppose. » (p. 357)


Mais, en fait, l’individu y est à peine moins désengagé du groupe qu’il ne l’est dans la religion civique. D’une part, il s’agit simplement d’« un aspect inverse, complémentaire du premier » (p. 356) et la distance dont se prévalent les bacchai et les ménades en folie par rapport à leur groupe leur est en fait prescrite par l’ensemble du système social au fonctionnement duquel elle est tout aussi nécessaire que le rapport d’intégration impliqué par la religion officielle. De l’autre, le dionysisme exclut toute pratique séparée et s’inscrit impérativement dans des groupes sociaux dont les origines sont très anciennes : « Les termes même de thiases et d’orgéons, qui désignent les collèges de fidèles associés dans les orgies, retiennent le souvenir de groupes campagnards, en rapport avec le dème primitif. […] Le courant religieux du dionysisme a donc, à date ancienne, offert un cadre de regroupement à ceux qui se trouvaient en marge de l’ordre social reconnu. » (p. 357)


En ce qui concerne les autres aspects de la personne cités par Meyerson, Vernant est encore plus sceptique. L’expérience religieuse du dionysisme va à l’encontre de toute valorisation de l’agent ainsi que tout renforcement du moi. Alors que le culte civique se rattache « à un idéal de σωφροσύνη fait de contrôle, de maîtrise de soi, chaque être se situant à sa place dans les limites qui lui sont assignées. Le dionysisme apparaît au contraire comme une culture du délire et de la folie : folie divine, qui est prise en charge, possession par le dieu » (p. 357). À travers l’expérience de l’extase et de l’enthousiasme, le fidèle cherche à atteindre un contact intime avec le divin, un état autre, de sainteté et de pureté totales. Mais cette fusion n’est pas une communion qui remplirait et renforcerait le moi. Elle a plutôt l’effet inverse ; elle le vide et le dissout : « Elle ne s’obtient pas dans la solitude, par la méditation, l’oraison, le dialogue avec un dieu intérieur, mais en groupe, dans et par le thiase, grâce à des techniques de frénésie collective qui mettent en jeu des danses, des sauts, des chants et des cris, des courses errantes plongeant l’homme en pleine nature sauvage. Au reste, possession n’est pas communion. Le dieu qui dans l’excitation paroxystique s’empare brusquement de vous, vous dépossède de vous-même, vous “chevauche”, demeure jusque dans cette prise en charge inaccessible et étranger. » (p. 358)


Vernant accorde plus d’effets nouveaux aux cultes à mystères. Ces cultes désengagent en effet en partie les individus de leur groupe, au moins le temps du rituel, tout en impliquant une décision qui renforce leur statut d’agent : « C’est là que la vie religieuse a pu s’individualiser. Un mystère constitue une communauté, non plus sociale, mais spirituelle, à laquelle chacun participe de son plein gré par la vertu de sa libre adhésion et indépendamment de son statut civique. » (p. 358) De plus, ces cultes singularisent nettement leurs fidèles : « Le mystère ne fait pas que s’adresser à l’individu comme tel ; il lui procure un privilège religieux exceptionnel, une élection qui, l’arrachant au sort commun, comporte l’assurance d’un sort meilleur dans l’au-delà. On ne s’étonnera donc pas de voir la communion avec le dieu jouer un rôle central dans l’économie des cultes de mystères. » (p. 358)


Mais Vernant souligne aussi les limites de ces évolutions, ou tout au moins leurs spécificités, en tout cas le peu d’espace pour une intériorisation et un retour sur le moi. La communion entre le fidèle et son dieu, qui est au centre de ces cultes, se réfère « non à un échange d’amour entre deux sujets, à une intimité spirituelle, mais à des relations de caractère social ou familial faisant de l’initié le fils ou l’enfant adoptif ou l’époux de la divinité. » (p. 359) Or, l’adoption, la filiation, l’union sexuelle avec le dieu sont des thèmes légendaires qui, depuis des temps très anciens, servent à justifier les prérogatives religieuses de certaines grandes familles comme les Eumolpides et les Kèrukes à Éleusis, en particulier l’immortalité bienheureuse. Ces cultes impliquent donc moins une relation d’un moi humain à un moi divin, où le premier se renforcerait de son commerce avec le second, qu’ils n’entraînent la démocratisation d’un motif aristocratique de justification par un lien privilégié au divin : « Cette “faveur” divine, apanage de génè nobiliaires […] c’est elle que les cultes initiatiques mettent à la disposition du public, opérant ainsi une sorte de divulgation ou de démocratisation de ce qui fut à l’origine l’avantage exclusif d’une aristocratie religieuse. » (p. 359)


De fait, les initiations ne semblent pas avoir comporté d’exercices spirituels, de techniques d’ascèse propres à transformer l’homme d’un point de vue psychique : « Elle agissent par la vertu quasi automatique des formules, des rites, des spectacles. Certes, le myste devait se sentir personnellement engagé dans le drame divin dont certaines parties étaient mimées devant lui. On nous le décrit bouleversé, passant d’un état de tension et d’angoisse à un sentiment de liberté et de joie. Mais nous n’apercevons nul enseignement, nulle doctrine, susceptibles de donner à cette participation affective d’un moment assez de cohésion, de consistance et de durée pour l’orienter vers une religion de l’âme. Au reste, pas plus que le dionysisme, les mystères ne marquent d’intérêt spécial pour l’âme ; ils ne se préoccupent de définir ni sa nature, ni ses pouvoirs. C’est dans d’autres milieux que s’élaborera, en liaison avec certaines techniques spirituelles, une doctrine de la psuchè. » (p. 359)


Du reste, les relations au divin trop intériorisées et mettant en jeu le moi sont, en général, mal vues par les Grecs. Dans l’Hippolyte d’Euripide, la dévotion exclusive et affective du jeune homme pour Artémis lui attire le mépris de son père Thésée, qui assimile ce type de rapports aux excentricités des sectateurs d’Orphée. Celui-ci lui reproche de tourner le dos à l’ordre traditionnel des valeurs – en particulier au respect dû aux parents – et de se rendre en fait un culte à soi-même : σαυτὸν σέβειν : « Dans l’attitude religieuse de son fils, l’aspect personnel comporte nécessairement pour Thésée un élément d’hubris. » (p. 360)


Vernant passe ensuite à l’analyse du panthéon. Là aussi, on voit une valorisation très inégale des instances de la personne. Certes, tous les dieux grecs sont relativement bien singularisés : « Le monde divin n’est pas composé de forces vagues et anonymes ; il fait place à des figures bien dessinées, dont chacune a son nom, son état-civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques. » (p. 362)


Mais, tout d’abord, cette singularité se traduit souvent par une multiplicité aspectuelle qui en relativise la portée : « [La divinité] n’apparaît pas nécessairement comme un sujet singulier, mais aussi bien comme un pluriel : soit pluralité indéfinie, soit multiplicité nombrée. » (p. 362) Même dans le cas des dieux les plus singularisés, comme Zeus et Héra, « leur unicité n’est pas telle qu’on ne puisse parler d’un Zeus, d’une Héra double ou triple. » (p. 363) Le culte, en particulier, ne connaît pas ce Zeus, personnage unique que la mythologie nous a rendu familier, mais toute une série de Zeus particularisés par leur épithète cultuelle, très différents les uns des autres quant à leur signification religieuse, tous cependant Zeus d’une certaine façon : « La raison de ce paradoxe, c’est précisément qu’un dieu exprime les aspects et les modes d’action de la Puissance, non des formes personnelles d’existence. Du point de vue de la puissance, l’opposition entre le singulier et l’universel, le concret et l’abstrait, ne joue pas. […] les Grecs n’ont pas connu une unité de la personne divine, mais une unité de l’essence divine […] [le Grec] conçoit sans difficulté une unité d’action sans unité de personne. » (p. 363-64) Cette indistinction se retrouve au niveau de la collectivité des dieux qui est souvent considérée comme une unité : « Les diverses puissances surnaturelles dont la collection forme la société divine dans son ensemble peuvent elles-mêmes être appréhendées sous la forme du singulier, ὁ θεός, la puissance divine, le dieu, sans qu’il s’agisse pour autant de monothéisme. » (p. 363)


Ensuite, cette singularité ne signifie de toute façon pas que ces dieux soient conçus comme des individus dégagés de leur groupe, des agents et des moi. Les dieux helléniques sont des Puissances et, en tant que tels, ils sont pris dans des rapports de forces qui déterminent entièrement leur identité : « Une puissance divine n’a pas réellement d’existence pour soi. Elle n’a d’être que dans le réseau des relations qui l’unit au système divin dans son ensemble. » (p. 362) Ce caractère systémique du panthéon et l’ontologie de la puissance qui y préside impliquent ainsi un engagement complet des individus dans leur groupe et interdisent simultanément tout développement du côté de l’agent et du moi : « Les problèmes du dieu, agent responsable, et de sa liberté intérieure ne sont jamais envisagés. L’action d’une divinité ne connaît pas d’autres limites que celles qui lui sont imposées de l’extérieur par les autres Puissances dont elle doit respecter les domaines et les privilèges. La liberté d’un dieu a pour mesure l’étendue même de son pouvoir, sa “domination” sur autrui. Walter F. Otto note justement que, chez les dieux grecs, aucun trait n’appelle l’attention sur un “soi-même”, aucun ne parle d’un ego avec son vouloir, ses sentiments, son destin particuliers. » (p. 362, n. 19)


Dans sa leçon au Collège de France, Vernant écrit dans le même esprit : « Considérons le polythéisme grec. La notion de dieu n’y fait pas référence à une personne singulière, ni même à un agent individualisé, deux catégories qui ne sont pas encore nettement dégagées. Un dieu est une puissance qui traduit une forme d’action, un type de pouvoir. Dans le cadre d’un panthéon, chacune de ces puissances se définit non en elle-même, comme sujet isolé, mais par sa position relative dans l’ensemble des pouvoirs, par le système des rapports qui l’opposent et l’unissent aux autres puissances composant l’univers divin. [12] »


Cette absence de subjectivité réelle et d’intériorité apparaît clairement dans les représentations figurées des dieux. Certes, leur anthropomorphisme les distingue des représentations d’autres peuples comme les Égyptiens, mais celui-ci « ne doit pas faire illusion » (p. 364). Une puissance divine représente toujours de façon solidaire des aspects cosmiques, sociaux, humains. Zeus, par exemple, est en rapport avec les diverses formes de la souveraineté, du pouvoir sur autrui ; avec certaines attitudes et comportements humains : respect des suppliants et des étrangers, des contrats, du mariage ; il l’est aussi avec le ciel, la lumière, la foudre, la pluie, les sommets, certains arbres : « Ces phénomènes, pour nous si disparates, remarque Vernant, se trouvent rapprochés dans l’ordonnancement qu’opère la pensée religieuse en tant qu’ils expriment tous à leur façon des aspects d’une même puissance. La figuration du dieu dans une forme pleinement humaine ne modifie pas cette donnée fondamentale. » (p. 364) En fait l’idole n’est pas un portrait du dieu car les dieux n’ont pas de corps, ils sont invisibles, toujours au-delà des formes à travers lesquelles ils se manifestent ou par lesquelles on les rend présents dans les temples. Les grandes statues cultuelles anthropomorphes sont d’abord du genre couros ou coré  : « Elles ne figurent pas un sujet singulier, une individualité divine ou humaine, mais un type impersonnel, le Jeune Homme, la Jeune Fille. Elle dessine et présente la Forme du corps humain en général. C’est que, dans cette perspective, le corps n’apparaît pas lié à un moi, incarnation d’une personne ; il est chargé de valeurs religieuses, il exprime certaines puissances : beauté, charme (charis), éclat, jeunesse, santé, force, vie, mouvement, etc. » (p. 364-65)


Il est vrai que le panthéon grec s’est constitué à un âge ancien de la pensée « qui ignorait l’opposition entre sujet humain et force naturelle, qui n’avait pas encore élaboré la notion d’une forme d’existence purement spirituelle, d’une dimension intérieure de l’homme. » (p. 361-62) Le conservatisme religieux a donc pu maintenir très longtemps des formes qui ne correspondaient plus complètement à ce que vivaient les Grecs par ailleurs. Il n’empêche que la religion remplissait une bonne partie de leur existence et qu’au moins à ces occasions, c’étaient les formes anciennes de la personne qui s’imposaient.


Vernant analyse alors les cultes rendus aux morts et aux héros. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, les premiers n’ont pas pour fonction d’assurer la permanence, par-delà la mort, d’un être humain dans son individualité ou sa singularité, encore moins dans sa fonction d’agent ou sa profondeur psychique. Leur rôle est de maintenir la continuité du groupe familial et de la cité.


Les morts sont absorbés dans le grand fond impersonnel qui soutient la vie : « Dans l’au-delà, le mort perd son visage, ses traits distinctifs ; il se fond dans une masse indifférenciée qui ne reflète pas ce que chacun fut de son vivant, mais un mode général d’être, opposé et lié à la vie, le réservoir de puissance dans lequel cycliquement la vie s’alimente et se perd. Dans la faible mesure où le culte funéraire s’appuie sur une croyance en l’immortalité, il s’agit d’une immortalité impersonnelle. Chez Hésiode, le qualificatif qui caractérise le statut des morts dans l’Hadès, c’est νώνυμνοι : sans nom. » (p. 365)


Le cas des héros est un peu différent, il est vrai. Ceux-ci forment, à l’époque classique, une catégorie religieuse assez bien définie qui se distingue tant des morts que des dieux. Le héros conserve sinon une certaine individualité du moins la singularité acquise par ses exploits : « Contrairement aux premiers, le héros conserve dans l’au-delà son nom propre, sa figure singulière ; son individualité émerge de la masse anonyme des défunts. Contrairement aux seconds, il se présente, dans l’esprit du Grec, comme un homme autrefois vivant et qui, consacré par la mort, s’est trouvé promu à un statut quasi divin. Individu “à part”, exceptionnel, plus qu’humain, le héros n’en a pas moins à assumer la condition humaine ; il lui faut affronter la souffrance et la mort. Ce qui le définit, au sein même de son destin d’homme, ce sont les actes qu’il a osé entreprendre et qu’il a pu réussir : ses exploits. » (p. 366)


Le culte des héros est d’une certaine manière un culte à une singularité fondée sur une capacité d’action et donc un devenir-agent : « L’exploit héroïque condense toutes les vertus, et tous les dangers, de l’action humaine ; il figure en quelque façon l’acte à l’état exemplaire : l’acte qui crée, qui inaugure, qui initie (héros civilisateur, inventeur, héros fondateur de cités ou de lignées, héros initiateur) ; l’acte qui dans des conditions critiques, au moment décisif, assure la victoire au combat, rétablit l’ordre menacé (lutte contre le monstre) ; l’acte enfin qui, abolissant ses propres limites, ignorant tous les interdits ordinaires, transcende la condition humaine et, comme un fleuve remonte à sa source, vient rejoindre la puissance divine (héros sacrilège, descente aux Enfers, victoire sur la mort). » (p. 366)


Il reste que ce devenir-agent est très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui et que nous prenons à tort pour naturel. De par sa nature même, il est tout d’abord limité à des êtres exceptionnels, que leur caractère héroïque sépare nettement du commun des mortels. Même si le modèle de comportement qu’il représente est diffusé et inculqué à travers la paideia, tout Grec sait bien qu’il constitue aussi un modèle inaccessible.


Par ailleurs, et ceci est encore plus étrange selon nos critères, ce devenir-agent peut se produire en l’absence de toute singularité et de toute individualité : « Dans le culte, l’individualité du héros s’estompe ou s’efface. Il est des héros entièrement anonymes et qu’on désigne, comme celui de Marathon, par la terre qui garde leurs ossements et qu’ils sont censés protéger. Il en est d’autres – très nombreux – dont le culte ignore la personnalité individuelle pour ne voir en eux que la fonction étroitement spécialisée à laquelle ils président. » (p. 366)


Ensuite, le devenir-agent héroïque n’implique aucune intériorité psychique construite par retour sur soi, aucune âme dont ils seraient le prolongement à l’extérieur : « Les exploits que célèbre la légende héroïque valent en eux-mêmes et pour eux-mêmes, indépendamment en quelque sorte de celui qui les accomplit. Jamais les récits ne se placent dans la perspective du sujet pour marquer comment se posent, du point de vue de l’agent, les problèmes de son action : le héros n’a pas à projeter, à préparer et à prévoir, à organiser le champ temporel dans lequel se déploiera une suite ordonnée d’actes. » (p. 367)


Enfin, il n’entraîne même pas la construction d’un sujet moral considéré comme responsable de ses actes : « Comment le héros serait-il responsable d’un succès qu’il n’a jamais à conquérir, jamais à mériter ? Ce qui caractérise l’exploit héroïque c’est sa gratuité. La source et l’origine de l’action, la raison du triomphe ne se trouvent pas dans le héros, mais hors de lui. Il ne réussit pas l’impossible parce qu’il est un héros ; il est un héros parce qu’il réussit l’impossible. » (p. 367)


L’action et le devenir-agent ne sont donc pas absents des récits héroïques mais ils sont représentés de manière non-psychologique, non-morale et parfois même non individuelle. Ils relèvent avant tout d’épreuves de qualification religieuse et sociale qui montrent que le héros est bien doté d’une capacité d’action : « L’exploit n’est pas la mise en œuvre d’une vertu personnelle, mais le signe de la grâce divine, la manifestation d’une assistance surnaturelle. La légende héroïque ne dit pas l’homme agent responsable, au centre de ses actes, assumant son destin. Elle définit des types d’exploits, des modèles d’épreuves, où survit le souvenir d’anciennes initiations, et qui stylisent, sous forme d’actes humains exemplaires, les conditions permettant d’acquérir des qualifications religieuses, des prérogatives sociales exceptionnelles. » (p. 368) Mais cette capacité d’action ne vient pas au héros de son for intérieur ou d’une qualité qui lui serait propre, elle s’obtient par une participation à une puissance cosmique qui le dépasse de partout. Dans les récits héroïques, le devenir-agent et la singularité qui l’accompagne sont identifiés à la participation exceptionnelle, interdite au commun, d’un individu à la Puissance divine du monde : « Les cas d’héroïsation que nous connaissons à l’époque historique sont, à cet égard, bien significatifs. Ils montrent toujours un individu visité par la Puissance, transfiguré par une valeur religieuse, manifestant ce numen soit dans ses qualités, le plus souvent physiques, soit dans certaines circonstances de sa vie, soit dans les conditions de sa mort. » (p. 368)


Finalement, Vernant examine les expériences religieuses qui s’élaborent dans certains milieux sectaires, en marge de la religion officielle, entre le VIe et le Ve siècles. Alors que partout ailleurs, la dimension psychique est minorée ou absente, ces milieux vont lui prêter beaucoup d’attention et en faire l’objet principal de leurs pratiques.


L’âme apparaît, tout d’abord, comme un élément étranger à la vie terrestre, un être venu d’ailleurs et en exil, apparenté au divin. Elle constitue une puissance mystérieuse et surnaturelle – le daímōn. Mais elle va devenir l’objet de pratiques de concentration et de contrôle : « Par des pratiques d’ascèse, des exercices de concentration spirituelle, liés peut-être à des techniques du corps, spécialement à l’arrêt de la respiration, ils prétendent rassembler et unifier des puissances psychiques éparses à travers tout l’individu, séparer du corps à volonté l’âme ainsi isolée et recentrée, la rendre pour un moment à sa patrie originelle pour qu’elle y recouvre sa nature divine avant de la faire redescendre s’enchaîner à nouveau dans les liens du corps. » (p. 369)


Ces pratiques aboutissent à développer une nouvelle instance de la personne, cette fois considérée comme intérieure, bien qu’encore sans lien avec la volonté, l’agent et la singularité : « La psuché n’est plus alors, comme chez Homère, cette fumée inconsistante, ce fantôme sans relief et sans force qui s’exhale de l’homme à son dernier souffle, c’est une puissance installée au cœur de l’homme vivant, sur laquelle il a prise, qu’il a pour tâche de développer, de purifier, de libérer. Devenue dans l’homme cet être démonique avec lequel le sujet cherche à coïncider, la psuché présente toute la consistance d’un objet, d’un être réel pouvant exister au dehors, d’un “double” ; mais elle fait en même temps partie de lui-même, elle définit en lui une dimension nouvelle qu’il lui faut conquérir et approfondir sans cesse en s’imposant une dure discipline spirituelle. » (p. 369)


Selon Vernant, cette nouvelle instance personnelle constitue l’origine de ce que nous appelons le moi, l’intériorité, la vie psychique : « À la fois réalité objective et expérience vécue dans l’intimité du sujet, la psuché constitue le premier cadre permettant au monde intérieur de s’objectiver et de prendre forme, un point de départ pour l’édification progressive des structures du moi. » (p. 369)


De cette nouvelle instance, Vernant évoque rapidement l’histoire ultérieure à travers les différentes pratiques, essentiellement langagières mais pas seulement, qui lui donneront un contenu toujours plus riche : « Cette conquête du sujet par lui-même, cette élaboration progressive du monde de l’expérience interne en face de l’univers extérieur, se développent par des voies diverses où la poésie lyrique, la réflexion morale, la tragédie, la médecine, la philosophie joueront leur rôle. » (p. 369, n. 37) On reviendra plus bas sur cette question, en particulier sur la lyrique, qui prendra dans les derniers écrits de Vernant une importance remarquable.


Puis il en souligne deux traits fondamentaux : son dualisme, tout d’abord, qui sera par la suite repris par le christianisme – qui le transformera en fonction de sa théologie de l’incarnation – et par la conception moderne du moi : « C’est en s’opposant au corps, en s’excluant du corps que l’âme conquiert son objectivité et sa forme propre d’existence. La découverte de l’intériorité va de pair avec l’affirmation du dualisme somato-psychologique. L’âme se définit comme le contraire du corps ; elle y est enchaînée ainsi qu’en une prison, ensevelie comme en un tombeau. Le corps se trouve donc au départ exclu de la personne, sans lien avec l’individualité du sujet. » (p. 369) Et Vernant d’ajouter en note, sans préciser malheureusement à qui et à quoi il pense : « Il sera donc nécessaire ultérieurement de récupérer le corps, de l’intégrer au moi, pour fonder la personne à la fois dans sa singularité concrète et comme expression de l’homme tout entier. » (p. 369, n. 38)


Le deuxième trait qui caractérise cette nouvelle instance intérieure, c’est qu’elle exclut clairement toute valorisation de la singularité, et de facto tout dégagement de l’individu hors de son groupe : « L’âme, étant divine, ne saurait exprimer la singularité des sujets humains ; par destination, elle déborde, elle dépasse l’individuel. Il est bien significatif, à cet égard, qu’elle appartienne à la catégorie du “démonique”, c’est-à-dire, paradoxalement, à ce qu’il y a dans le divin de moins individualisé, de moins “personnel”. Aristote pourra dire, par exemple, que la nature, la φύσις, est, non divine, mais démonique. Ce qui définit le sujet dans sa dimension intérieure s’apparente donc aux yeux du Grec à cette mystérieuse puissance de vie qui anime et met en mouvement la nature entière. » (p. 370) Vernant y insiste, l’intérêt pour la psuché constitue donc une autre manière, analogue d’une certaine façon à la participation du héros à la puissance du monde, de s’insérer dans un ordre global : « On voit qu’à cette étape de son développement, la personne ne concerne pas l’individu singulier, dans ce qu’il a d’irremplaçable et d’unique, ni non plus l’homme dans ce qui le distingue du reste de la nature, dans ce qu’il comporte de spécifiquement humain ; elle est orientée, au contraire, vers la recherche d’une coïncidence, d’une fusion des particuliers avec le tout. » (p. 370)


Ces particularités de la définition grecque de l’âme motiveront l’opposition de Vernant aux thèses de Dumont, en ce qui concerne la Grèce mais aussi d’une manière plus générale, et cela jusqu’aux années 1980. Contrairement à ce qui se passe en Inde, la valorisation religieuse de l’âme n’implique en effet ni désengagement de l’individu, ni développement d’une vie intérieure. Elle est avant tout une tentative de participer à l’ordre parfait du cosmos : « Jusque dans le courant qui s’affirme le plus opposé à la religion de cité et à son esprit, nous retrouvons en définitive ce même effort pour insérer l’individu humain dans un ordre qui le dépasse. Lorsque le sujet ne s’inscrit pas directement dans l’ordre social sacralisé, lorsqu’il s’en évade, ce n’est pas pour s’affirmer comme valeur singulière, c’est pour faire retour à l’ordre par une autre voie, en s’identifiant, autant qu’il est possible, avec le divin. » (p. 370)


Où que l’on regarde, on ne trouve donc dans la religion grecque aucun véritable individualisme, au sens où l’individu serait complètement désengagé de son groupe, et extrêmement rarement, dans des milieux sectaires très isolés, un intérêt pour la vie intérieure, mais qui n’est jamais un intérêt pour le moi. Seules la singularité et l’« agentivité » sont valorisées, encore que chacune dans des limites très précises liées au fait qu’elles dépendent moins d’une puissance intérieure que d’une participation à une puissance cosmique, globale et enveloppante.

 L’agent, l’action et la responsabilité en Grèce ancienne

Une dizaine d’années plus tard, Vernant – en collaboration avec Vidal-Naquet – aborde à nouveau la question de la personne dans deux textes centrés cette fois sur la notion d’agent dans le monde tragique, et ses notions connexes de volonté, d’intention, de décision, d’action et de responsabilité [13]. On mesure, par tout ce qui a été dit auparavant des modèles proposés par l’anthropologie comparée et la sociologie historique, ce que ces textes vont avoir de novateur et d’important : outre leur attention aux spécificités des expériences, le sujet, très clairement distingué de l’individu, y est enfin le thème d’une recherche historique détaillée.


Depuis son apparition à la fin du VIe siècle et jusqu’à sa disparition un siècle plus tard, fait remarquer Vernant, la tragédie constitue bien sûr une forme d’art mais elle est aussi une institution sociale établie par la cité, à travers la fondation des concours tragiques, à côté de ses organes politiques et judiciaires. Elle constitue donc un témoin de tout premier ordre des réalités anthropologico-historiques de l’époque : « En instaurant sous l’autorité de l’archonte éponyme, dans le même espace urbain et suivant les mêmes normes institutionnelles que les assemblées ou les tribunaux populaires, un spectacle ouvert à tous les citoyens, dirigé, joué, jugé par les représentants qualifiés des diverses tribus, la cité se fait théâtre ; elle se prend en quelque sorte comme objet de représentation et se joue elle-même devant le public. » (p. 24)


Mais si la tragédie apparaît ainsi enracinée dans la réalité sociale, elle ne la reflète pas ; elle n’est en rien assimilable à une simple représentation plus ou moins fidèle de la vie de l’époque. Notons-le au passage : Vernant et Vidal-Naquet ne tombent pas dans cette conception de l’art et de la littérature classique en sociologie mais aussi dans le marxisme. Bien au contraire, la tragédie met cette réalité « en question » : « En la présentant déchirée, divisée contre elle-même, elle la rend tout entière problématique. » (p. 25)


Son objet principal est la confrontation des valeurs anciennes et nouvelles : « Le drame porte sur la scène une ancienne légende de héros. Ce monde légendaire constitue pour la cité son passé – un passé assez lointain pour qu’entre les traditions mythiques qu’il incarne et les formes nouvelles de pensée juridique et politique, les contrastes se dessinent clairement, mais assez proche pour que les conflits de valeur soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse pas de s’exercer. » (p. 25) La tragédie constitue en quelque sorte pour les citoyens de ces tout nouveaux organismes sociaux que sont les cités un laboratoire éthique et politique chargé de faire coexister des valeurs pourtant opposées : « L’univers tragique se situe entre deux mondes, et c’est cette double référence au mythe, conçu désormais comme appartenant à un temps révolu mais encore présent dans les consciences, et aux valeurs nouvelles développées avec tant de rapidité par la cité de Pisistrate, de Clisthène, de Thémistocle, de Périclès, qui constitue une de ses originalités, et le ressort même de l’action. » (p. 7)


Le point nodal de cette confrontation est la question de l’agent, avec ses questions corollaires de la volonté, de l’action et de la responsabilité humaines. Sans toutefois aller jusqu’à considérer celui-ci comme une entité qui aurait « assez de consistance et d’autonomie pour constituer le sujet en centre de décision d’où émaneraient ses actes » (p. 73), la tragédie représente très clairement, pour Vernant et Vidal-Naquet, « une étape dans la formation de l’homme intérieur, du sujet responsable » (p. 13). On a vu plus haut le caractère très limité et encore très embryonnaire de l’agent dans les représentations et les cultes des héros. La tragédie correspond, elle, « à un état particulier d’élaboration des catégories de l’action et de l’agent. Elle marque […] comme un tournant dans l’histoire des approches de la volonté chez l’homme grec ancien » (p. 63).


Vernant et Vidal-Naquet commencent leur analyse par le masque. Dans la tragédie, comme on sait, les personnages sont masqués ; or, ces masques n’ont plus de rapports avec ceux portés dans les mascarades rituelles ; ils sont humains, jamais animaux, et leur objectif, qui n’a plus rien de religieux, est pleinement artistique (p. 13). Le port du masque par les personnages tragiques, joués par des acteurs professionnels, doit plutôt se comprendre dans la cadre d’une opposition au personnage non masqué du chœur, incarné lui par un collège de citoyens : son rôle est de les « individualise[r] par rapport au groupe anonyme du chœur » (p. 13). En clair, par une dynamique proche de celle que nous avons déjà vue à l’œuvre dans de nombreuses pratiques religieuses, le masque de théâtre singularise le personnage et lui attribue une certaine capacité d’action, mais il ne le désengage pas de son groupe, ni ne le dote d’une quelconque intériorité : « Cette individualisation ne fait nullement du porteur de masque un sujet psychologique, une “personne” individuelle. » (p. 14)


Le masque est un moyen scénique utilisé pour transposer le monde héroïque et ses valeurs de singularité et d’activité dans le monde de la cité : « Il intègre le personnage tragique dans une catégorie sociale et religieuse très définie : celle de héros. Il en fait l’incarnation d’un de ces êtres exceptionnels dont la légende, fixée dans la tradition héroïque que chantent les poètes, constitue pour les Grecs du Ve siècle une des dimensions de leur passé. » (p. 14) Grâce à leur masque les personnages participent du monde de la singularité et de l’activité héroïques.


Toutefois – et c’est là l’apport anthropologico-historique propre de la tragédie –, ces personnages sont simultanément représentés comme des athéniens du Ve siècle : « Le même personnage tragique apparaît tantôt projeté dans un lointain passé mythique, héros d’un autre âge, chargé d’une puissance religieuse redoutable, incarnant toute la démesure des anciens rois de la légende – tantôt parlant, pensant, vivant à l’âge même de la cité, comme un “bourgeois” d’Athènes au milieu de ses concitoyens. » (p. 28) À travers les discussions qui les opposent aux choristes ou les uns aux autres, les héros tragiques sont l’objet d’un débat et leurs décisions mises en question devant le public : « Dans le cadre nouveau du jeu tragique, le héros a donc cessé d’être un modèle ; il est devenu, pour lui-même et pour les autres, un problème. » (p. 14)


Ainsi l’objet principal de la tragédie n’est-il pas tant en définitive la singularité elle-même, ni bien sûr l’individu désengagé ou le moi, que le sujet-agent qui se trouve au cœur de cette singularité, sa volonté, son action et sa responsabilité, « l’homme vivant lui-même ce débat, contraint de faire un choix décisif, d’orienter son action dans un univers de valeurs ambiguës, où rien jamais n’est stable ni univoque » (p. 15-16). Tout en se focalisant sur le monde passé des héros singuliers, la tragédie place en fait en son centre le citoyen contemporain en train d’agir et ses interrogations quant à la légitimité de cet agir : « Le mot drame provient du dorien drân, correspondant à l’attique práttein, agir. De fait, contrairement à l’épopée et à la poésie lyrique, où la catégorie de l’action n’est pas dessinée, l’homme n’y étant jamais envisagé en tant qu’agent, la tragédie présente des individus en situation d’agir ; elle les place au carrefour d’un choix qui les engage tout entiers ; elle les montre s’interrogeant, au seuil de la décision, sur le meilleur parti à prendre. » (p. 37 et p. 71)


Le deuxième angle à partir duquel Vernant et Vidal-Naquet observent le caractère problématique de l’agent au Ve siècle concerne le langage tragique lui-même, c’est-à-dire le type de discours qu’il déploie – et l’on notera ici la différence avec Dumont et Elias dont l’intérêt, on l’a vu, se limite à la langue.


Loin de posséder des significations stables et univoques, ce langage se caractérise par une ambiguïté permanente qui brouille la communication entre les personnages, mais aussi entre ceux-ci et le public : « Entre le dialogue, tel qu’il est échangé et vécu par les protagonistes, interprété et commenté par le chœur, reçu et compris par les spectateurs, il y a un décalage qui constitue un élément essentiel de l’effet tragique. Sur la scène, les héros du drame se servent les uns et les autres, dans leurs débats, des mêmes mots, mais ces mots prennent dans la bouche de chacun des significations opposées. Le terme nómos désigne chez Antigone le contraire de ce qu’en toute conviction Créon appelle nómos. » (p. 35) Tout se passe comme si la tragédie exposait en acte une conception anti-instrumentaliste et anti-communicationnelle du langage qui mettrait simultanément au jour son caractère existentiel et conflictuel : « Les mots échangés sur l’espace scénique ont moins alors pour fonction d’établir la communication entre les divers personnages que de marquer les blocages, les barrières, l’imperméabilité des esprits, de cerner les points de conflit. » (p. 35)


Du point de vue tragique, le langage apparaît à la fois dynamique et miné par une opacité insurmontable, qui jette un doute sur les relations humaines établies et sur le monde : « Ce que communique le message tragique, quand il est compris, c’est précisément qu’il existe dans les paroles échangées par les hommes des zones d’opacité et d’incommunicabilité […] Le langage lui [au spectateur] devient transparent, le message tragique communicable dans la mesure seulement où il fait la découverte de l’ambiguïté des mots, des valeurs, de l’homme, où il reconnaît l’univers comme conflictuel et où, abandonnant ses certitudes anciennes, s’ouvrant à une vision problématique du monde, il se fait lui-même, à travers le spectacle, conscience tragique. » (p. 36)


Le troisième angle est celui de l’intrigue, c’est-à-dire du réseau de relations qui lient les personnages les uns aux autres, des actions que ceux-ci entreprennent en fonction de ces relations, des décisions qui les motivent et de la responsabilité morale et juridique qui finalement leur échoit.


On trouve à ce niveau les mêmes divisions et les mêmes tensions qu’aux niveaux scénique et discursif. Contrairement au droit, qui les classe et leur attribue une signification positive, contrairement également à la philosophie qui cherche à les cerner analytiquement, la tragédie représente les actes dans toute leur ambiguïté. Très proche en cela de la philosophie socratique, elle considère avant tout l’homme comme un problème pour lui-même : « Dans la perspective tragique, l’homme et l’action humaine se profilent, non comme des réalités qu’on pourrait définir ou décrire, mais comme des problèmes. Ils se présentent comme des énigmes dont le double sens ne peut jamais être fixé ni épuisé. » (p. 31) L’intrigue tragique permet le déploiement d’« une interrogation anxieuse concernant les rapports de l’agent à ses actes : dans quelle mesure l’homme est-il réellement la source de ses actions ? Alors même qu’il en délibère dans son for intérieur, qu’il en prend l’initiative, qu’il en assume la responsabilité, n’ont-elles pas ailleurs qu’en lui leur véritable origine ? Leur signification ne demeure-t-elle pas opaque à celui qui les commet, les actes tirant leur réalité, non des intentions de l’agent, mais de l’ordre général du monde auquel seuls les dieux président. » (p. 39, même idée p. 71)


Certes, l’action prend sa source dans le caractère propre de chacun des personnages, mais ce caractère est lui-même dominé par une puissance démonique qui lui est étrangère et où l’on retrouve une notion que nous avons déjà rencontrée plus haut : « À tout moment, la vie du héros se déroulera comme sur deux plans […] chaque action apparaît dans la ligne et la logique d’un caractère, d’un ēthos, dans le moment même où elle se révèle la manifestation d’une puissance de l’au-delà, d’un daímōn. […] On pourrait dire que la tragédie repose sur une double lecture de la fameuse formule d’Héraclite ἦθος ἀνθρώπῳ δαίμων. […] Pour qu’il y ait tragédie, le texte doit pouvoir signifier à la fois : chez l’homme, c’est son caractère qui est ce qu’on appelle démon – et inversement : chez l’homme, ce qu’on appelle caractère, c’est en réalité un démon. » (p. 30) Dans la vision du monde des Tragiques, les agents sont ainsi soumis à une double détermination, intérieure et extérieure, qui, sans la nier complètement, relativise ou au moins interroge leur autonomie : « L’origine de l’action se situant à la fois dans l’homme et hors de lui, le même personnage apparaît tantôt agent, cause et source de ses actes, tantôt agi, immergé dans une force qui le dépasse et l’entraîne. » (p. 68)


Si, inversant la perspective, on prend maintenant comme point de départ non plus la cause de l’action mais l’action déjà réalisée, on s’aperçoit que la notion de culpabilité qui lui est attachée est elle aussi chargée d’une double valeur conflictuelle : « La culpabilité tragique s’établit entre l’ancienne conception religieuse de la faute-souillure, de l’hamartía, maladie de l’esprit, délire envoyé par les dieux, engendrant nécessairement le crime, et la conception nouvelle où le coupable, hamartón et surtout adikôn, est défini comme celui qui, sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit. » (p. 38)


De même que la décision renvoyait à un double foyer subjectif, de même la culpabilité reflète un double cadre moral : « La culpabilité tragique se constitue ainsi dans une constante confrontation entre l’ancienne conception religieuse de la faute, souillure attachée à toute une race, se transmettant inexorablement de génération en génération sous forme d’une átē, d’une démence envoyée par les dieux, et la conception nouvelle, mise en œuvre par le droit, où le coupable se définit comme un individu privé, qui sans y être contraint, a choisi délibérément de commettre un délit. » (p. 72) L’agent tragique est non seulement ontologiquement double, il est aussi moralement écartelé entre deux cadres de jugement contraires : « Tantôt aítios, cause responsable de ses actes en tant qu’ils expriment son caractère d’homme ; tantôt simple jouet entre les mains des dieux, victime d’un destin qui peut s’attacher à lui comme un daímōn. » (p. 72)


Ce sentiment de division interne, et donc de fragilité, de l’agent, de ses actions et finalement de sa responsabilité morale et juridique s’explique, selon Vernant et Vidal-Naquet, à la fois par les transformations rapides que sont en train de traverser les cités grecques au Ve siècle et par la prégnance des modèles culturels traditionnels.


D’un côté, la tragédie dépeint le nouvel homme grec, ses valeurs inédites, ce citoyen que le droit et la démocratie viennent de doter d’une certaine capacité d’action autonome ; mais, de l’autre, elle lui rappelle sans cesse la fragilité de ces nouveaux modes de légitimation au regard des normes anciennes de la singularité et du devenir-agent : « Le sens tragique de la responsabilité surgit lorsque l’action humaine fait l’objet d’une réflexion, d’un débat, mais qu’elle n’a pas acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement elle-même. Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains viennent s’articuler avec les puissances divines, où ils révèlent leur sens véritable, ignoré de ceux-là mêmes qui en ont pris l’initiative et en portent la responsabilité, en s’insérant dans un ordre qui dépasse l’homme et lui échappe. » (p. 16)


C’est cette expérience nouvelle, encore flottante et indécise, d’un agir déjà autonome de fait mais pas encore émancipé idéologiquement, qui s’exprime dans la tragédie : « Chez les Tragiques, l’action humaine n’a pas en soi assez de force pour se passer de la puissance des dieux, pas assez d’autonomie pour se concevoir pleinement en dehors d’eux. Sans leur présence et leur appui, elle n’est rien ; elle avorte ou porte des fruits tout autres que ceux qu’on avait escomptés. » (p. 37)


Les déchirements des personnages tragiques incarnent en quelque sorte les divisions et les contradictions d’une cité qui cherche son autonomie au sein d’un monde encore dominé par l’hétéronomie : « C’est la référence successive à ces deux modèles, la confrontation au sein d’un même personnage de deux types opposés de comportement, de deux formes de psychologie impliquant des catégories différentes de l’action et de l’agent, qui constituent pour l’essentiel, dans Les Sept contre Thèbes, l’effet tragique. Tant que la tragédie demeurera vivante, cette dualité, ou plutôt cette tension dans la psychologie des personnages ne faiblira pas. » (p. 29)


À la fin du Ve siècle, quand les deux mondes qui étaient encore mêlés se sépareront définitivement, la tragédie disparaîtra : « Chez Thucydide, la nature humaine, l’ἀνθρώπίνη φύσις, se définit en contraste absolu avec la puissance religieuse qu’est la Τύχη. Ce sont deux ordres de réalités radicalement hétérogènes. » (p. 39)

 L’agent, l’intention et la décision en Grèce ancienne

Dans le second article qu’ils écrivent en 1972, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », serrant de plus près encore la notion d’agent, Vernant et Vidal-Naquet examinent les spécificités propres au monde grec du Ve siècle des notions de volonté, d’intention et de décision, qui, au moins pour nous modernes, en constituent le noyau ou le fondement intérieur ultime. Mais, pour atteindre ces notions, ils suivent un chemin inverse au précédent en examinant, tout d’abord, les conditions morales et juridiques de l’imputation d’une responsabilité à l’agent, puis les conceptions psychologiques de la génération de l’action par le sujet – pour le dire autrement, les cadres socio-juridiques de l’action déjà accomplie puis l’élaboration psycho-philosophique de son accomplissement.


Avant l’organisation systématique des tribunaux de sang, comme celle dont Dracon aurait doté Athènes au début du VIIe siècle, la faute, hamártēma, était considérée « tout ensemble sous la forme d’une “erreur” de l’esprit, d’une souillure religieuse, d’une défaillance morale » (p. 55) La faute était à la fois un égarement de l’intelligence, la conséquence d’une maladie mentale et le produit d’une force religieuse, maléfique et contagieuse. Comme l’a souligné Gernet, ce n’était donc pas alors « l’individu en tant que tel qui était le facteur du délit : “Le délit existait en dehors de lui, le délit était objectif.” » (p. 55) Dans le contexte de cette pensée religieuse, « l’acte criminel se présentait, dans l’univers, comme une force démonique de souillure et, au-dedans de l’homme, comme un égarement de l’esprit, c’était [donc] toute la catégorie de l’action qui apparaissait autrement organisée que chez nous. L’erreur, sentie comme une atteinte à l’ordre religieux, recélait une puissance néfaste qui débordait de beaucoup l’agent humain. L’individu qui la commettait (ou, plus exactement, qui en était la victime) se trouvait pris lui-même dans la force sinistre qu’il avait déclenchée (ou qui s’exerçait à travers lui). Au lieu d’émaner de l’agent comme de sa source, l’action l’enveloppait et l’entraînait, l’englobant dans une puissance qui lui échappait d’autant plus qu’elle s’étendait, dans l’espace et la durée, bien au-delà de sa personne. L’agent était pris dans l’action. Il n’en était pas l’auteur. Il restait inclus en elle. » (p. 55-56) Il ne pouvait donc être question, dans ce cadre, d’une intention, d’une décision ou d’une volonté individuelles : « La distinction, dans l’activité du sujet, de l’intentionnel et du contraint n’y avait pas même encore de sens. » (p. 56)


Avec l’avènement du droit et l’institution des tribunaux de cité, l’ancienne conception religieuse de la faute s’efface. Une nouvelle notion du délit se dégage : « La représentation de l’individu s’y accuse plus nettement. L’intention apparaît désormais comme un acte constitutif de l’acte délictuel, tout spécialement de l’homicide. Le clivage, au sein de l’activité humaine, entre les deux grandes catégories de l’hekōn et de l’ákōn prend alors valeur de norme. » (p. 56) De même que le questionnement tragique interroge la volonté, l’action et la culpabilité humaines, au moment où celles-ci s’émancipent des modes de légitimation religieux et mythiques, de même la nouvelle pensée juridique tente de délimiter et d’organiser le domaine de la responsabilité humaine en la libérant à la fois de l’autorité fondée sur la simple contrainte et de l’autorité des puissances sacrées – l’ordre du monde, la justice de Zeus.


Pourtant – et ceci éclaire d’un nouveau jour l’évolution parallèle de la tragédie –, il ne faudrait pas faire de ce changement une lecture trop hâtive. L’examen détaillé de ce nouveau droit montre que ce qui apparaît au cours de cette transformation ne correspond nullement à un surgissement de la catégorie de volonté telle que nous la connaissons aujourd’hui. Vernant et Vidal-Naquet se livrent ici à une analyse très fine dont il importe de bien suivre les étapes.


L’ambivalence au Ve siècle de nombreux termes, comme ceux de la famille de hamartía, le délire funeste, ou ceux de la famille d’ágnoia, l’ignorance, suggère ce qui est en jeu dans la promotion juridique de l’intention. Les premiers désignent en effet tantôt un acte punissable parce qu’intentionnel, tantôt au contraire une faute excusable parce qu’accomplie sans une pleine conscience. De même, les seconds renvoient-il alternativement à un principe constitutif de la faute et à une excuse la faisant disparaître. En fin de compte est punissable non pas celui qui a voulu faire mal mais celui qui savait que son action était mauvaise : « D’une part, cette psychologie intellectualiste retient le souvenir des forces religieuses sinistres qui investissent l’esprit de l’homme, le poussent dans l’aveuglement du mal. D’autre part, elle a déjà pris le sens positif d’un défaut de connaissance concernant les conditions concrètes de l’action. L’ancien noyau mythique reste assez vivant dans l’imagination collective pour lui fournir le schème nécessaire à une représentation de l’excusable où l’“ignorance” peut précisément assumer ses valeurs les plus modernes. Mais sur aucun des deux plans où joue la notion, dans cette espèce de balancement entre l’ignorance, principe de la faute, et l’ignorance, excuse de la faute, la catégorie de la volonté n’est impliquée. » (p. 58)


Ainsi, la distinction cardinale entre l’acte accompli de plein gré (hekōn) et l’acte exécuté malgré soi (ákōn), qui détermine le licite et l’illicite, est-elle établie avant tout en termes de connaissance ou d’ignorance, non pas de volonté ou de nécessité : « L’intention coupable, qui fait le délit, n’apparaît pas comme une volonté mauvaise mais comme pleine connaissance de cause. » (p. 56) La responsabilité n’est « subjective » que dans un sens purement cognitif ; elle n’est en rien liée à une culpabilité morale : « Pour être fautif, le délinquant doit avoir agi “en sachant”. » (p. 56)


Cette distinction est, du reste, établie selon des critères collectifs pour lesquels, là encore, la catégorie de volonté ne joue aucun rôle. L’agent est défini régressivement par ses actions et non ses actions par des qualités qu’il posséderait en propre : « L’opposition hekōn-ákōn n’est pas le fruit d’une réflexion désintéressée sur les conditions subjectives qui font de l’individu la cause responsable de ses actes. Il s’agit de catégories juridiques qu’à l’époque de la cité le droit a imposées comme des normes à la pensée commune. Or le droit n’a pas procédé d’après une analyse psychologique des degrés de responsabilité de l’agent. Les critères qu’il a suivis visaient à réglementer au nom de l’État l’exercice de la vengeance privée en distinguant, suivant les réactions passionnelles plus ou moins intenses qu’elles suscitaient dans le groupe, diverses formes d’homicide relevant de juridictions différentes » (p. 54)


Le droit fixe un cadre moral collectif destiné à contenter le groupe dans son entier et qui ne met en rien en jeu la moralité individuelle de l’agent telle qu’elle pourrait être définie par le degré d’engagement de sa volonté : « La coupure que marque le droit, par l’opposition sémantique hekōn-ákōn, n’est pas fondée dans son principe sur la distinction du volontaire et de l’involontaire. Elle repose sur la différenciation que la conscience sociale établit, dans des conditions historiques déterminées, entre l’action pleinement répréhensible et l’action excusable, posées, à côté de l’action légitime, comme un couple de valeurs antithétiques. » (p. 54)


Si l’on prend maintenant l’agent du côté de la génération de l’action et non plus de l’action réalisée, on observera la même promotion, pour nous extrêmement étrange, de l’intention et même de la décision sans qu’il soit fait appel à un quelconque moment à un vouloir propre ou à une capacité autonome de se mettre en mouvement.


Le premier argument donné par Vernant et Vidal-Naquet à cet égard est de type philologique. En observant les valeurs des termes de la famille boul- qui servent à exprimer les modalités de l’intentionnel – boúlomai, désirer, préférer, boúlēsis, désir, souhait, boúlēma, intention, boulē, décision, projet, conseil (au sens de conseil des anciens) – on se rend compte que « cet ensemble se situe entre le plan du désir, de l’inclination spontanée, et celui de la réflexion, du calcul intelligent […] La notion d’intentionnel oscille ainsi entre la tendance spontanée du désir et le calcul prémédité de l’intelligence » (p. 58).


Or, lorsque l’on analyse comment les Grecs se représentent le passage d’un pôle à l’autre, du désir à la délibération puis à la décision, on s’aperçoit que ce passage est propulsé du dehors du sujet par l’objet vers lequel il tend et non par un élan intime qui lui serait propre : « Dans le cas de l’inclination (boúlomai) comme dans celui de la délibération raisonnée (bouleúō), l’action du sujet ne trouve pas dans ce dernier [l’élan de l’âme vers l’objet] sa causalité la plus authentique. Ce qui met le sujet en mouvement, c’est toujours une “fin” qui oriente comme du dehors sa conduite : soit l’objet auquel tend spontanément son désir, soit celui que la réflexion présente à sa pensée comme un bien. Dans un cas, l’intention de l’agent apparaît liée et soumise au désir, dans l’autre elle est impulsée par la connaissance intellectuelle du meilleur. » (p. 59)


Ainsi, du point de vue de la langue telle que nous la reconstituons à travers les discours du Ve siècle, jamais l’intention n’a un quelconque rapport avec le vouloir intime de l’agent ; elle est une dérivée soit du désir soit de la connaissance de l’objet : « Entre le mouvement spontané du désir et la vision noétique du bien, ce plan n’apparaît pas où la volonté pourrait trouver son champ propre d’application et le sujet se constituer, dans et par le vouloir, en centre autonome de décision, source véritable de ses actes. » (p. 59)


Le second argument qui montre ce découplage de l’intention et du vouloir est tiré du corpus philosophique. Même chez Aristote, qui est probablement le penseur qui a fait le plus d’effort pour enraciner les actes dans le for intérieur du sujet, le vouloir n’a pas le sens d’une faculté spéciale qui permettrait à ce dernier de prendre ses décisions indépendamment de l’êthos qui fait qu’il est ce qu’il est.


Certes, Aristote affirme que nos actes sont en notre pouvoir (ἑφ’ἡμιν), que nous en sommes causes responsables (aítioi), que l’homme est principe et père (ἀρχ ϰαὶ γεννητής) de ses actions comme de ses enfants (Éthique à Nicomaque, 113 b 16-18) ; certes, ces conceptions traduisent le souci d’enraciner les actes dans le for intérieur du sujet, de présenter l’individu comme cause efficiente de son action pour que le méchant et l’incontinent soient tenus responsables de leurs fautes et qu’il ne puissent invoquer l’excuse d’une prétendue contrainte extérieure dont ils auraient été les victimes ; mais ces expressions doivent être, là encore, correctement interprétées (p. 59).


Quand Aristote écrit que son action « dépend de l’homme lui-même », « cet autós n’a pas le sens d’un moi personnel, ni d’une faculté spéciale dont disposerait le sujet pour modifier le jeu des causes qui agissent à l’intérieur de lui. Autós se rapporte à l’individu humain pris dans son tout, conçu comme l’ensemble des dispositions formant son caractère particulier, son êthos. » (p. 59-60) Le soi n’est donc jamais conçu comme un moi qui trouverait en lui-même, par exemple par réflexion ou dans une relation personnalisée au divin, sa légitimité ; il est toujours le produit d’apprentissages et d’expériences : « Le caractère, êthos, propre à chaque genre d’homme repose sur une somme de dispositions (héxeis) qui se développent par la pratique et se fixent en habitudes. Une fois le caractère formé, le sujet agit conformément à ces dispositions et ne saurait agir autrement. » (p. 60)


Quand l’agent prend une décision, il ne mobilise pas un pouvoir intime qui lui serait propre : « Chez Aristote, la décision est conçue comme un choix (haíresis), l’intention apparaît constitutive de la responsabilité. Cependant, ni le choix de la proaíresis, ni l’intention, même délibérée, ne font référence à un pouvoir intime d’auto-décision chez l’agent. » (p. 62) Au contraire, il ne fait que suivre la contrainte intérieure que lui impose son êthos  : « La distinction chez Aristote des deux catégories d’actes n’oppose pas un contraint à un librement voulu, mais une contrainte subie du dehors à une détermination qui opère du dedans. Et cette détermination interne, pour être différente d’une coercition extérieure, n’en relève pas moins, elle aussi, du nécessaire. Quand il suit les dispositions de son caractère, de son êthos, le sujet réagit nécessairement, ex anánkēs, mais son acte émane bien de lui ; loin de se décider sous le poids d’une contrainte, il s’affirme père et cause de ce qu’il fait ; aussi en porte-t-il la pleine responsabilité. » (p. 62)


Ainsi y a-t-il aussi peu de psychologie chez Aristote qu’il n’y en avait tout à l’heure dans le nouveau droit de la cité. Il ne remonte jamais à un noyau volitif caché au plus profond de l’être et qui existerait avant – et par la suite indépendamment de – toute socialisation : « À aucun moment Aristote ne cherche à fonder sur une analyse psychologique la capacité que posséderait le sujet, tant que ses dispositions ne sont pas fixées, de se décider d’une façon ou d’une autre et d’assumer ainsi la responsabilité de ce qu’il fera plus tard. » (p. 60) L’homme est bien père et responsable de ses actes, mais c’est d’une manière qui n’implique aucune responsabilité fondamentalement personnelle : « L’homme est “père” de ses actes quand ils trouvent “en lui” leur principe, archē, leur cause efficiente, aitía  ; mais cette causalité interne ne se définit que de façon purement négative : chaque fois qu’on ne peut assigner à une action une source extérieure contraignante, c’est que la cause s’en trouve “dans l’homme”, qu’il a agi “volontiers”, “de plein gré” et que son acte lui est alors à bon droit imputable. » (p. 61)


Ainsi, tout comme dans le nouveau droit, l’agent n’est pas conçu par Aristote à partir d’une faculté de volonté propre et totalement singulière : « En dernière analyse, la causalité du sujet, pas plus que sa responsabilité, ne se réfère chez Aristote à un quelconque pouvoir de volonté. Elle repose sur une assimilation de l’interne, du spontané et du proprement autonome. Cette confusion des différents niveaux de l’action montre que l’individu, s’il assume déjà sa particularité, s’il prend en charge tous les actes accomplis par lui de plein gré, demeure trop enfermé dans les déterminations de son caractère, trop étroitement soudé aux dispositions internes qui commandent la pratique des vices et des vertus, pour se dégager pleinement comme centre de décision personnelle et s’affirmer, en tant que autós dans sa véritable dimension d’agent. » (p. 61)


Vernant et Vidal-Naquet achèvent leur étude en confrontant ces conclusions tirées du droit et de la philosophie morale à la tragédie. Et là aussi, ils montrent que si l’intention, la délibération, la décision qui précèdent l’action sont placées par les Tragiques au cœur même de l’intrigue, cela n’implique en rien la promotion d’un vouloir autonome.


Contrairement aux interprétations qui insistent sur la liberté intérieure des personnages au moment du choix (Bruno Snell, Zevedei Barbu) ou à celles qui insistent, au contraire en critiquant les premières, sur l’asservissement de leurs décisions à une nécessité extérieure d’ordre religieux (André Rivier), Vernant et Vidal-Naquet soulignent le fait que liberté et contrainte, intériorité et extériorité du vouloir, coexistent en fait dans les personnages, comme elles coexistent dans l’esprit des Grecs de l’époque : « Certes la part qui, dans sa décision, revient au sujet lui-même n’est pas de l’ordre de la volonté [….] le vocabulaire même d’Eschyle, orgē, emportement, epithumeĩn, désirer, interdit de parler de volonté personnelle chez Agamemnon […] Cependant le texte ne nous semble pas moins exclure l’interprétation par la contrainte pure et simple. C’est pour nous, modernes, que le dilemme se formule en ces termes : ou libre vouloir, ou diverses formes de contrainte. » (p. 66)


Lorsqu’il cède à l’emportement du désir de gagner la guerre au prix du sang de sa fille Iphigénie, Agamemnon agit simultanément « sinon volontairement, du moins “volontiers”, de plein gré, hekōn, et en ce sens il apparaît bien aítios, cause responsable de ses actes. » (p. 66) Mais cette responsabilité n’est en rien liée au caractère volontaire de son acte. Dans le monde tragique, la décision est en fait toujours une codécision des humains et des dieux : « Dans la décision tragique viennent ainsi collaborer les desseins des dieux et les projets et les passions des hommes. Cette complicité s’exprime par le recours à des termes juridiques : metaítios, coresponsable, xunaitía, responsabilité commune, paraitía, responsabilité partielle […] C’est cette présence simultanée, au sein de la décision, d’un “soi-même” et d’un au-delà divin, qui nous paraît définir, par une constante tension entre deux pôles opposés, la nature de l’action tragique. » (p. 66)


C’est pourquoi la génération de l’action peut être considérée dans la tragédie comme à la fois intentionnelle et involontaire : « Qu’il s’agisse d’impulsion et de désir, comme chez Agamemnon, ou de réflexion et de préméditation, comme chez Clytemnestre et Égisthe, l’ambiguïté de la décision tragique reste la même. Dans l’un et l’autre cas, la résolution prise par le héros émane de lui, répond à son caractère personnel ; dans les deux cas aussi, elle manifeste, au sein de la vie humaine, l’intervention des puissances surnaturelles. » (p. 67) Les Grecs conjoignent sans difficulté des principes qui sont à nos yeux inconciliables : « Causalité humaine et causalité divine, si elles se mêlent ainsi dans l’œuvre tragique, n’en sont pas pour autant confondues. Les deux plans sont distincts, quelquefois opposés. Mais là même où le contraste semble le plus délibérément souligné par le poète, il ne s’agit pas de deux catégories exclusives entre lesquelles, suivant le degré d’initiative du personnage, ses actes se pourraient distribuer, mais de deux aspects, contraires et indissociables, que revêtent, en fonction de la perspective où l’on se place, les mêmes actions. » (p. 68)


Le dernier point important de cette étude concerne le contexte qui explique à la fois cette émergence de la notion d’agent et ses limites. Celui-ci renvoie, selon Vernant et Vidal-Naquet, en premier lieu, aux transformations juridiques et politiques de la cité : « En s’efforçant de distinguer des catégories de faute relevant de tribunaux différents […] le droit met l’accent sur les notions d’intention et de responsabilité ; il soulève le problème des degrés d’engagement de l’agent dans ses actes. D’autre part, dans le cadre d’une cité où tous les citoyens dirigent, au terme de discussions publiques, de caractère profane, les affaires de l’État, l’homme commence à s’expérimenter lui-même en tant qu’agent, plus ou moins autonome par rapport aux forces religieuses qui dominent l’univers, plus ou moins maître de ses actes, ayant plus ou moins de prise, par gnóme, sa phrónesis, sur son destin politique et personnel. » (p. 39)


Plus loin, on trouve un argument semblable : « Dans l’Athènes du Ve siècle, l’individu s’est affirmé, dans sa particularité, comme sujet de droit ; l’intention de l’agent est reconnue comme un élément fondamental de la responsabilité ; par sa participation à une vie politique où les décisions sont prises, au terme d’un débat ouvert, de caractère positif et profane, chaque citoyen commence à prendre conscience de soi comme un agent responsable de la conduite des affaires, plus ou moins maître d’orienter par sa gnóme, son jugement, par sa phrónesis, son intelligence, le cours incertain des événements. » (p. 73)


Mais d’autres conditions œuvrent simultanément dans la direction opposée. D’une manière qui tranche avec le marxisme orthodoxe encore courant à l’époque, Vernant et Vidal-Naquet citent sur un pied d’égalité les conditions matérielles et mentales, les capacités objectives d’action et les idéaux pratiques des Grecs anciens : « L’emprise des individus et des groupes sur l’avenir est si restreinte, l’aménagement prospectif du futur demeure si étranger à la catégorie grecque de l’action que l’activité pratique apparaît d’autant plus parfaite qu’elle est moins engagée dans le temps, moins tendue vers un objectif qu’elle projette et prépare à l’avance ; l’idéal de l’action est d’abolir toute distance temporelle entre l’agent et son acte, de les faire entièrement coïncider dans un pur présent. Agir, pour les Grecs de l’âge classique, c’est moins organiser et dominer le temps que s’en exclure, le dépasser. » (p. 73)


C’est pourquoi si l’autonomisation de l’agent est réelle, elle reste en fait limitée et fragile : « Ni l’individu, ni sa vie intérieure n’ont acquis assez de consistance et d’autonomie pour constituer le sujet en centre de décision d’où émaneraient ses actes. » (p. 73) Contrairement au cas indien, où le renonçant se constitue à la fois en individu singulier et en agent de sa propre vie, en Grèce, « coupé de ses racines familiales, civiques, religieuses, l’individu n’est plus rien ; il ne se retrouve pas seul, il cesse d’exister » (p. 73). La notion d’intention reste « jusque dans le droit, floue et équivoque. La décision ne met pas en jeu, chez le sujet, un pouvoir d’autodétermination qui lui appartiendrait en propre. » (p. 73) Sans aide surnaturelle, l’agent a peu de chances de réussir ce qu’il pourrait entreprendre : « Entraînée dans le flux de la vie humaine, l’action se révèle, sans le secours des dieux, illusoire, vaine et impuissante. Il lui manque de posséder cette force de réalisation, cet [sic] efficace dont la divinité a seule le privilège. La tragédie exprime cette faiblesse de l’action, ce dénuement intérieur de l’agent, en faisant apparaître, derrière les hommes, les dieux à l’œuvre. » (p.73)


La conclusion de Vernant et Vidal-Naquet est ainsi très nuancée. D’une part, ils reconnaissent une transformation importante de la notion d’agent et de ses notions connexes, volonté, intention, décision, action, responsabilité : « Avènement de la responsabilité subjective, distinction de l’acte accompli de plein gré et de l’acte commis malgré soi, prise en compte des intentions personnelles de l’agent : autant d’innovations, que les Tragiques n’ont pas ignorées et qui, à travers les progrès du droit, ont affecté de façon profonde la conception grecque de l’agent, modifié les rapports de l’individu à ses actes. » (p. 61) Mais de l’autre, ils soulignent les limites de ces transformations ou plutôt leurs spécificités : « Changements donc, dont on ne saurait, de l’homme homérique à Aristote en passant par les Tragiques, méconnaître l’ampleur, mais qui se produisent cependant dans des limites assez étroites pour que même chez le philosophe soucieux de fonder la responsabilité individuelle sur les conditions purement internes de l’action, ils demeurent inscrits dans un cadre psychologique où la catégorie de volonté n’a pas de place. » (p. 61)


Au Ve siècle, la catégorie de l’agent est déjà dotée d’une certaine consistance mais elle reste mal délimitée, ouverte sur l’extérieur et finalement assez précaire, sans noyau volitif propre : « La tragédie, en présentant l’homme engagé dans l’action, porte témoignage des progrès qui s’opèrent dans l’élaboration psychologique de l’agent, mais aussi de ce que cette catégorie comporte encore, dans le contexte grec, de limité, d’indécis et de flou. L’agent n’est plus inclus, immergé dans l’action. Mais il n’en est pas encore vraiment, par lui-même, le centre et la cause productrice. Parce que son action s’inscrit dans un ordre temporel sur lequel il n’a pas de prise et qu’il subit tout passivement, ses actes lui échappent, le dépassent. » (p. 72)


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Notes

[1École qui semble n’avoir pas donné plus d’importance à Vernant qu’elle n’en avait accordé à Meyerson. On ne trouve que deux textes de lui dans l’index 1947-2010 des Annales ESC/HSS. Un article en 1957 et une note critique en 1965. URL consultée le 12 juillet 2011 : http://www.istitutodatini.it/biblio/riviste/a-c/an-esc1.htm

[2L’ouvrage a connu au total plus d’une dizaine d’éditions avec des corrections et des augmentations en 1971 et 1985. J’utiliserai ici l’édition de 1985 qui contient trois nouveaux textes ainsi qu’une nouvelle préface : J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1994.

[3En 1991, il a alors 77 ans, Vernant souligne encore l’importance à ses yeux de ce programme meyersonien : « Je souscris encore, un quart de siècle plus tard, aux termes de cette déclaration programmatique. » J.-P. Vernant (dir.), L’homme grec (1re éd. it. 1991), Paris, Le Seuil, 1993, p. 10.

[4Z. Barbu, Problems of Historical Psychology, London, Routledge and Kegan Paul, 1960. Voir en particulier le ch. IV : « The emergence of personality in the Greek World », p. 69-144.

[5J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque » (1960), Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 355-370.

[6J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » et « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1972, p. 21-40 et p. 43-74.

[7J.-P. Vernant, « Catégories de l’agent et de l’action en Grèce ancienne », J. Kristeva, J.-C. Milner, N. Ruwet, (dir.) Langue, Discours, Société. Pour Émile Benveniste, Paris, Seuil, 1975, repris et cité ici dans J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979, p. 85-95.

[8J.-P. Vernant, « Religion grecque, religions antiques », Religions, histoires, raisons, op. cit., p. 5-34.

[9J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989. Le chapitre « L’individu dans la cité » date de 1985.

[10J.-P. Vernant (dir.), L’homme grec (1re éd. it. 1991), Paris, Le Seuil, 1993.

[11Vernant bénéficie également des recherches et réflexions de Louis Gernet exposées en particulier dans « L’anthropologie dans la religion grecque » (1955) qui comprend de très nombreux points communs avec son exposé. L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Flammarion, 1982, p. 13-27

[12J.-P. Vernant, « Religion grecque, religions antiques », Religions, histoires, raisons, op. cit., p. 10.

[13J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque » (1969) et « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » (1972), Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1972.

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