Henri Meschonnic a élaboré une théorie du rythme dont on trouvera ici une présentation succincte. Le texte ci-dessous résume quelques-unes des objections qu’il est possible de lui faire et suggère un certain nombre de pistes pour surmonter les limites dans lesquelles Meschonnic a fini par s’enfermer lui-même. Extrait de P. Michon, Fragments d’inconnu. Pour une histoire du sujet, Paris, Le Cerf, 2010, p. 205-217.
Pour une poétique du social
À ma connaissance, Benveniste n’a jamais envisagé de relier ses analyses du rôle du langage dans l’individuation collective à la question du sujet. Celle-ci reste, dans son œuvre, massivement tournée vers l’individu singulier et il ne semble pas s’être posé la question de ce que pourrait être, du point de vue du langage, un sujet collectif. Cette absence ne doit pas nous étonner car, en privilégiant le discours, la perspective linguistique dans laquelle il se plaçait excluait de facto toute prise en compte des discours et donc toute théorisation d’un sujet langagier collectif. Pour qu’une telle conceptualisation ait été possible, il aurait fallu construire une poétique. Mais c’est ce que Benveniste n’a jamais fait – en tout cas dans ses écrits publiés.
D’où l’intérêt de se tourner ici de nouveau vers les travaux de Meschonnic. Celui-ci, on l’a vu, a proposé d’étendre les remarques de Benveniste en les sortant du rapport – quelque peu complexe il est vrai – qu’elles continuent d’entretenir avec le paradigme de la langue et du signe. Avec les concepts de « double signifiance », de « performatif », d’« énonciation », de « subjectivité », Benveniste a inventé une nouvelle linguistique, la linguistique du discours et de l’énonciation qui pointe vers le langage en tant qu’activité mais qui reste malgré tout encore très attachée au modèle sémiotique. Au moment même où il est en train de faire exploser ce modèle, la « langue » en tant que système de signes, reste son point de repère théorique le plus visible.
Meschonnic, pour sa part, veut prendre acte de la transformation introduite par son prédécesseur et en tirer toutes les conclusions. Il s’agirait de penser une politique du sujet, non plus seulement du point de vue de la langue (avec sa double signifiance sémiotique-sémantique, son activité pragmatique, sa double nature collective et intime) et de la société (comme système sémiologique collectif), mais, plus radicalement, du point de vue de l’activité du langage (sous ses formes ordinaire et maximalisée) dans son rapport avec le social (pris, quant à lui, bien que Meschonnic reste extrêmement vague sur ce plan, sous sa forme de dynamique plurielle simultanément collective et individuelle). C’est ce programme qui s’exprime dès le début des années 1980 sous la forme d’un projet de « poétique de la société [1] » : « J’entends par là l’étude de la relation entre le sujet et le social telle qu’elle ne soit plus fondée sur la théorie dualiste du signe, mais sur une anthropologie historique du langage, une théorie de l’historicité des discours, qui ne coupe pas plus entre la littérature et le langage qu’entre le langage et la vie. » (p. 276)
Malheureusement, ce projet est resté, comme le reconnaît du reste lui-même son concepteur, « une utopie [2] ». On ne trouve dans son travail que quelques projections confuses et manquant cruellement de bases théoriques tout autant que factuelles. Il nous faut donc envisager de porter ce projet au-delà du point sur lequel il s’est arrêté. Toutefois, avant de nous lancer dans cette direction, il n’est pas sans intérêt de s’interroger un instant sur les raisons de cet échec. La cause principale des difficultés rencontrées par Meschonnic quand il a tenté de construire une politique du sujet ne tient pas à ses prémisses poétiques. Celles-ci offrent, nous allons le voir, suffisamment d’éléments qui permettent d’en esquisser les contours. Ces difficultés tiennent plutôt, à mon avis, aux barrières intellectuelles qu’il s’est lui-même imposées du côté du « social ». Au fond, Meschonnic estime que rien de ce que les sciences sociales ou la philosophie ont fait depuis trente ans pour sortir des dualismes de l’âme et du corps, du langage et du sujet, ou du collectif et du singulier, ne mérite d’être repris. Seule la poétique permettrait de sortir véritablement du paradigme dualiste et d’observer dans leur dynamique propre les interactions qui forment le tissu de la réalité collective ainsi que les formes spécifiques qu’elles y prennent. Selon lui, quand il a été pensé, « le rythme a été un trait d’union, au lieu d’une dialectique, entre l’individu et la collection humaine, pour une certaine sociologisation [3] ».
Ainsi Meschonnic a-t-il généralement ignoré les propositions de ceux de ses contemporains qui cherchaient comme lui une politique fondée sur des bases non-dualistes. Rien sur Elias, Certeau, Giddens, Morin, Thévenot, Boltanski. Quelques lignes sur Foucault et sur Deleuze dans Critique du rythme, quelques lignes sur Touraine dans Politique du rythme. Seuls Habermas et Bourdieu ont eu droit à un peu plus d’attention, malheureusement, toute en extériorité et guidée par le seul souci un peu vain de montrer ce qui leur manque [4]. Or, cette ignorance et ce rejet combinés ont eu une effet délétère sur la notion de « social » qui est restée entièrement indéterminée. Dans l’expression « poétique du social », autant le premier membre renvoie à une pensée solidement charpentée, autant chez Meschonnic le second est encore faible et inconsistant.
J’ai expliqué ailleurs pourquoi je refuse, pour ma part, cet enfermement et ce flou conceptuel [5]. La théorie du langage et la poétique apportent des éclairages originaux et indispensables quant à la façon de lutter contre les dualismes qui grèvent les sciences humaines et la philosophie, mais on ne doit pas compromettre ces apports par une attitude qui va à l’encontre de tous les principes que l’on affirme par ailleurs : ouverture à l’inconnu, interaction, démocratie. Il y a en fait quelque chose de très naïf à imaginer que l’on serait le seul à poser sérieusement la question d’une sortie du dualisme et de facto le seul à rendre compte de manière satisfaisante de l’historicité radicale des êtres humains, donc de l’éthique et du politique.
Je vais donc m’attacher ici à donner un premier contenu au projet de poétique du social en me limitant à en esquisser un cadre théorique – je me permets de renvoyer le lecteur à mes autres travaux pour des exemples historiques [6]. Placer le social (au sens dynamique, pluriel et non dualiste qui a commencé à être suggéré plus haut) dans la lumière du langage et des discours a des conséquences importantes sur l’analyse de la société et sur la politique que l’on peut en tirer. On peut classer ces conséquences en suivant un cheminement analogue à celui déjà emprunté à propos des aspects singuliers de ces phénomènes : tout d’abord, voir les rapports rythmiques entre langage et vie collective, puis observer le rôle du langage dans l’accession des individus collectifs au sujet – tout en n’oubliant jamais, bien sûr, qu’il s’agit simultanément de phénomènes concernant les individus singuliers.
Le langage comme interprétant poétique du social
En ce qui concerne le premier point, on pourrait dire la chose suivante : de même que le langage est du point de vue linguistique l’interprétant sémiologique de la société, de même il est du point de vue poétique l’interprétant poétique du social (individus singuliers et collectifs compris).
Nous l’avons vu chez Benveniste, le langage en tant que principe de toutes les langues, est la condition de possibilité de tous les autres systèmes signifiants qui ne parviennent à remplir leur fonction que s’ils sont « modelés [7] » sémiologiquement par lui. En tant que langue particulière, il fournit également les désignations lexicales des différentes réalités instituées dans une société. Toutefois, en tant qu’activité signifiante, son rôle est encore plus déterminant car il institue le social en le signifiant, c’est-à-dire en lui donnant la chair sémantique historique qui échappait à la description encore relativement formelle de Benveniste, tout en fournissant les instruments qui sans répit fouillent cette chair pour en montrer les corruptions.
Il existe à vrai dire au moins un texte où Benveniste a indiqué cette direction et qui montre qu’il était conscient de l’existence du nouveau continent qui s’ouvrait ici à l’anthropologie historique : « La langue entoure de toute part la société et la contient dans son appareil conceptuel, mais en même temps, en vertu d’un pouvoir distinct, elle configure la société en instaurant ce qu’on pourrait appeler le sémantisme social [8]. » C’était reconnaître au langage, au-delà de la question du « modelage sémiologique », l’existence d’un pouvoir instituant entièrement lié à son aspect sémantique et pragmatique, c’est-à-dire aux discours en tant que textes signifiants tout aussi bien qu’au discours en tant qu’activité énonciative. Benveniste affaiblit un peu, il est vrai, cette proposition dans la phrase qui suit en réduisant ce « sémantisme social » au lexique, mais ce n’est pas sans laisser ouverte la porte à une approche qui prendrait en compte l’ensemble du et des discours : « Elle consiste en effet, surtout mais non pas exclusivement [c’est moi qui souligne], en désignations, en fait de vocabulaire. » (Ibid.) Quoi qu’il en soit, Benveniste n’a pas développé cette suggestion – au moins dans ses textes publiés – et c’est donc à nous que revient aujourd’hui cette tâche.
On voit émerger ici un nouveau champ de recherche extrêmement prometteur : celui de la rythmisation de la vie collective par les discours ou pour le dire autrement celui de l’invention langagière d’un « ordinaire collectif ». Dans le et les discours, quelque chose d’analogue – et qui est en fait continu à ce qui se passe sur le plan singulier – apparaît au niveau collectif : des manières de se mouvoir dans le corps, d’avancer dans le langage et de jouer dans les interactions sociales.
Toutefois, pour pouvoir véritablement nous engager dans une telle poétique du social, c’est-à-dire dans une étude du « sémantisme » au cours duquel celui-ci se fabrique (sous sa forme collective tout autant que singulière), il reste encore à lever un obstacle important, qui, paradoxalement, ne concerne pas le discours ordinaire, au moins directement. Il nous faut nous départir d’un ensemble de conceptions qui règnent dans les sciences sociales et la philosophie concernant la littérature. Dans la mesure où cette dernière constitue une expression maximalisée du discours ordinaire, aucune compréhension correcte de celui-ci n’est en effet possible tant que l’on n’a pas fait sauter les verrous que nous imposent les conceptions traditionnelles de l’art du langage. C’est en commençant par le discours littéraire que l’on peut comprendre le discours ordinaire – et non pas l’inverse, comme le prétendent la linguistique et nombre de philosophies du langage.
L’art comme rythmisation de la vie collective
La littérature et l’art en général sont des activités humaines qui résistent fortement aux sciences sociales et à la philosophie, et du coup ces savoirs ont également beaucoup de mal à accéder aux discours les plus simples. Ces activités sont universelles et probablement extrêmement anciennes, mais ces savoirs en perçoivent très difficilement le statut.
L’un des clichés les plus invétérés qui courent parmi les spécialistes de sciences sociales et même chez quelques philosophes est de considérer l’art – au moins de l’art moderne – comme une activité décorative ou compensatoire, chargée de faire accepter le renforcement graduel de la rationalité instrumentale, des systèmes étatique et économique, et de leur pression sur la vie des individus singuliers. En général les partisans de cette thèse montent en épingle le personnage de l’artiste bohème, dont le mode de vie esthétisant leur semble une simple inversion réactive à la dureté, à la froideur et à la sécheresse croissantes du système capitaliste. Toute la question de l’art, sa politique et son éthique, sont réduits à un comportement marginal. C’est l’avis, par exemple, de Marx, mais aussi de Weber et, de nos jours, de Habermas. On retrouve également ce thème chez Gadamer.
À ce cliché s’ajoute souvent celui selon lequel l’art refléterait la société. Cette conception, que l’on trouve également chez Marx, est aujourd’hui monnaie courante chez les historiens et les sociologues. L’art renverrait l’image de la lutte des classes, des contradictions et des guerres sociales, il pourrait donc être pris comme un document qui nous renseignerait, plus ou moins directement, sur les groupes sociaux, leurs conceptions idéologiques, leurs mentalités, leurs visions du monde ou leurs pratiques de soi – comme chez le dernier Foucault (qui heureusement a fait bien d’autres choses pour l’histoire du sujet).
Bien sûr tout le monde ne reprend pas à son compte ces stéréotypes qui donnent de l’art une vision anecdotique très réductrice et sans commune mesure avec l’importance qu’il possède dans notre vie. Certains essaient de repenser l’activité artistique d’une manière qui tienne plus compte de l’expérience que nous faisons de l’art, mais ils tombent à leur tour dans un autre cliché – souvent lié à des versions fautives des pensées de Nietzsche et de Benjamin. Pour ceux-là, suivant un schéma déjà analysé ailleurs [9], l’art serait, comme la science et l’éthique, l’une des sphères fondamentales de l’activité humaine qui se seraient dissociées, au cours de l’ère moderne, de la sphère religieuse, mais elle serait aussi celle qui aurait gardé la familiarité la plus grande avec cette sphère. L’art conserverait donc de cette origine ultramondaine à la fois une aura mystique et une blessure tragique : l’artiste serait le médiateur qui nous donnerait à ressentir, à travers une quête éperdue, à la fois une familiarité avec le sacré et la perte irrémédiable de cette familiarité. Sur cette position, on retrouve tous les spécialistes de la société et de l’art qui sont sous l’influence plus ou moins directe de l’esthétisme wagnérien et des analyses catastrophistes de la modernité, (les critiques d’art et les anthropologues qui voient le monde moderne du point de vue des mondes traditionnels, mais pas seulement), et dont les conceptions s’approchent, parfois même sans le savoir, beaucoup plus de celles de Heidegger et de Gadamer que de celles de Nietzsche et de Benjamin, qui, pour sa part, demandait comme on sait d’en finir avec ce qui restait de l’aura en politisant l’art [10].
Les partisans de l’art-médiateur-avec-le-sacré-que-nous-avons-perdu ont en commun avec les partisans de l’art-compensation et avec ceux de l’art-reflet de voir l’art de l’extérieur, de ne pas tenir compte de l’expérience des artistes eux-mêmes et de ce qu’ils en disent, et finalement de dépolitiser et « déséthiciser » l’activité artistique au profit de l’esthétique. Au lieu de partir de cette expérience et de tenter de saisir ce qui fait sa spécificité éthique et politique, on définit à chaque fois l’art par ce qu’il n’est pas : par le social ou par le sacré. Or, cette réduction empêche de saisir ce que fait l’activité artistique aussi bien d’un point de vue collectif que singulier – et elle empêche du même coup de comprendre ce que font au quotidien les discours les plus banals sur ces deux plans.
Pour la poétique, l’artiste n’est ni un esthète bohème, marginal et réactif, ni un médium qui transposerait sous forme symbolique les différents aspects du présent, ni un nouveau prêtre au service du culte d’une parole à la fois sacrée et perdue – comme il a été courant de le définir alternativement depuis le XIXe siècle.
Il est certes un révélateur politique et éthique de son temps. Mais cette « révélation » n’implique aucune compensation, aucune représentation, ni aucune célébration. Elle ne rentre pas dans les schéma dualistes du signe. Elle est entièrement du côté pluraliste de la signifiance et de l’écoute de cette signifiance : « Le poète ne peut être sujet que s’il est une écoute, il ne peut être une écoute que s’il est le sens le plus fin du social [11]. » Et cette écoute est « l’écoute d’une histoire indissociablement subjective-collective » (p. 97). Les artistes concentrent et maximalisent les mouvements par lesquels leurs contemporains sont en train d’inventer et de transformer ce qu’ils sont. Sans toujours le savoir, ils témoignent d’un ordinaire collectif et singulier en train de se faire.
C’est pourquoi, du reste, cette révélation du présent est aussi – et peut-être essentiellement – une révélation du futur. Dans la mesure où il enregistre les moindres vibrations de l’ordinaire, l’artiste est capable d’anticiper et d’annoncer ce qui va advenir, il possède une certaine qualité prophétique.
Il ne s’agit pas là, toutefois, d’une nouvelle forme de la conception romantique de l’art comme médiation avec l’au-delà et de l’artiste comme homme providentiel, « rêveur sacré », élu de Dieu « qui parle à son âme », devenu porteur de lumière et visionnaire « des temps futurs perçant les ombres ». Il n’existe aucune coupure avec les hommes ordinaires dont ils ne font que grossir les traits et magnifier les potentiels. On est plus près ici du prophète selon Spinoza : « Les prophètes ont été doués non d’une pensée plus parfaite, mais du pouvoir d’imaginer avec plus de vivacité, et les récits de l’Écriture le prouvent abondamment [12]. »
L’art possède donc une fonction d’éclairage du passé et du présent ; il illumine ce qui arrive aux individus singuliers et collectifs. Et simultanément, il a aussi une dimension politique et éthique tournée vers le futur ; il pointe et participe, dans la mesure de ses forces, à cette invention de l’ordinaire, à cette rythmisation, que nous avons notée ailleurs sur le plan de la vie individuelle, mais qui est tout autant une rythmisation de l’ordinaire collectif [13].
Cette affirmation ne signifie pas, cela va de soi, que seuls des artistes pourraient rythmer notre vie et que l’art serait en quelque sorte la seule véritable force politique. L’existence de l’art montre simplement – et c’est bien différent – que tous les hommes participent peu ou prou de cette capacité artistique de produire ces puissances circulantes que sont les sujets poétiques. L’art est seulement la pratique humaine qui, parce qu’elle en maximalise les effets, montre le mieux ce qui se passe sur le plan ordinaire, dans la moindre conversation et la moindre interaction : une production et une circulation permanente de sujets.
La poétique voit ainsi le quotidien de l’individuation collective par les discours constamment irrigué, de manière souterraine et diffuse, par une puissance d’invention rythmique omniprésente dont l’art n’est qu’une efflorescence particulière. À travers l’art, et plus spécialement la littérature, on accède non pas tant à une activité périphérique qui refléterait en l’enjolivant le noyau dur du social – ce qui compterait vraiment –, ni même à une activité centrale mais qui rejouerait sans cesse et de manière compulsive la perte du sacré fondatrice du monde moderne – ce qui manquerait toujours –, mais à une activité qui montre en les grossissant, à la fois, l’état ordinaire de l’individuation collective (qui est toujours aussi singulière) dans une société et une époque données, et les entreprises qui la relancent sans cesse en y introduisant de l’extraordinaire, de l’inconnu – de nouveaux rythmes. Comme le dit, de manière très précise, Michael Theunissen : « Tout art réellement moderne met en scène l’expérience (das Experiment) que l’homme inconnu à lui-même fait de lui-même [14]. »
L’art comme installation de l’homme dans la subjectivation collective
Du point de vue d’une linguistique du discours, il semblerait naturel que le langage installe les hommes dans la subjectivité collective. On devrait pouvoir dire, en paraphrasant l’une des affirmations de Benveniste les plus célèbres : c’est dans et par le langage que les hommes se constituent comme sujets collectifs, et cela parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept de « nous ». Sont « nous » ceux qui disent « nous ».
Benveniste n’est pourtant jamais allé jusque-là. Il n’est pas passé du je au nous. Quoi qu’il en soit, l’analyse poétique de la nature de l’art qui vient d’être faite montre qu’il ne faut pas s’arrêter à cet aspect purement grammatical et syntaxique. À travers les discours, les singuliers accèdent également à des sujets poétiques multiples qui circulent entre eux, qu’ils contribuent parfois à forger ou qu’ils reçoivent tels quels. De là des effets de subjectivation collective particuliers qui amènent le concept de « nous » à se diffracter en un enchevêtrement de sujets collectifs diversifiés.
Nous l’avons vu, dans le langage, les œuvres constituent des systèmes signifiants performatifs qui, d’une manière analogue au je de l’énonciation, sont « sui-référentiels, sui-constitutifs » et « produisent leur référence en même temps qu’ils la désignent [15] ». D’où deux effets liés l’un à l’autre. D’une part, la systématicité de ces rythmes donne à la signifiance la force pragmatique qu’on lui connaît dans les grandes œuvres de la littérature : une force qui transforme les lecteurs-auditeurs, en les engageant à donner un nouveau rythme à leur vie et à adopter de nouvelles manières de vivre dans le corps, le langage et le social. De l’autre, en se faisant leur propre référence, en étant auto-constitutives, les œuvres échappent à toute réduction à leur situation de production et de réception ; elle sont en quelque sorte à elles-mêmes leur propre situation et deviennent ainsi capables de circuler indéfiniment. C’est pourquoi un sujet artistique est toujours, par nature, performatif et collectif. Certes, une œuvre est toujours produite à partir d’une situation historique et personnelle particulière, dans une langue particulière, mais ses effets ne sont en rien limités à l’individu qui en est l’auteur, ni au groupe qui parle la langue dans laquelle elle est écrite, ni à aucun de ses sous-groupes. C’est même ce qui fait la définition de sa valeur artistique : son aspect transsocial, transnational et transculturel. Elle constitue une puissance vagabonde.
Observé du point de vue de la poétique, le langage n’offre donc pas seulement aux locuteurs un appareil énonciatif qu’ils peuvent investir pour « se poser » en sujet collectif, en « nous », ni même, comme le dit également Benveniste, un moyen immédiat de « se situer » et de « s’inclure » dans le milieu et le social ; il leur fournit le moyen de recevoir et de transformer le collectif sous une forme sémantique particulière, historiquement spécifique ; il est surtout une manière pour eux de concourir collectivement (et individuellement) – au double sens de participer et de contribuer – à ces puissances circulantes multiples que constituent les sujets poétiques, c’est-à-dire à des dynamiques instituantes, des transformations virtuelles et des effets de dégagement transculturels, qui n’arrêtent pas à la fois de produire et de bouleverser le milieu et le social. Autrement dit, le langage ne branche pas les corps-parlants directement sur des fonctions syntaxiques, ni sur les classes d’un système ou d’une structure, mais d’une manière plus dynamique et plus ouverte sur une chair sémantique et sur des processus multiples de transsubjectivation, qui sont aussi, dans le même temps, des processus d’individuation-désindividuation collective (et singulière). Les restes de structuralisme qui marquaient encore, chez Benveniste, une conception révolutionnaire du discours en l’alliant à une définition désormais dépassée du social, doivent être définitivement abandonnés – comme doit aussi l’être, du reste, l’inconsistance de la notion de social propre à Meschonnic.
Le social apparaît donc au total comme continu à ces deux activités que l’on appelle le langage et le corps – il est, lui aussi, une activité relevant d’une analyse rythmique. Du point de vue poétique, nous n’avons pas affaire seulement à des individus qui parlent (les « locuteurs »), ou même, comme le dit parfois Meschonnic, à des « corps-langages », mais véritablement à une même gigantesque activité langagière, corporelle et sociale dont les organisations rythmiques permettent aux individus collectifs (et singuliers), qui s’y font et s’y défont sans cesse, d’accéder à des sujets multiples [16].