Parmi les raisons qui ont motivé la création de RHUTHMOS – je laisse ici les raisons éthiques et politiques de côté –, il y en a deux qui étaient intimement liées l’une à l’autre. La première était le désir de disposer d’une plateforme où tous les chercheurs engagés dans une approche de type rythmanalytique pourraient confronter leurs questionnements, bénéficier des avancées réalisées dans d’autres disciplines et sortir ainsi de l’isolement scientifique, et parfois institutionnel, dans lequel ils étaient confinés jusque-là. La seconde était de tester l’hypothèse selon laquelle nous serions en train d’assister, dans les sciences de l’homme et de la société, mais aussi dans les sciences de la nature, à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique : le « paradigme rythmique ».
En se donnant ces deux objectifs à la fois, RHUTHMOS posait la nécessité de ne pas séparer l’étude des différentes rythmanalyses existantes, prises dans toute leur dispersion, et la réflexion, de nature rythmologique celle-là, sur le type d’unité très particulier qui semble les rassembler malgré tout. Avec l’expérience, ce choix est apparu de plus en plus approprié à une situation que l’on ne peut comprendre qu’en tenant compte des deux aspects simultanément. Chaque rythmanalyse particulière ne révèle véritablement son potentiel, mais aussi ses limites, qu’à l’aune d’une rythmologie générale. Mais l’inverse est également vrai : une rythmologie purement spéculative ne peut aboutir qu’à des généralisations sans rapport avec la vie scientifique effective, ce qui rend absolument nécessaire pour la rythmologie de prendre en compte la diversité des approches rythmanalytiques.
Une première série d’analyses a abouti aux conclusions suivantes [1].
Depuis une bonne dizaine d’années maintenant, on peut observer une multiplication des recherches concernant le rythme ou utilisant le rythme comme concept opératoire – en nombre absolu comme en nombre de disciplines concernées, et cela aussi bien dans les sciences de l’homme et de la société que dans les sciences de la nature.
On peut également constater, parallèlement à cette augmentation quantitative, une mutation qualitative, plus ou moins avancée suivant les disciplines, du concept de rythme lui-même : celui-ci semble s’éloigner petit à petit de sa définition traditionnelle métrique et arithmétique, et prendre de plus en plus souvent le sens de « manière de fluer » ou de « modalité d’un accomplissement », ce qui lui fait retrouver l’une des significations qu’il avait en Grèce ancienne avant Platon.
Enfin – et ce n’est peut-être pas le moins remarquable –, cette double mutation se produit alors que les échanges conceptuels entre disciplines restent encore dans un état embryonnaire. À ma connaissance, il n’existe actuellement aucun centre institutionnel de recherche dédié aux questions rythmiques et la rencontre qui a lieu aujourd’hui vient s’ajouter à un ensemble très peu nombreux [2]. La situation s’est un peu améliorée ces derniers temps, mais, jusqu’à une date récente, la plupart des chercheurs raisonnaient à partir de leur besoins locaux et de leurs traditions disciplinaires particulières, sans tenir compte du fait que de nombreux autres collègues, dans des disciplines parfois éloignées mais aussi parfois très proches, partageaient les mêmes problèmes formels et méthodologiques, et s’orientaient sur ce plan dans les mêmes directions qu’eux.
Ces trois phénomènes – le nombre croissant des études et des disciplines concernées, la mutation du concept et le caractère non concerté de ces transformations – militent dans le sens de l’émergence d’un paradigme ou au moins d’un concept transversal nouveau.
Il ne s’agit toutefois encore que d’un faisceau de présomptions fondé sur une observation à dominante empirique, qui doit être renforcée par une analyse théorique approfondie des enjeux de la mutation scientifique en cours.
Pour mieux saisir ces enjeux, je voudrais ici, tout d’abord, essayer de déterminer quelles sont les forces propres au concept de rythme qui favorisent son émergence comme paradigme – au moins sous la forme nouvelle qu’il semble en train de prendre –, mais aussi les difficultés internes qui entravent encore celle-ci. Dans un second temps, j’aimerais, en passant d’une analyse interne à une observation externe, tenter d’identifier les résistances qui s’opposent à sa diffusion et, simultanément, les dynamiques dont il bénéficie. J’espère, de cette manière, dresser un premier bilan des transformations scientifiques récentes et proposer une évaluation de la situation rythmanalytique et rythmologique dans laquelle nous nous trouvons.
Forces internes du concept de rythme
Pour ceux qui ne sont pas familiers de ces sujets, rappelons, tout d’abord, un certain nombre des acquis de la réflexion de ces dernières années. Ce rappel fera apparaître rapidement ce qui me semble être l’un des principaux attraits du concept de rythme, l’une de ses principales forces aujourd’hui.
La définition traditionnelle, métrique et arithmétique, que nous avons héritée de Platon à travers une histoire intellectuelle et langagière – dont des pans entiers restent encore à découvrir mais que nous saisissons de mieux en mieux grâce à des travaux comme ceux de Pierre Sauvanet [3] ou plus récemment Marie Formarier [4] –, cette définition est à la fois trop large et trop étroite.
Trop large, parce qu’en mettant sur le même plan le cosmos, le vivant et l’humain, elle installe, comme l’avait fait remarquer Meschonnic, une continuité de type métaphysique, voire mystique, entre des ordres, certes en interaction les uns avec autres, mais qu’on ne peut réduire sans forçage à une unité essentielle et arithmétique commune [5]. C’est cette conception qui sous-tend la plupart des spéculations panrythmiques, depuis Marc Aurèle (121-180) [6], Plotin (205-270) [7], Aristide Quintilien (probablement IIIe s.) [8] et Boèce (470-525) [9], jusqu’aux théories de Rudolf Steiner et de Ludwig Klages [10], ou encore aux essais sur le nombre d’or et le rythme de Matila Ghyka [11].
Cette définition est également trop étroite, parce qu’en réduisant le rythme à une succession de temps forts et faibles ordonnée arithmétiquement, elle ne rend pas compte des très nombreux autres phénomènes certes dynamiques, temporels et parfois fluides, mais qui n’en possèdent pas moins un certain type d’organisation.
C’est pourquoi, en dépit de nombreuses hésitations et reculs partiels, en dépit également du fait que ce changement est rarement explicité – sauf exceptions brillantes comme celle de « l’anthropologie modale » promue depuis quelques années par François Laplantine [12] –, la définition traditionnelle a tendance aujourd’hui à laisser la place à une conception à la fois plus large et plus précise.
Si nous prenons le rythme non plus comme simple « ordre du mouvement », kinèseos taxis, sur le modèle platonicien des Lois, mais comme « organisation du mouvant » ou « modalité d’un accomplissement », c’est-à-dire comme rhuthmos au sens pré-platonicien mis au jour par Benveniste, nous gagnons en effet des deux côtés.
D’une part, nous nous donnons la possibilité d’étudier tous les phénomènes temporels organisés, qu’ils soient métriques, cycliques ou qu’ils relèvent d’autres types d’organisation – aussi bien la métrique d’un poème que son organisation signifiante, les temps festifs de la vie urbaine que les flux touristiques, les cycles de l’activité neuronale que le flux de la conscience.
De l’autre, nous sérions mieux les différents ordres de réalité, qui ne sont plus mis en continuité les uns avec autres à la faveur d’une spéculation mystique sur les nombres, et entre lesquels nous pouvons, dès lors, penser des interactions. Par exemple des interactions entre les biorythmes – qu’il vaudrait mieux appeler les biocycles – et les rythmes scolaires, ou entre les cycles des saisons et les rythmes sociaux. Mieux : nous sommes en mesure de faire apparaître la spécificité des ordres et des objets que nous observons : la spécificité des ordres cosmique, vivant et humain, mais aussi la spécificité de chacun des rhuthmoi qui les constituent.
Autrement dit, nous construisons un concept très particulier en ce qu’il ne se limite pas à définir une classe d’objets possédant une caractéristique commune, mais en ce qu’il implique aussi l’individualité radicale de chacun des ordres et des cas qu’il englobe. Le rhuthmos constitue à la fois une classe générale et un ensemble de rhuthmoi représentant chacun une espèce à part entière.
Ce concept – répétons-le, car c’est la source de malentendus persistants – n’invalide en rien le fait qu’il existe des phénomènes ordonnés par une succession de temps forts et faibles répartis arithmétiquement ou par des successions de périodes ou d’oscillations cycliques. Simplement, comme le faisait déjà remarquer Aristote pour la poétique, ce n’est pas le rythme qui est dans le mètre, mais le mètre qui est dans le rythme. Toutes les organisations métriques sont des organisations du mouvant et sont pour cela des rythmes. Mais de nombreux rythmes ne sont pas réductibles à la notion d’ordre mesuré du mouvement, de metron. L’opposition entre rythmique et métrique n’est donc pas seulement conceptuelle, elle est surtout stratégique : elle concerne la manière d’emboîter ces concepts l’un dans l’autre. Le concept de rhuthmos constitue un concept plus englobant, mais aussi plus puissant, que le concept traditionnel de rythme. En jouant sur les deux sens du mot comprendre, on pourrait dire que ce concept comprend plus de cas en extension et il les comprend mieux dans leurs spécificités.
On voit maintenant ce qui est peut-être la première raison du glissement théorique qui est en train de se produire. Le concept de rythme, lorsqu’il est redéfini comme rhuthmos, comme « manière de fluer », est bien mieux adapté aux besoins de toutes les sciences qui ont affaire à des objets qui se présentent comme des flux organisés. Que ce soient les flux du discours, ceux de l’écriture, ceux de l’information, que ce soient également les flux qui animent les grandes villes planétaires et les lieux touristiques, ou les réalités corporelles et sociales mouvantes que cherche à comprendre la nouvelle anthropologie modale, ou bien encore le fonctionnement du vivant ou le déroulement des interactions neuronales, à chaque fois les sciences contemporaines doivent résoudre le même type de problème : l’observateur fait face à une réalité dynamique, qui s’écoule en permanence, dont la particularité est de ne pouvoir jamais être fixée dans un forme arrêtée et stable, mais qui n’est pas non plus une réalité totalement liquide, amorphe et sans organisation – il a devant lui une organisation mouvante ou une mutation organisée.
Il n’est donc pas étonnant que des disciplines comme la linguistique du discours, la poétique des discours, les sciences de l’information et de la communication, la sociologie et la géographie urbaines, l’anthropologie, mais aussi la biologie, les neurosciences – et la liste pourrait facilement être allongée – s’orientent, plus ou moins consciemment, mais d’une manière globalement assez nette, vers une redéfinition du concept de rythme qui le rapproche de son sens pré-platonicien de « manière de fluer » ou de « modalité d’un accomplissement ». Cette redéfinition répond tout simplement à un besoin pratique – même si elle n’est pas sans soulever à son tour certains problèmes, comme nous le verrons plus bas.
La seconde raison qui explique l’attrait du concept de rhuthmos relève, je pense, de sa capacité à dissoudre le substantialisme et le dualisme qui ne cessent d’entraver la démarche scientifique, sans sacrifier aux excès des doctrines de la différence et de la dispersion, ni endosser non plus le formalisme caché des approches herméneutiques et néo-dialectiques.
Étudier un phénomène à partir des rythmes au sein desquels il se constitue, c’est exaucer le vœu de Simondon de « partir du milieu », c’est-à-dire de partir de l’activité ou des activités par lesquelles se produisent et se détruisent sans cesse les êtres qui nous semblent faussement exister par eux-mêmes et conserver une identité substantielle. Je me limite ici à l’exemple des sciences de l’homme et de la société mais la situation semble assez proche dans les sciences de la nature [13]. Au lieu de commencer par les individus et les systèmes, comme s’ils existaient déjà a priori et de chercher comment ils peuvent ensuite rentrer en interaction, on étudiera tout d’abord les processus d’individuation-désindividuation singulière et collective, c’est-à-dire les processus de production-destruction simultanés des individus et des systèmes au niveau des corps, du langage et du social. Certes, une telle approche supprime toute garantie éthique et politique conçue sous la forme d’une âme individuelle ou d’une conscience collective, mais, outre que ces formes de garantie sont posées de manière totalement artificielle, ces processus pourront toujours être classés hiérarchiquement suivant le degré de puissance de vie, c’est-à-dire de subjectivation, que chacun d’eux garantit aux singuliers et aux collectifs en question, ainsi que – et ce n’est pas le moins important – l’aspect plus ou moins partageable de cette puissance.
Par ailleurs, en pratiquant une approche rythmique, on exerce un mouvement analogue au niveau du processus de connaissance lui-même. Au lieu de poser la représentation et le représenté, les concepts et les phénomènes, comme s’ils existaient en soi et de chercher ensuite à les faire se recouvrir, de manière plus ou moins laborieuse par une méthode guidant la représentation ou par une logique dialectique de l’Esprit, on part des processus de pensée dans lesquels se produisent et se détruisent sans cesse les connaissances à travers la synthétisation – sous l’égide des activités des corps, du social et surtout du langage – de l’expérience et de la représentation, de l’observation des phénomènes et de l’imagination conceptuelle. Certes, on supprime ce faisant la possibilité d’assurer le vrai par le simple respect méthodique des conditions formelles de la représentation dans l’esprit individuel, ou en présupposant la présence constante de l’Esprit à toutes ses déterminations et sa procession nécessaire vers lui-même à travers la négation de la négation, mais, ici encore, outre que ces conditions relèvent les unes et les autres de conceptions idéalistes, on pourra toujours hiérarchiser ces processus, d’une part, selon la puissance explicative des concepts et des théories que chacun d’eux produit et, de l’autre, selon ce que l’on pourrait appeler, en s’appuyant sur l’étymologie du mot, leur puissance d’ex-plication, c’est-à-dire leur capacité à déplier leurs conséquences et à venir nourrir, bouleverser ou s’imposer aux autres concepts et théories.
L’approche rythmique permet donc, en premier lieu, de surmonter le substantialisme, sous les deux formes de la réification des objets et de l’essentialisation des catégories, qui a marqué les sciences humaines et sociales, mais aussi les sciences de la nature, depuis un bon demi-siècle. En cela, elle est proche des stratégies déconstructrices et différentialistes, dont elle partage les critiques à l’égard de toute forme de déshistoricisation ou de maintien de conceptions métaphysiques dans les sciences. Mais elle s’en distingue, sur un autre plan, assez radicalement, dans la mesure où celles-ci appuient leurs critiques, d’une part sur des conceptions du langage qui, au lieu de le prendre comme activité signifiante et rythmique, le réduisent à la langue et au signe (Gadamer, Derrida 1re période), ou le considèrent comme un simple réceptacle de forces qui lui sont extérieures (Foucault, Deleuze) ; de l’autre, sur des conceptions ontologiques et non pas langagières du temps, qui le représentent comme le Grand Différenciateur ou Disséminateur, le principe indépassable de la dissolution de tout principe et de toute chose (Heidegger). L’une et l’autre de ces raisons expliquent pourquoi ces stratégies – et ce trait s’est encore accentué chez leurs défenseurs actuels – sont souvent déployées de manière si systématique et si abstraite qu’elles finissent par ignorer, voire par cacher, deux faits fondamentaux : d’une part, les entités auxquelles nous avons affaire sont certes en devenir permanent mais elles n’en sont pas moins dotées, à travers les rythmes ou les manières dont est organisé ce devenir, d’une individualité et d’une réalité incontestables ; de l’autre, il est possible, grâce au langage et à son interaction avec les corps et le social, de construire, pour rendre compte de ces rythmes, des concepts et des théories qui ne soient pas nécessairement pris dans un processus d’essentialisation ou, à l’inverse, minés par le jeu différentiel de renvoi des signes les uns aux autres.
Bref, les stratégies de déconstruction et de différentialisation sont utiles pour remettre en question toutes les formes de substantialisation et de déshistoricisation des objets, et pour se défaire d’évidences catégorielles trop bien installées, mais elles sont bien moins efficaces – et parfois même contreproductives – lorsqu’il faut observer et rendre compte de l’individuation et de la subjectivation des entités qui composent le monde. Certaines, totalement dépassées par les mutations en cours, sont désormais devenues à leur insu non seulement de véritables obstacles épistémologiques mais aussi des alliées objectives des puissances dominantes de l’heure et de leurs nouveaux modes de domination par la liquéfaction et le désordre.
L’approche rythmique permet, en second lieu, de surmonter le dualisme, c’est-à-dire à la fois la division des objets et la sémiotisation des catégories, qui maintient depuis un bon demi-siècle les sciences humaines et sociales, mais aussi les sciences de la nature, dans un ensemble de tourniquets instables et sans fin (singulier/collectif, privé/public, individu/système, âme/corps, sujet/objet, signe/référent, etc.). De ce point de vue, elle a aussi quelques points de contact avec les approches herméneutiques – qu’elles soient d’orientation ontologique (Gadamer), pragmatiste (Habermas) ou pragmatique (Ricœur) – et néo-dialectiques – j’entends par ce terme les approches qui réactualisent Hegel (Morin, Macherey) en mettant désormais plus l’accent sur la tenue des contradictions, la Wechselwirkung, que sur leur suppression-dépassement, l’Aufhebung. Mais elle s’en distingue, là encore assez nettement, d’une part, en ce que celles-ci, au lieu de considérer le langage comme une activité signifiante et rythmique, mobilisent des conceptions qui réduisent celui-ci au mieux à une activité narrative (Ricœur) ou à un cadre formel de la rationalité et de l’accord entre les locuteurs (Habermas), au pire à une procession de l’être (Gadamer) ; de l’autre, en ce qu’elles déploient une conception formaliste du temps, là encore sevrée de ses liens avec le langage. Les unes et les autres rappellent en effet, avec justesse, la nature fondamentalement dynamique de la vie humaine, que ce soit sur le plan collectif ou singulier, au cours de laquelle les individus à la fois s’inscrivent et déforment les systèmes dans lesquels ils vivent, et les systèmes simultanément accueillent et assujettissent les individus. De même, elles soulignent la nécessité pour l’observateur de faire alterner la modélisation et l’observation dans une sorte de spirale, qui seule permet leur progrès conjoint. Mais, dans l’un et l’autre cas, ces mouvements ne sont jamais décrits pour eux-mêmes. Ils sont considérés comme des a priori formels de la vie des êtres humains et de la connaissance scientifique toujours identiques et sans signification particulière.
Les stratégies herméneutiques et néo-dialectiques sont donc utiles pour surmonter le dualisme, que ce soit la division des objets ou la conception des catégories sur le modèle du signe, mais elles butent sur des obstacles infranchissables dès qu’il devient nécessaire d’étudier le rôle rythmique du langage dans la production-destruction des individus singuliers et collectifs et de spécifier historiquement les mouvements accomplis au niveau de l’observation et de la pensée elles-mêmes. Le développement de stratégies rythmiques est donc aujourd’hui plus que nécessaire.
Difficultés internes du concept de rythme
Venons-en maintenant aux difficultés que soulève le concept de rythme – je veux dire : au concept de rythme tel que nous commençons seulement à le cerner aujourd’hui. Il y en a certainement plus d’une mais je voudrais évoquer rapidement, sans espoir de la résoudre ici, celle qui me semble la plus pressante parce qu’elle ne cesse d’entraver nos rythmanalyses respectives et qui doit être pour cette raison l’objet de toutes nos attentions.
La principale difficulté soulevée par le concept de rythme apparaît quand nous voulons saisir un rythme dans sa spécificité. Une fois qu’on a posé le primat du dynamique sur le statique, de la temporalité sur la substance (sauf à la comprendre à la manière de Spinoza), on doit en effet affronter un redoutable problème épistémologique et méthodologique : qu’est-ce qui, d’une part, fait qu’un rythme est distinct d’un autre, autrement dit qu’est-ce qui rend chaque rythme spécifique, et qu’est-ce qui, de l’autre, permet de les reconnaître et de les décrire comme tels ? Comment fait-on, concrètement, pour savoir comment ils se distinguent, pour les saisir et en rendre compte ?
Il est impossible bien entendu de répondre ici à ces interrogations, qui appellent à des travaux beaucoup plus larges et approfondis que ceux que l’on peut mener dans un article bilan comme celui-ci, mais on peut au moins essayer d’expliciter ou commencer à déplier les problèmes qu’elles indiquent.
Bergson, qui est l’un de ceux qui ont affronté de la manière la plus radicale l’une et l’autre de ces questions, soutient que la seule solution dont nous disposions pour y répondre serait de nous « transporter » par intuition dans les phénomènes que nous voulons comprendre dans leur durée spécifique : « Nous appelons […] intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. [14] » L’intellection, fait-il remarquer, spatialise, quantifie, analyse et surtout classe les phénomènes qu’elle aborde. Or, par ces opérations, elle dissout leur individualité dans une somme d’éléments privés de temporalité ou, à l’inverse, la fait disparaître dans des regroupements beaucoup trop larges. Seule l’intuition permet d’atteindre les individus dans leur durée propre ou, pour le dire autrement, les durées dans leurs individualités particulières – c’est-à-dire comme rhuthmoi : « Si au lieu de prétendre analyser la durée (c’est-à-dire, au fond, en faire la synthèse avec des concepts), on s’installe d’abord en elle par un effort d’intuition, on a le sentiment d’une certaine tension bien déterminée, dont la détermination même apparaît comme un choix entre une infinité de durées possibles. Dès lors on aperçoit des durées aussi nombreuses qu’on voudra, toutes très différentes les unes des autres, bien que chacune d’elles, réduite en concepts, c’est-à-dire envisagée extérieurement des deux points de vue opposés, se ramène toujours à la même indéfinissable combinaison du multiple et de l’un. [15] »
À vrai dire, Bergson n’exclut pas toute conceptualisation, mais il affirme que celle-ci ne saurait intervenir qu’en appui d’un mouvement d’intuition préalable et qu’elle doit, par ailleurs, s’appuyer sur des dualités de concepts opposés et non pas, comme on le fait ordinairement, sur des concepts unitaires emboîtés hiérarchiquement les uns dans les autres et liés, comme disait Descartes, par des « chaînes de raisons » c’est-à-dire des déductions : « De l’objet, saisi par intuition, on passe sans peine, dans bien des cas, aux deux concepts contraires ; et comme, par là, on voit sortir de la réalité la thèse et l’antithèse, on saisit du même coup comment cette thèse et cette antithèse s’opposent et comment elles se réconcilient. [16] » Pour saisir les durées dans leur spécificité, il faut « fluidifier » les concepts en les dialectisant : « [Notre esprit] peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement. Il faut pour cela qu’il se violente, qu’il renverse le sens de l’opération par laquelle il pense habituellement, qu’il retourne ou plutôt refonde sans cesse ses catégories. Mais il aboutira ainsi à des concepts fluides, capables de suivre la réalité dans toutes ses sinuosités et d’adopter le mouvement même de la vie intérieure des choses. [17] »
Cette solution a longtemps rebuté et rebute encore les chercheurs, qui considèrent l’intuition comme une notion trop subjective, voire mystique, et qui ne voient pas non plus comment manipuler des concepts duels. Mais nous devons prendre garde ici à plusieurs choses : tout d’abord, les propositions bergsoniennes s’opposaient à un état particulier de la pensée scientifique, dominé à la fin du XIXe siècle par le positivisme et le néo-kantisme ; ensuite, cela fait déjà bien longtemps que l’intuition et le transport dans l’objet ont été acclimatées dans les sciences, au moins dans certaines d’entre elles – par exemple dans l’anthropologie et la sociologie de terrain sous la forme de « l’observation participante » ; enfin, dès 1934 Bachelard reconnaissait qu’« il n’y a pas d’idée simple, parce qu’une idée simple […] doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensées et d’expériences [18] », ce qui impliquait de facto de généraliser les dualités conceptuelles et de les considérer comme fondement d’un nouveau type d’explication scientifique. De fait, celles-ci font aujourd’hui partie du bagage le plus commun des nombreux scientifiques qui utilisent les théories de la complexité et Edgar Morin a, à cet égard, des mots très proches de ceux Bachelard : « L’idée la plus simple a besoin conjointement d’une formidable complexité bio-anthropologique et d’une hyper-complexité socio-culturelle. Dire complexité, c’est dire, nous l’avons vu, relation à la fois complémentaire, concurrente, antagoniste, récursive et hologrammatique entre ces instances co-génératrices de la connaissance. [19] »
Bref, les propositions bergsoniennes semblent, pour peu qu’on les historicise comme il convient, des sources de réflexion toujours actives. Si la solution intuitiviste qu’elles esquissent ne peut plus nous convenir entièrement, elles n’en indiquent pas moins des problèmes fondamentaux. En réinterprétant le recours à l’intuition avant tout comme l’expression d’un refus du dualisme – aussi bien empiriste que rationaliste – du sujet et de l’objet, et comme l’envers inséparable d’un refus de ce que l’on pourrait appeler un monisme des catégories, on met au jour son actualité persistante. On donne aussi un point de repère à notre réflexion rythmologique : seront utiles, pour nous, toutes les théories qui cherchent à dépasser à la fois le dualisme de l’observation et le monisme de la conceptualisation.
Résistances externes au concept de rythme
En ce qui concerne, maintenant, les obstacles que rencontre la diffusion du concept de rythme, la plus évidente et la plus palpable au jour le jour tient à la résistance très forte des institutions d’enseignement et de recherche, qui sont encore largement dominées par les paradigmes ou les programmes du passé : structure, système, individu, différence. Beaucoup d’acteurs de la vie intellectuelle, en particulier ceux qui la pilotent aujourd’hui, ont acquis leurs positions durant les années 1970-80 sur des bases qui ne laissaient aucune place à la question rythmique. Celle-ci est, depuis, assez systématiquement ignorée ou bien tenue à distance comme une question pittoresque mais sans signification scientifique.
Il y a là un obstacle générationnel qui pourrait se résoudre par le départ prochain à la retraite de cette génération, mais rien n’est moins sûr. D’une part, parce que ces personnes sont en train de recruter leurs successeurs en veillant jalousement à ce qu’ils ne remettent pas en question les fondements théoriques de leur propre position institutionnelle. De l’autre, parce qu’un nombre élevé des jeunes enseignants et chercheurs à la recherche d’un emploi se plient – souvent, il est vrai, plus par crainte que par conviction – à la spécialisation à outrance qui est aujourd’hui la règle dans ces institutions et qui gêne considérablement le développement des études et de la réflexion sur le rythme. De ce point de vue, on ne peut que donner raison à Edgar Morin lorsqu’il dénonce la recherche contemporaine comme une « école du Deuil » – le Deuil de la connaissance véritable [20].
Cela dit, rien n’est jamais complètement bloqué et l’on voit poindre de-ci de-là une nouvelle constellation de recherches qui paraissent dessiner un autre avenir. Hormis quelques seniors, les chercheurs intéressés par le rythme sont souvent très jeunes et un bon nombre d’entre eux a opté pour des démarches volontairement transdisciplinaires. Ces nouveaux chercheurs forment, plus ou moins consciemment, un groupe certes encore dispersé mais qui partage déjà des préoccupations méthodologiques et des objets. Vient ainsi d’apparaître sous nos yeux une nouvelle « génération-rythme », dont l’avenir n’est malheureusement en rien assuré, tant les difficultés à imposer un renouvellement de la pensée scientifique sont grandes, mais qui, il faut l’espérer, réussira malgré tout à se faire entendre. C’est cette nouvelle génération qui constitue la force principale qui pourra imposer le rythme comme le concept, le modèle et l’objet scientifiques qu’il mérite pleinement d’être.
À cette résistance institutionnelle, il faut ajouter le refoulement et l’oubli scientifique qui en a résulté. Un deuxième type de faiblesse tient en effet, me semble-t-il, à la longue éclipse qui a marqué la réflexion sur le rythme au cours des dernières décennies. L’intérêt extrêmement puissant des sciences et de la philosophie envers cette question, les interactions entre les recherches, le partage des préoccupations et des concepts, que l’on constatait des années 1880 aux années 1940, sont en effet retombés par paliers successifs après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à pratiquement disparaître dans les années 1960 [21].
Les derniers de cette période à mettre les questions rythmiques au cœur de leur travail ont été, d’une part, André Leroi-Gourhan, l’anthropologue, préhistorien et paléontologue, dans son grand livre de 1965, Le Geste et la Parole, dont le second volume s’intitule La Mémoire et les Rythmes, et, d’autre part, Paul Fraisse, le psychologue expérimental, qui a publié une Psychologie du temps en 1967 et une Psychologie du rythme en 1974, ouvrages dans lesquels il développait la notion de « chronopsychologie ». À quoi il faut ajouter, en 1974 également, la publication de L’Anthropologie du geste de Marcel Jousse et, en 1975 et 1978, et de deux volumes de textes datant en fait des années 1930-50.
À partir de la fin des années 1960, on note une raréfaction des recherches qui a duré jusqu’à la fin du siècle et qui n’a toujours pas été aujourd’hui entièrement surmontée. Malgré leur reprise récente, on est encore loin du niveau atteint pendant la première moitié du XXe siècle et nous sortons à peine d’une longue éclipse du rythme.
La principale raison, à mon sens, qui explique ce phénomène tient à ce que de nouveaux modèles épistémologiques, méthodologiques et heuristiques se sont imposés à partir des années 1950, en particulier les paradigmes phénoménologiques, d’un côté, structuraux et systémiques, de l’autre, modèles dont l’émergence a soudain rendu illégitime voire incompréhensible la question du rythme [22].
Aujourd’hui, en dépit de leur affaiblissement voire de leur disparition, cet effacement des recherches de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle pèse encore lourdement sur la réflexion concernant le rythme, qui, coupée de ses racines intellectuelles les plus anciennes, a du mal à prendre conscience non seulement des ressources dont elle dispose, mais aussi de son unité théorique profonde.
Enfin, à la résistance institutionnelle et à l’oubli, il faut ajouter la dispersion et les profondes divisions qui ont marqué les rares résurgences de la recherche rythmique pendant l’éclipse d’une trentaine d’années dont je viens de parler.
On distingue à ce propos deux constellations principales qui se sont repoussées l’une l’autre et dont les différentes stars sont simultanément restées à des distances insurmontables : la constellation d’inspiration critique, que constitue au cours d’un moment très bref – la décennie 1975-85 – les travaux de Foucault, Barthes, Serres, Morin, Deleuze-Guattari et Meschonnic [23], et la constellation, d’inspiration phénoménologique, constituée par les travaux de Maldiney, Garelli et, d’une manière qui le classe à part, à la fois critique et phénoménologique, Lefebvre [24].
Ces deux constellations se sont à la fois profondément divisées et opposées l’une à l’autre, dans la mesure très limitée où elles se sont prêté attention. Aujourd’hui encore, leurs héritiers respectifs restent à des distances prudentes et il est rare qu’ils aient pris connaissance des travaux de leurs collègues. Pourtant, au-delà des polémiques et des conflits de fond, on voit bien a posteriori que tous ces chercheurs partageaient au moins une même situation scientifique – quand ils ne partageaient pas également un certain nombre de présupposés comme le rejet de la définition métrique du rythme [25].
Qu’ils aient auparavant adhéré à la phénoménologie, au marxisme ou encore au structuralisme, tous cherchaient en effet, en réactualisant la problématique rythmique, à se dégager de paradigmes dont il était devenu évident, à la toute fin des années 1960 et au début de la décennie suivante, que les vertus heuristiques et critiques commençaient à s’épuiser.
Chez Maldiney et Garelli, l’intérêt pour le rythme dérivait clairement d’un besoin de rénover le vieux fond husserlien en le croisant avec des apports heideggériens et merleau-pontiens. Il était lié au tournant ontologique et anti-anthropologique de la phénoménologie. Chez Lefebvre, en revanche, il s’agissait de rénover un marxisme sclérosé mais aussi de plus en plus pénétré par des influences structuralistes en lui injectant une méthodologie phénoménologique puis quelques années plus tard une problématique bachelardienne.
Chez Foucault, Barthes, Serre, Morin, Deleuze-Guattari et Meschonnic, l’intérêt pour le rythme découlait d’un désir, devenu commun à cette époque, de sortir du structuralisme – tout en évitant de sacrifier aux paradigmes de l’individu et de la différence, qui allaient bientôt s’imposer à partir des années 1980, parfois même chez certains de ces auteurs. La question qui se posait alors était la suivante : comment comprendre et critiquer un monde qui était en train de se transformer à grande vitesse, ce qui mettait en question les problématiques structurales, sans tomber dans les nouvelles problématiques individualistes, entièrement affines au néo-capitalisme qui était en train d’émerger, mais aussi, me semble-t-il, dans les excès de certaines critiques nietzschéennes et déconstructionnistes survalorisant les thèmes de la dispersion, de la différence et du chaos ?
Pour des raisons multiples – la disparition précoce de certains de leurs protagonistes, mais surtout leur éparpillement théorique et leur absence de communication entre elles –, ces diverses résurgences de la réflexion rythmique n’ont pas réussi à constituer un front et à s’imposer sur la scène scientifique. Du coup ce sont l’individualisme, les pensées déconstructionnistes et le postmodernisme relativiste qui ont finalement réussi à occuper le terrain et le rythme est resté un concept et un objet marginaux, pris en compte par un nombre extrêmement faible de chercheurs.
Ce n’est que vers la fin des années 1990 et surtout au cours des années 2000 qu’il est redevenu un sujet d’intérêt scientifique plus large, ce qui a du coup relancé la réflexion sur les études rythmiques passées. On a commencé à redécouvrir les ressources immenses qui avaient été oubliées, sans toutefois prendre encore véritablement la mesure exacte des apports et des contradictions de ces décennies obscures, ni du reste, comme je l’ai dit plus haut, de celles qui les avaient précédées [26].
Faute d’une réflexion suffisamment approfondie sur ce qui les oppose mais aussi sur leur passé commun et sur leurs rapports critiques originels aux principaux paradigmes de la période qui s’éloigne, ces études souffrent encore d’une trop grande dispersion pour pouvoir apparaître comme un paradigme nouveau.
Dynamiques externes favorables au concept de rythme
J’aimerais terminer cette tentative d’état des lieux en indiquant rapidement un certain nombre de dynamiques externes qui sont favorables à la diffusion du concept de rythme.
La première est simplement « facilitante ». Elle tient à l’involution récente des formes de la pensée scientifique dans les sciences de l’homme et de la société : la plupart des grands modèles formels, méthodologiques, conceptuels, qui y ont dominé la deuxième moitié du XXe siècle, semble en effet avoir en grande partie épuisé sa fécondité, ce qui laisse un espace vide que le rythme pourrait éventuellement occuper.
À partir des années 1970 et surtout 1980, les modèles structuraux et systémiques, fondés respectivement sur la linguistique et la cybernétique, ont été fortement contestés et deux autres modèles ont commencé à s’imposer dans l’espace laissé libre par leur retrait plus ou moins prononcé : d’un côté, le modèle de la « différence », qui se présentait comme un héritier des critiques nietzschéenne et heideggérienne de la métaphysique, mais qui présupposait également un certain nombre de principes d’origine structuraliste ; de l’autre, celui de l’« individu » qui s’est d’abord, dans les années 1980, constitué en opposition ouverte avec le concept de système, mais qui de plus en plus, surtout à partir des années 1990, a été combiné avec lui dans de nouvelles synthèses fondées sur des méthodologies herméneutique, interactionniste ou néo-dialectique. Alors que dans le premier cas, la philosophie de la temporalité venait remplacer la linguistique comme « centre paradigmatique », dans le second c’est l’économie qui se substituait à la cybernétique.
Les avis concernant ce qui reste aujourd’hui de ces quatre paradigmes divergent fortement. Il me semble, pour ma part, qu’aucun d’entre eux ne permet plus de comprendre la réalité du monde néo-capitaliste, à la fois fluide et heurté, dans lequel nous vivons désormais. La coupure historique radicale à travers laquelle nous venons de passer a rendu ces modèles intellectuels obsolètes.
Tout le monde – sauf quelques chercheurs, certes non dénués de pouvoir mais désormais intellectuellement très isolés – est à peu près d’accord pour reconnaître que le paradigme structural s’est effondré depuis longtemps. Je n’y insiste pas.
Les approches systémiques, en revanche, sont loin d’avoir disparu, mais on peut quand même s’interroger sur leur adéquation à un univers qui s’est en grande partie désystématisé depuis au moins trois ou quatre décennies. Alors que le monde tel qu’il était sorti de la Seconde Guerre mondiale était composé de systèmes relativement stables, emboîtés les uns dans les autres – les Nations Unies, les blocs, les zones de libre échange, les États, les entreprises, les familles, les individus eux-mêmes –, les transformations qui se sont succédées au cours de cette période ont remis en question tous ces modes d’organisation. Les blocs ont disparu, l’ONU est plus impuissante que jamais, la production, la consommation et l’information ont été mondialisées grâce à des réseaux de transport, de télécommunication, de tri et de stockage de l’information qui enserrent désormais l’ensemble de la planète. Les États se sont libéralisés, le travail dans les entreprises a été réorganisé en réseaux, la famille traditionnelle a dû accepter des recompositions périodiques et les individus faire montre de nouvelles capacités d’engagement et de dégagement de plus en plus rapides. La profondeur de la mutation a été telle qu’aucune des nouvelles formes de notre vie ne relève plus aujourd’hui de la pensée systémiste – au moins dans sa forme traditionnelle, illustrée dans les sciences sociales par Talcott Parsons.
En ce qui concerne le paradigme individualiste, l’évolution n’est guère différente. Si nos sociétés sont traversées par des forces qui les fragmentent et qui nous individualisent de plus en plus, cela n’implique en rien des capacités d’action et d’expérience accentuées. C’est même plutôt le contraire : nous nous individualisons de plus en plus mais nous sommes de moins en moins aisément sujets. C’est pourquoi, mis à part les économistes de l’école classique et quelques sociologues, peu de personnes soutiennent encore que les individus pourraient être considérés comme les éléments premiers de la réalité à partir desquels il faudrait construire toute science de l’homme ou de la société.
Enfin, globalement les approches fondées sur les philosophies de la différence, que celle-ci soit d’ordre ontologique, sémiotique ou vitaliste, continuent, de leur côté, à connaître un grand succès – au moins sur le plan quantitatif. Mais on peut ici aussi s’interroger sur le degré de pertinence des critiques qu’elles émettent depuis une bonne quinzaine d’années à l’égard du monde contemporain, dont une partie du fonctionnement repose désormais précisément sur la déconstruction des oppositions et des frontières, sur la remise en question des systèmes hiérarchisés et sur la marchandisation des modes de vie alternatifs. On se demande même, dans ces certains cas, si ces approches ne sont pas devenues de simples auxiliaires plus ou moins volontaires de la révolution capitaliste en cours. Ce qui apparaissait critique quand le monde était dominé par des systèmes de classement hiérarchisés, stables et étouffants semble de moins en moins pertinent depuis que le monde est devenu ouvert, mobile et fluide.
Au moins dans les sciences humaines et sociales, mais il y a quelques chances que ceci soit également vrai, nous allons le voir, pour les sciences de la nature, nous avons ainsi un besoin pressant de nouveaux modèles de pensée transversaux, et peut-être, mais cela paraît moins clair, d’un nouveau noyau disciplinaire. Or, mis à part le rythme, on ne voit pas pour le moment d’autres concepts susceptibles de jouer ce rôle. Seul le rythme semble correspondre, par sa nature même, à la nouvelle réalité du monde.
Une seconde dynamique favorable au rythme, cette fois-ci d’une manière « adjuvante », semble liée à l’inventivité conceptuelle et plus généralement théorique des sciences de la nature. Faute de connaissances suffisamment approfondies en ces domaines, je les évoquerai très rapidement, trop rapidement certainement, mais avec l’espoir au moins de faire sentir en quoi la problématique rythmique concerne et est concernée par un immense espace scientifique, qui va des sciences de l’homme et de la société aux sciences de la nature, en passant par la philosophie et les mathématiques.
Comme les sciences de l’homme et de la société, les sciences de la nature ont traversé au cours ces dernières décennies une forte crise paradigmatique, dont certains éléments ressemblent à ceux qui viennent d’être analysés. Mais elles semblent avoir pris un peu d’avance dans sa résolution en produisant un certain nombre de concepts et de modèles tout à fait neufs qu’il nous faut donc absolument intégrer à notre réflexion rythmologique.
Ces sciences connaissaient déjà depuis quelque temps l’incertitude microphysique, le désordre thermodynamique, le caractère aléatoire des mutations génétiques. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, elles ont vu surgir les phénomènes chaotiques, les désordres créateurs, les émergences non déterministes. Les primats de l’analyse et du déterminisme causal, mais aussi les logiques systémiques fermées, ont alors été remis en question au profit de logiques floues, complexes, ouvertes et non déterministes, sans être, du reste, totalement probabilistes. Toute une batterie de nouveaux concepts et de nouvelles logiques est ainsi apparue. Ces nouveaux modèles acceptent la tenue simultanée et dynamique non seulement des contraires, mais aussi de l’unité et de la pluralité, en s’appuyant sur des principes cybernétiques comme les « boucles de rétroaction », systémiques comme l’« interaction généralisée », biologiques comme l’« auto-organisation » et l’« émergence », physiques comme les « changements de phase au sein des systèmes critiques ».
Certes, il manque souvent à ces approches – à l’exception notable de celle d’Edgar Morin qui a très consciemment cherché à jeter un pont entre sciences de la nature et sciences de l’homme et de la société – les dimensions éthique, politique et artistique, mais toutes ces notions permettent de saisir des phénomènes dynamiques, souvent non-linéaires, dans leurs spécificités, tout en les inscrivant dans les systèmes interactifs dans lesquels ils évoluent. Et là aussi, comme au niveau historique, il y a un immense chantier à investir dont on peut espérer beaucoup d’un point de vue rythmologique.
Je terminerai par quelques considérations, encore plus succinctes que les précédentes, sur trois révolutions mathématiques et l’inspiration que la rythmologie pourrait y trouver.
Bergson l’a lui-même fait remarquer, depuis le XVIIe siècle et la découverte du calcul différentiel, les mathématiques, stimulées par les découvertes de la physique, sont sorties du monde discret de l’arithmétique des nombres entiers et rationnels, le monde de la quantité pure, qui servaient de support à la conception métrique du rythme depuis l’Antiquité, pour entrer dans le monde continu des nombres réels puis des nombres complexes, où quantité et qualité ne sont plus opposables. Spinoza, s’appuyant sur les travaux de ses contemporains, conçoit les nombres ou les figures géométriques non plus comme des sommes ou des formes données mais comme les produits d’un développement cinétique. À sa suite, Leibniz et Newton s’intéressent aux relations entre grandeurs finies et quantités infinitésimales, ce qui ouvre la voie à une nouvelle conception du nombre vu comme limite d’une progression, au calcul de la dérivée, lorsque la grandeur est déterminée comme rapport de deux quantités infinitésimales, mais aussi au calcul intégral lorsque la grandeur est considérée comme somme d’un nombre infiniment grand de quantités infiniment petites. Du coup, on passe d’une conception dominée par les nombres rationnels à une nouvelle conception accédant, pour la première fois, à l’ensemble des nombres réels. La succession discrète des nombres rationnels cède la place à une succession numérique continue. Les nombres se comportent désormais comme la nature : natura non facit saltus comme le dit alors Leibniz. Le rhuthmos devient pensable numériquement sans qu’il soit besoin de le réduire au mètre.
D’autres progrès vont suivre qui vont rendre possible de rendre compte mathématiquement de l’organisation du mouvant ou des manières de fluer. Avec les progrès de l’analyse et de la topologie, les mathématiques fournissent, à partir du XIXe siècle, de nombreux instruments qui permettent de décrire des déformations linéaires puis spatiales par transformations continues. Or, un nouveau bond en avant se produit, dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec la théorie des catastrophes de René Thom. La topologie différentielle est désormais capable de construire des modèles dynamiques continus permettant d’engendrer des morphologies données empiriquement ou des ensembles de phénomènes discontinus. Ces idées ont été transposées dans les sciences humaines par Erik Christopher Zeeman, par exemple pour modéliser les comportements des marchés financiers ou certains phénomènes linguistiques. Certes, certaines de ces applications ont été critiquées par René Thom lui-même, mais il semble que l’idée sur laquelle elles étaient fondées pourrait certainement apporter beaucoup à une théorie des manières de fluer et que nous aurions tout intérêt à engager une collaboration avec des spécialistes de ces questions.
Enfin, un autre ensemble d’avancées mathématiques inspirées par la physique et qui concernent la rythmologie au premier chef est apporté par la théorie du chaos. Certains systèmes dynamiques sont extrêmement instables, du fait de leur sensibilité aux plus petites variations de leurs conditions initiales. Or, lorsqu’on les représente, pour mieux comprendre leurs évolutions, dans un espace à N dimensions que l’on appelle « l’espace des phases », on voit ces systèmes orbiter au sein d’un « attracteur » qui donne ainsi à la succession de leurs transformations une forme intermédiaire entre un pur chaos, qui relèverait d’un calcul probabiliste, et un système déterministe, qui relèverait, pour sa part, d’un calcul différentiel classique. L’une des plus célèbres de ces formes mi-fluides mi-organisées est l’« attracteur étrange » de Lorenz, qui montre comment les variables d’un système météorologique évoluent dans le temps, mais il en existe de nombreux autres types. Retenons, pour ce qui nous concerne, qu’il existe des formes d’ordre qui, bien qu’échappant à toute représentation par intégration classique, peuvent être représentées sous la forme de « mesures de probabilités », d’« attracteurs » et de « dimensions fractales ». Là encore, ces innovations ont été mises à profit dans certaines sciences sociales comme la démographie et l’économie [27] et il serait tout à fait utile que la rythmologie s’en empare.
Conclusion
Ces analyses sont certainement encore très incomplètes mais elles éclairent déjà quelque peu les mutations scientifiques en cours, les difficultés qu’elles rencontrent et les perspectives qu’elles dessinent pour l’avenir ; elles esquissent ainsi les contours d’une rythmologie générale.
Nous l’avons vu, les obstacles à la diffusion et à l’élaboration du concept de rythme ne manquent pas et il reste encore beaucoup à faire pour créer des lieux institutionnels dédiés aux études rythmiques, trouver de l’argent et des postes pour les faire fonctionner, récupérer nombre de connaissances et d’idées oubliées, unifier, tant que faire se peut, nos conceptions du rhuthmos, et last but not least nous rendre, théoriquement aussi bien que pratiquement, capables de saisir les rhuthmoi que nous étudions dans toute leur spécificité.
Les deux premiers points sont certainement les plus sombres de ce tableau ; les tâches qu’ils indiquent sont encore entièrement devant nous et l’on se demande parfois quand et comment on arrivera à surmonter l’inertie des institutions et des pouvoirs en place.
En ce qui concerne les trois suivants, la situation est heureusement nettement meilleure et permet de penser qu’en dépit des difficultés qui viennent d’être rappelées le rythme a de grande chance d’être reconnu bientôt comme un concept important sur la scène scientifique.
Tout d’abord, l’enquête historique et théorique ne fait que commencer et il faudra à la fois l’élargir et l’approfondir encore, mais les premiers sondages réalisés sont extrêmement prometteurs. Très nombreux sont les précurseurs desquels la rythmologie commence à tirer son miel : Spinoza et Leibniz au XVIIe siècle [28] ; Diderot [29] puis les romantiques allemands, Goethe, Schiller, Schlegel, Hölderlin [30], au XVIIIe ; Humboldt [31], Nietzsche [32], Mallarmé [33], Durkheim, Simmel, Tarde [34] au XIXe ; Mauss, Granet, Freud, Evans-Pritchard, Mandelstam, Kracauer, Benjamin, Tchakhotine, Klemperer [35], Bergson [36], Whitehead [37], Bachelard [38], au XXe. Et cette liste n’est bien sûr pas exhaustive ni exclusive des auteurs de la deuxième moitié du siècle dernier, trop nombreux pour être cités ici [39]. Du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, on commence à distinguer un entrelacs de lignes de pensée ontologiques, épistémologiques, poétiques, anthropologiques, sociologiques, éthiques et politiques, qui certes n’ont rien eu de direct, ni de continu, ni même de complètement unifié, mais qui ont périodiquement réactualisé et approfondi les mêmes interrogations concernant les concepts d’activité et de manière de fluer. Régulièrement, des philosophes, des artistes, des théoriciens du langage et de l’art, des penseurs de la société et de l’État, des scientifiques divers ont cherché dans le rythme des solutions aux énigmes posées par l’historicité radicale des êtres humains, mais aussi par ce que l’on commence à comprendre comme « l’historicité » propre à la nature elle-même. Depuis au moins trois siècles, le rythme est ainsi impliqué, de manière souvent implicite mais aussi plus souvent qu’on ne le pense très explicitement, dans la réflexion sur le devenir.
Ensuite, le concept de rythme, au moins tel qu’il a été réélaboré ces dernières décennies, peut déjà se prévaloir d’une certaine puissance d’illumination théorique. D’un point de vue purement pratique, il est particulièrement approprié à toutes les sciences qui ont affaire à des objets fluants et pourtant organisés, ce qui semble aujourd’hui être le cas d’un nombre de plus en plus grand d’entre elles. D’un point de vue théorique, le rythme permet aux sciences de l’homme et de la société, mais aussi aux sciences de la nature, de combattre leurs orientations substantialiste et dualiste sans sacrifier aux excès des doctrines de la différence et de la dispersion, ni endosser non plus le formalisme des approches herméneutiques et néo-dialectiques. Comme les modèles différentialistes et déconstructionnistes, les modèles rythmanalytiques rejettent toute substantialisation des entités étudiées et toute essentialisation de catégories utilisées ; de même, à l’instar des modèles qui suivent des logiques néo-dialectiques ou herméneutiques, ils rejettent également toute approche dualiste sur le plan ontologique des objets étudiés comme dans le rapport épistémologique entre le sujet observateur et les objets observés. Comme tous ces modèles, ils les considèrent en premier lieu à partir de leur devenir et voient également la pensée comme un devenir. Mais, alors que les premiers soutiennent une conception sémiotique voire structurale du langage et une conception ontologique du temps, qui les fait tomber dans une absolutisation de la différence ou de la dispersion, pas moins unilatérale que celle de la substance et de l’essence qu’elle voudrait combattre, alors que les seconds défendent une approche au mieux narrativiste et pragmatique du langage et une conception du temps qui reste, en dépit de ce qu’elle dit d’elle-même, toujours marquée par un certain formalisme, les rythmanalyses permettent de spécifier et d’historiciser entièrement l’approche du devenir. Dans la mesure où elles s’adossent à une conception du langage et du temps qui donne le primat au premier sans réduire pour autant l’importance du second, elles permettent d’éviter la dispersion et le formalisme tout rendant possible de tenir à la fois la généralité du rhuthmos et, pour parler comme Bergson, la multiplicité des durées, c’est-à-dire des rhuthmoi.
Enfin, le concept de rythme peut compter pour s’étendre et se développer sur deux dynamiques externes contemporaines qui lui sont également tout à fait favorables. La première résulte de l’affaissement marqué des grands paradigmes qui ont irrigué les sciences de l’homme, mais aussi pour certains les sciences de la nature, au cours de ces dernières décennies – la structure, le système, l’individu et la différence. Un espace est ainsi libéré et le rythme pourrait en profiter. La seconde tient à la vigueur du courant d’innovation théorique propre aux sciences de la nature et aux mathématiques, qui semblent ouvrir des voies nouvelles, dont la rythmologie peut et doit également s’inspirer. Il s’agit, de ce côté, de toutes les théories de la complexité, des avancées de la topologie différentielle et de la théorie du chaos.