Rythme, plaisir de l’écoute et conversion chez Augustin

Marie Formarier
Article publié le 15 janvier 2013
Pour citer cet article : Marie Formarier , « Rythme, plaisir de l’écoute et conversion chez Augustin  », Rhuthmos, 15 janvier 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article715

Résumé : La prédication d’Augustin est l’héritière de l’éloquence classique ; mais elle inaugure aussi de nouvelles méthodes de communication. Suivant les principes cicéroniens, Augustin est particulièrement conscient de la force persuasive des rythmes, des intonations et des gestes. Selon la doctrine classique, lorsque ceux-ci sont appropriés, l’orateur est en mesure de fléchir les croyances et les émotions de l’auditoire, lettré ou illettré. Néanmoins, l’intentionnalité propre au sermon augustinien, qui a pour objectif à la fois de convertir et de prescrire par le biais d’une leçon salutaire, mais aussi le contexte linguistique et culturel de l’Afrique tardive, modifient profondément les paradigmes de la musicalité oratoire, notamment rythmiques. Dès lors, comment Augustin parvient-il à concilier les exigences esthétiques de l’art oratoire, en particulier l’usage du numerus, et la nécessité d’émettre un discours compréhensible par tous ? Dans quelle mesure les choix rythmiques dans les sermons d’Augustin illustrent-ils ce mouvement dialectique qui entrelace tradition et mouvement ?

 Introduction

Augustin est sans doute l’une des figures qui a marqué le plus la prédication chrétienne tardive et médiévale [1]. Véritable chaînon entre Antiquité et Moyen-Âge, il a inauguré un nouveau mode de communication, soucieux de ce que l’on appelle aujourd’hui la « pragmatique » du discours. Cette conscience extraordinaire de la nécessité d’adapter son énoncé et son énonciation au profil socio-culturel de l’auditoire est ancrée dans une connaissance approfondie des techniques relevant à la fois du discours et du chant. Augustin est en effet l’auteur de traités relevant de la prédication (notamment le livre IV du De Doctrina Christiana) et de la musique (le De Musica qui n’est pas, comme on le lit parfois, un traité de métrique). On ne s’étonne pas, dès lors, que l’approche augustinienne du rythme soit nourrie de concepts oratoires et musicaux ; c’est justement ce choix épistémologique et spirituel qui m’intéresse ici : quelle fonction le rythme, conçu comme un outil musical et oratoire, tient-il dans la sémiotique augustinienne ?


De fait, pour Augustin, les signes produits par la voix et les gestes (signa), autrement dit, les systèmes sémiotiques incluant les signes linguistiques et corporels, révèlent une réalité qui existe par elle-même, la seule à ne pas être signe : Dieu [2]. « Le signe est une chose qui nous fait penser à quelque chose au-delà de l’impression que la chose même fait sur nos sens » [3]. Ces signes sont imparfaits car ils se déroulent nécessairement suivant la ligne du temps, alors que l’esprit peut concevoir la réalité de façon immédiate, par l’inspiration et la fulgurance. D’autre part, ces signes sont relatifs puisqu’ils sont dépendants des systèmes linguistiques et culturels ; Augustin donne l’exemple des noms qui désignent Dieu en grec, en latin et en punique. Chacun de ces noms est différent ; pourtant, la réalité est la même :

Tout ce que je comprends, je veux que mon auditeur le comprenne, et je sens que je ne parle pas de façon à réussir. Cela tient surtout à ce que l’intuition inonde l’esprit comme d’une fulguration soudaine, alors que l’élocution est longue, lente et fort différente. Et, tandis que celle-ci se déroule, celle-là s’est déjà cachée dans sa retraite. Toutefois, l’intuition grave dans la mémoire, de façon étonnante, certaines empreintes qui subsistent au cours des brèves émissions des syllabes ; et ce sont ces empreintes qui nous servent à façonner les signes sonores qui forment ce que nous appelons une langue, latine, grecque, hébraïque ou autre — que ces signes soient seulement pensés ou qu’ils soient aussi proférés oralement. [4]

On le voit, la sémiotique augustinienne est systématiquement associée aux problèmes posés par la communication et la pragmatique. Augustin distingue donc les empreintes (uestigia) laissées par le Verbe prélinguistique, et les signes (signa) intentionnels [5] qui expriment ce Verbe. Les signes sont imparfaits, mais nécessaires pour la diffusion du Verbe divin [6]. Ainsi, dans le cadre particulier de la parole chrétienne (sermon ou chant), cette sémiotique suppose que Dieu peut se révéler dans le discours selon deux modalités distinctes : l’inspiration, y compris à l’insu du locuteur, et les techniques oratoires ou musicales, apprises par ce même locuteur [7].

 La définition augustinienne du rythme

L’idée principale qui surplombe la théorie augustinienne du rythme musical est issue de la théorie néoplatonicienne : la musique humaine est un reflet imparfait de la musique divine [8]. Cette idée est aisément transférée dans la culture chrétienne, notamment par Origène dans le Traité des Principes. Dieu organise et synthétise la diversité de la matière [9]. Chez Augustin, en particulier dans le De Musica, la création divine peut se définir comme l’application de nombres à la matière ; en résultent les proportions et la beauté du monde. Par conséquent, le nombre se dote d’une dimension sacrée, puisqu’il est à la fois un principe à l’origine de la vie et partie prenante de cette vie. Suivant cette perspective, le rythme se révèle comme une modalité spécifique de l’interaction entre le nombre et l’être. De la même façon qu’un musicien prévoit ce qu’il va interpréter, en particulier les intervalles mélodiques et duratifs qu’il va employer, Dieu, pour Augustin, dispose selon sa volonté les êtres et les choses du monde à la fois dans l’espace et dans le temps [10]. Cette disposition s’opère selon le respect des rapports arithmétiques, identifié par Augustin comme l’eurythmie (numerositas) [11].


C’est dans ce cadre qu’Augustin établit une hiérarchie des différents rythmes, selon le paramètre de la temporalité [12]. Les rythmes immuables et éternels émanent de Dieu, tandis que les rythmes humains n’ont d’existence qu’au moment où l’homme les produit et les perçoit [13]. Les rythmes humains sont éphémères, semblables à la trace laissée par une pierre jetée dans l’eau, qui apparaît brièvement pour disparaître à jamais [14]. À l’inverse, les rythmes divins sont éternels, comme celui qui les produit, et peuvent exister indépendamment des sens humains : ils sont là, même quand personne ne les entend [15]. Augustin mentionne néanmoins une catégorie intermédiaire de rythmes : les rythmes spéculatifs (numeri iudicales) [16]. Ceux-ci prennent leur source dans l’âme ; ainsi, même humains, ils sont éternels [17]. Ils ne dépendent pas des sens, mais de la raison : par une opération intellectuelle qui tend à détacher l’homme de la matière et à réduire la diversité à l’unité, la raison produit ces rythmes spéculatifs. Or, pour Augustin, le véritable but poursuivi par l’apprentissage de la musique, dont on suit le cheminement à travers le De Musica, est la faculté d’appréhender ces rythmes spéculatifs, préambule à la contemplation des rythmes proprement divins [18].


Une fois cette hiérarchie posée, Augustin reprend à son compte des théories rythmiques antiques. Comme Cicéron et Quintilien [19], il distingue notamment le rythme du mètre au début du livre III du De Musica :

D : Tu as dit que la différence entre le rythme et le mètre était que dans le rythme, l’assemblage de pieds n’a pas de fin déterminée, alors qu’il en a une dans le mètre. Ainsi, cet assemblage de pieds dont tu parles est appréhendé comme tenant du rythme et du mètre. Néanmoins, dans le premier il est infini, dans le second fini. [20]

Le rythme fournit donc la base sur laquelle peut venir se greffer le mètre chanté ou joué. Augustin prend l’exemple des percussionnistes, joueurs de scabellum et de cymbales, qui donnent une battue régulière dont la fin n’est pas déterminée ; la mélodie jouée par les tibiae est donc nécessaire pour dessiner les contours et poser une fin [21]. On comprend dès lors la fameuse formule : « Tout mètre est un rythme mais tout rythme n’est pas un mètre » [22]. Le mètre est un rythme contraint, soumis à des schémas fixes et délimités. Le rythme peut, en revanche, se dérouler à l’infini, en toute liberté. Augustin relève une autre différence fondamentale entre rythme et mètre. Il spécifie que le rythme est fondé sur les temps, le mètre sur les syllabes. Dès l’origine, cette distinction avait pour vocation de séparer nettement la rythmique de la métrique ; cet antagonisme prend une signification particulière à l’époque d’Augustin, qui connaît des évolutions linguistiques déterminantes dans le passage du latin classique au latin tardif. Comme je l’ai montré ailleurs [23], les Africains perdent progressivement la faculté de déterminer si telle ou telle syllabe doit être longue ou brève en fonction des règles classiques ; ce qui ne signifie pas qu’ils sont incapables de faire la différence entre une syllabe longue et une syllabe brève, comme on a pu le lire [24]. Ce contexte linguistique en mutation permet d’éclairer la distinction opérée par Augustin entre rythmique et métrique, entre musicien et grammairien :

Si là où il faut deux longues, tu places un mot dont tu prononces la première brève comme une longue, alors la musique ne s’irritera en rien du tout. Car les temps exécutés par la voix parviennent aux oreilles selon les exigences du rythme. Le grammairien au contraire demandera que cela soit corrigé, et voudra que tu places un mot dont la première syllabe est nécessairement allongée, en fonction de l’autorité des Anciens, comme on dit, dont le grammairien garde les écrits. [25]

Le Maître explique la différence entre rythme et mètre en prenant un exemple concret : le musicien (musicus), spécialiste de la théorie des rythmes et des modes, et le grammairien (grammaticus), gardien de l’autorité des classiques, adoptent deux positionnements contradictoires face au problème relevé dans ce passage. Pour le grammairien, la priorité est la correction des quantités et le respect des schémas métriques classiques ; pour le musicien, il s’agit avant tout de respecter la mesure musicale, déterminée par le nombre de temps. Le Maître fait une expérience comparable avec le Disciple. Il récite plusieurs fois le premier vers de l’Énéide en modifiant la fin :

M. Voici à présent ma question : le son des vers te transporte-t-il parfois et son écoute te procure-t-elle alors du plaisir ?

D. Oui, très souvent, à tel point que je ne saurais écouter un vers sans être charmé.

M. Si, dans un vers dont l’écoute te charme, on allonge ou bien on abrège des syllabes là où le système de ce même vers ne le réclame pas, peux-tu être charmé de la même façon ?

D. Non, je ne peux écouter ce vers sans être choqué.

M. Donc, sans aucun doute, dans le son dont tu dis qu’il te charme, c’est une certaine mesure des rythmes qui te charme ; si elle est rompue, ce charme ne peut atteindre tes oreilles.

D. Oui.

M. Maintenant, dis-moi quel son ce vers procure et ce qui diffère lorsque je dis Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris et qui primis ab oris.

D. Pour moi, l’un et l’autre sonnent, puisqu’ils respectent cette mesure.

M. En fait, cela est dû à ma prononciation, à une erreur que les grammatici appellent « barbarisme » : primus est constitué d’une longue et d’une brève, alors que dans primis, les deux syllabes doivent être allongées. Mais comme j’ai abrégé la dernière, tes oreilles n’ont eu à tolérer aucune infraction rythmique. [26]

Ainsi, bien qu’il ait reçu l’enseignement du grammaticus, le Disciple perçoit les vers de manière intuitive. Dans le premier vers de l’Énéide, il n’est certes pas capable de déterminer si telle ou telle syllabe doit être longue ou brève selon les normes de la langue classique, mais il évalue les quantités de l’hexamètre en fonction du nombre de temps que chaque mesure doit comprendre :


1) ārmă uĭ/rūmquĕ că/nō Trō/iāe quī / prīmŭs ăb / ōris

2) ārmă uĭ/rūmquĕ că/nō Trō/iāe quī / prīmĭs ăb / ōris

3) ārmă uĭ/rūmquĕ că/nō Trō/iāe quī / prīmīs ăb / ōris


L’adjectif primus suivi de la préposition ab constitue l’avant-dernière mesure de l’hexamètre (configuration 1). Le Maître remplace prīmŭs par prīmĭs (configuration 2) en opérant un barbarisme : la syllabe -is doit normalement être longue. Mais comme la structure rythmique est maintenue, le Disciple considère que ce vers « sonne » comme l’original. En revanche, si le Maître rétablit la bonne quantité prīmīs (configuration 3), le Disciple perçoit ce vers comme défectueux.


Cette expérience permet au lecteur du De Musica d’identifier les processus cognitifs et émotionnels qui déterminent, chez un auditeur lambda, la perception du rythme. Le paramètre essentiel n’est plus, comme dans l’Antiquité, la théorie linguistique qui définit les quantités syllabiques, mais la perception intuitive de la mesure et le plaisir qui découle du respect de cette mesure.

 Le plaisir de l’écoute

Le plaisir de l’écoute est le fondement de l’enseignement du Maître dans le De Musica. Comme on vient de le voir dans l’exemple du premier vers de l’Enéide, les connaissances acquises chez le grammaticus et l’évaluation des quantités ne sont pas du tout associées dans la perception musicale du Disciple. Celui-ci peut repérer les différentes durées syllabiques dans la conversation, mais ne peut pas les évaluer selon les normes classiques. Dans la parole versifiée, qu’elle soit chant ou psalmodie, le respect de la mesure lui permet de les repérer, mais également de les évaluer. À mon sens, Augustin considère que les rythmes du discours sont perçus sans qu’aucun jugement axiologique ou esthétique ne puisse être formulé, alors que les rythmes musicaux (dans la parole versifiée) sont jugés d’après le sens naturel de la mesure, dont chaque homme, instruit ou non, est doté. De fait, le respect de la mesure satisfait l’oreille, et c’est ce plaisir auditif qui génère le jugement. Ce plaisir de l’écoute est donc fondé sur une perception intuitive, celle précisément de la multitudo africaine :

M : D’où vient-il, à ton avis, que la foule sans instruction siffle souvent un joueur de flûte lorsqu’il joue des notes farfelues ? qu’au contraire elle applaudit un bon chanteur, et que plus le chant est suave, plus sa réaction est forte et pleine de ferveur ? Faut-il vraiment croire que la foule agit ainsi du fait de sa connaissance de la musique ?

D : Non.

M : Alors ?

D : À mon avis, c’est la nature qui en est la cause ; elle donne à tous le sens de l’ouïe, qui permet de juger ces choses.

M : Tu as raison. [27]

La perception intuitive est le fait d’auditeurs qui ne connaissent pas les principes musicaux et qui n’ont pas bénéficié de l’enseignement du musicus. Le jugement qui en résulte (iudicare) n’est donc pas déterminé par des processus cognitifs et une connaissance de l’art musical (ars musica), mais par la nature (natura). Celle-ci donne à tous les hommes la faculté d’apprécier une musique respectueuse des principes harmoniques et rythmiques en fonction du plaisir éprouvé ou non à l’écoute. Plus le plaisir est grand, meilleur est le jugement, exprimé à travers les cris et les applaudissements. Le Maître désapprouve cette perception parce qu’elle n’est pas fondée sur la raison, ce qui lui confère un caractère versatile. À la perception intuitive de la foule il oppose la perception savante du connaisseur ; celle-ci repose sur une reconnaissance intellectuelle des principes harmoniques et rythmiques, c’est-à-dire des proportions résultant de l’application du nombre à la matière. On comprend aisément que c’est grâce à l’apprentissage de ces principes que la perception musicale peut véritablement fournir un préambule à la sagesse chrétienne [28].


Le plaisir de l’écoute est donc le dénominateur commun de la perception intuitive et de la perception savante. Dans le premier cas, il est immédiat ; dans le second, il est le résultat d’une compréhension éclairée des rapports proportionnels mis en œuvre dans la musique à travers l’harmonie et le rythme, autrement dit, de la beauté mathématique matérialisée à travers les sons de la voix et de l’instrument, à travers également les gestes qui accompagnent la performance. Or, comme le démontre le dialogue entre le Maître et le Disciple dans le De Musica, le plaisir de l’écoute (y compris d’un mètre virgilien) est bien gouverné par le respect de la mesure musicale et non la connaissance des règles linguistiques de la langue classique. La prise en considération de cette réalité par Augustin dans sa propre prédication détermine, me semble-t-il, bien des innovations en matière de communication : la perception du rythme est dépendante du profil linguistique de l’auditeur, généralement incapable de déterminer quelle syllabe doit être longue ou brève, mais capable, en revanche, d’apprécier les contrastes duratifs. Par conséquent, pour que la sémiotique augustinienne puisse fonctionner, autrement dit, pour que le discours puisse révéler pleinement la réalité de Dieu à travers les signes discursifs et gestuels, le prédicateur doit avoir une idée précise des conditions socio-culturelles qui déterminent la perception du rythme, afin de convertir son auditoire.

 Rythme et conversion dans le sermon

Comme l’a montré M. Banniard [29], Augustin considère qu’une communication réussie repose moins sur la correction grammaticale que sur l’adaptation du discours au profil linguistique de l’auditoire. Le prédicateur doit rechercher « le contact avec son public en retrouvant les formes spontanées de l’expression et en adaptant sa propre articulation, en des cas extrêmes, à l’usage commun tel que l’a alors établi l’évolution de la langue parlée » [30]. Le parti-pris d’Augustin en faveur d’une communication efficace s’appuie donc sur la simplicité du lexique et des tournures syntaxiques, mais pas seulement. Le paramètre du plaisir procuré par l’écoute du rythme est également déterminant. Ce souci apporté au numerus n’est pas en soi une innovation augustinienne. Ce qui est nouveau, c’est la volonté de rendre ce rythme accessible à tous, en donnant la possibilité d’opérer une double lecture, en coïncidence avec les deux types de perception relevés.


Dans le livre IV de son De Doctrina Christiana, consacré à la prédication, Augustin se refuse explicitement à exposer les principes oratoires classiques, considérant que cet apprentissage est déjà acquis — il renvoie pour cela aux traités cicéroniens. Néanmoins, lorsqu’il s’agit d’exposer les enjeux pragmatiques et psychagogiques du rythme oratoire, il cite ouvertement Cicéron [31] :

Un orateur a donc dit — et c’était la vérité — que l’orateur devait parler « en sorte d’instruire, de charmer et de fléchir ». Ensuite, il a ajouté qu’ « enseigner est une nécessité, charmer, un plaisir, fléchir, une victoire ». De ces trois objectifs, le premier, à savoir la nécessité d’enseigner, repose sur ce que nous disons ; les deux autres, sur la manière dont nous le disons. [32]

Augustin relève les fameux objectifs définis par Cicéron (quidam eloquens !) [33] et insiste sur le premier (enseigner docere) : il s’agit bien pour le prédicateur de diffuser la doctrine (doctrina) chrétienne. Mais pour que cette diffusion soit réellement efficace, pour que le discours apporte l’évidence de la révélation, il faut que l’acte de communication repose sur des procédés qui ne font pas seulement appel, par une argumentation solide, aux compétences cognitives, mais aussi aux émotions. Provoquer l’admiration, la peur, la pitié grâce au choix des mots, des sonorités et des rythmes permet à la fois de charmer (delectare) et de fléchir (flectere). Ainsi, le rythme oratoire, essentiel dans cet acte de communication, participe pleinement de la persuasion.


Un trait essentiel et nouveau de la rhétorique chrétienne réside donc dans l’équilibre, difficile à conserver, entre un style simple, destiné à rendre le raisonnement compréhensible par tous, et ce soin apporté au modus dicendi. Ce qui permet au prédicateur de faire ce grand écart est le soin constant qu’il doit apporter à son auditoire silencieux :

Lorsque tous se taisent pour écouter un seul, et que les visages se tournent vers celui-ci, alors demander ce que l’on n’a pas compris est à la fois inhabituel et inconvenant ; pour cette raison, la priorité pour celui qui parle est de se préoccuper de celui qui se tait. [34]

Or, le rythme, perçu de façon intuitive ou savante, est capable de toucher n’importe quel auditeur. Il réduit ainsi l’écart qui peut se créer entre le prédicateur et son public, en rendant accessible un raisonnement parfois ardu. Il établit une courroie de transmission entre le locuteur et l’auditeur, mais aussi entre les auditeurs eux-mêmes, unis autant par le plaisir de l’écoute que par les mêmes croyances.


Ce plaisir, commun aux illettrés et aux érudits, est principalement fondé, me semble-t-il, sur deux procédés rythmiques. Tout d’abord, la segmentation de l’énoncé en unités croissantes (incises, membres et périodes), souvent clôturées par des cadences. Cette segmentation est le fondement même du rythme oratoire classique tel qu’il était pratiqué par Cicéron : elle dessine les contours de l’énoncé et donne la possibilité à n’importe quel auditeur, érudit ou non, d’établir des correspondances entre intervalles duratifs et d’émettre un jugement esthétique sur le numerus  :

De plus l’auditeur averti reconnaît que ces incises, que les Grecs appellent commata, ces membres de phrases, ces périodes dont j’ai parlé un peu plus haut, du fait qu’ils sont distribués avec une variété extrêmement harmonieuse, ont donné au discours toute cette belle configuration, et pour ainsi dire son visage qui charme et fléchit aussi les ignorants. [35]

Du point de vue sémantique, Augustin s’inscrit ouvertement dans la tradition classique (caesa, membra, circuitus). Toutefois, la segmentation rythmique est ici appréhendée dans son cadre pragmatique, en fonction de la distinction entre perception intuitive et perception savante. L’auditeur érudit est capable de reconnaître ce procédé et d’identifier notamment les cadences (agnosco) ; tout auditeur, en revanche, peut être charmé (delectare) et fléchi (flectere) par les proportions numériques appliquées aux mots. Le rythme permet donc de reproduire, certes imparfaitement, l’application divine du nombre à la matière et de désigner, par une eurythmie (numerositas) à la portée de tous, le référent divin des signes discursifs et gestuels.


Le second procédé rythmique que j’ai relevé est la « polyphonie énonciative » [36]. Pour reprendre les termes de P. P. Haillet :

L’unité qui se trouve au centre de cette démarche est l’énoncé, en tant que représentation d’au moins un point de vue sur l’objet construit par le discours ; l’attention se focalise donc sur la manière dont les points de vue sont représentés et agencés, ainsi que sur le lien entre la nature de tels ou tel type de représentations discursives et les fonctions qu’elles s’avèrent aptes à remplir. [37]

Si l’on considère que le discours élabore un monde fictionnel (en rapport, néanmoins, avec la situation réelle de communication), mettant en présence une instance énonciative et un lecteur / auditeur modèle, on peut admettre que le locuteur « je » revêt un « masque d’autorité », pour reprendre l’expression de C. Calame :

Reportées sur l’énoncé de l’énonciation, les potentialités fictionnelles de la construction langagière permettent de donner à l’instance d’énonciation une substance sémantique et un profil énonciatif ; elles en font le masque de l’auteur biographique et de la fonction-auteur tout en assurant son autorité discursive. [38]

Augustin semble néanmoins assumer pleinement son rôle de prédicateur au sens où lui-même l’entend dans le De Doctrina Christiana : celui qui enseigne la doctrine chrétienne, mais qui n’hésitera pas, pour ce faire, à user des outils oratoires pour charmer et fléchir son auditoire. Où est le masque ? En réalité, ce sont ces « potentialités fictionnelles » qui vont permettre à cette identité socialement admise de se complexifier. S’il est clair qu’Augustin est le locuteur « je », l’identité de l’énonciateur est parfois brouillée : Augustin-prédicateur est locuteur, mais est-il à l’origine de l’énoncé ? C’est ici qu’intervient la notion de polyphonie énonciative. Je la considère comme un procédé rythmique car elle impose une organisation de l’énoncé fondée sur les répétitions, les parallélismes, mais aussi sur le discontinu et la rupture, bref, sur un rythme. Les sermons d’Augustin en sont une belle illustration (mais ce ne sont pas les seuls dans l’Antiquité tardive puis au Moyen-Âge) : cette polyphonie énonciative se manifeste plus particulièrement par l’alternance d’énoncés discursifs grâce auxquels le locuteur exerce le pouvoir de sa propre parole sur son auditoire, et de citations bibliques qui portent en elles l’autorité des Écritures. Même si l’on peut difficilement les mesurer précisément, les conséquences de la polyphonie énonciative dans la performance homilétique sont indéniables. Cette alternance d’énoncés suppose en effet une alternance dans les intonations, le débit et bien sûr les rythmes. Comme le souligne G. Madec :

Augustin a été rhéteur, il est un spécialiste du discours, un orateur hors pair, sensible au rythme, à la musique des mots et des phrases. C’est un prêcheur. Sa réflexion sur le temps est constamment ponctuée par les exemples du discours, du poème, du vers ou de la simple syllabe ; ce qui implique la modulation de la voix et pas seulement le parcours des yeux. [39]

Si ces deux procédés que sont la segmentation rythmique et la polyphonie énonciative font appel à la musicalité comprise comme l’emploi, dans le cadre de la parole persuasive, des intonations vocales et des rythmes, ils ne sont pas tout à fait placés sur le même plan du point de vue de la pragmatique oratoire. La segmentation rythmique est explicitement associée au charme (delectare), la polyphonie énonciative semble plutôt relever de l’inventio et de la dispositio, c’est-à-dire du choix et d’organisation des arguments dans le discours, fondement de l’enseignement (docere). Un exemple tiré des Sermons de Mayence édités par F. Dolbeau, va permettre de mesurer les effets cognitifs et émotionnels de ces deux procédés dans la persuasion et la conversion. Augustin s’emploie ici à expliquer la distinction entre vox et verbum, entreprise qui est loin d’être aisée puisqu’il s’adresse à un public illettré. Le rythme a donc pour principal objectif ici de rendre le raisonnement accessible à tous :

Venit uox ante uerbum. Quomodo uox ante uerbum ? De Christo quid dicitur ? « In principio erat uerbum, et uerbum erat apud Deum, et Deus erat uerbum ; hoc erat in principio apud Deum ». Sed ut ueniret ad nos uerbum, « uerbum caro factum est », ut habitaret in nobis. Ergo quia Christus uerbum, audiuimus ; quia uox Iohannes, audiamus. Dum diceretur illi : « Tu quis es ? » respondit : « Ego sum uox clamantis in eremo ». Paululum ergo, carissimi, paululum, quantum dat dominus, de uoce et uerbo tractemus. Christus uerbum est, uerbum quod non sonat et transit ; nam quod sonat et transit uox est, non uerbum. Verbum ergo Dei, per quod facta sunt omnia, dominus noster Iesus Christus est ; « uox clamantis in eremo » Iohannes est. Quid est primus ? uox an uerbum ? Videamus quid est uerbum et quid est uox, et ibi uidemus quid sit prius. [40]

Le début de l’extrait pose le paradoxe qui va susciter le développement conceptuel qui suit ; l’assertion Venit uox ante uerbum constitue un premier segment ; elle est posée comme une évidence grâce à la cadence uox ante uerbum qui concilie les données quantitatives, puisqu’elle forme un ditrochée (āntĕ uērbum), et les données accentuelles en formant un cursus planus (uóx ante uérbum) : la Voix précède le Verbe. Cette cadence est répétée dans le segment suivant, dans un énoncé interrogatif, cette fois-ci, qui met en doute cette assertion initiale. Ce renversement est entériné par la citation biblique issue de l’évangile de Jean « In principio erat uerbum, et uerbum erat apud Deum, et Deus erat uerbum ; hoc erat in principio apud Deum » ; c’est bien le Verbe qui est premier. Ce paradoxe posé, Augustin aborde l’incarnation du Verbe, en poursuivant le fil de la citation biblique : Sed / ut ueniret ad nos uerbum, /« uerbum caro factum est », / ut habitaret in nobis. La citation biblique est encastrée, comme un joyau, par deux segments introduits par ut + verbe (ut ueniret... ut habitaret) et clôturés par des cadences : dispondée (ād nōs uērbum) et cursus velox (-níret ad nos uérbum) ; crétique + trochée (-tārĕt īn nōbis) et cursus planus (-táret in nóbis). En réalité, Augustin avance dans sa démonstration, tout en suivant le texte biblique : l’incarnation du Verbe par le Christ et de la Voix par Jean-Baptiste va permettre au raisonnement de prendre un caractère plus concret et plus accessible : Ergo / quia Christus uerbum, / audiuimus ; / quia uox Iohannes, / audiamus. Ici encore, la segmentation a des contours très marqués (quia... audiuimus ; quia... audiamus) et permet d’établir d’une part les liaisons symboliques [41] entre concept et personne (Christus symbole du uerbum  ; Iohannes symbole de la uox), d’autre part l’opposition de chacun des termes (Christus / Iohannes ; uerbum / uox), matérialisée dans l’énoncé par le chiasme. Cette personnification des concepts clefs, fondée sur l’autorité biblique, trouve son accomplissement dans la petite mise en scène dialoguée qui suit : Dum diceretur illi : « Tu quis es ? » respondit : « Ego sum uox clamantis in eremo ». Augustin revient ensuite au problème initial, en interpellant son auditoire : Paululum ergo, / carissimi, / paululum, / quantum dat dominus, / de uoce et uerbo tractemus. Le paradoxe initial est désormais parfaitement clair : il s’explique par la contradiction de deux systèmes hiérarchiques : la liaison de coexistence [42] entre uerbum et uox, fondée sur l’antériorité et la supériorité du premier sur la seconde (qui est l’une des manifestations du premier), semble incompatible avec la liaison symbolique entre le Christ et le Verbe d’une part, entre Jean-Baptiste et la Voix d’autre part, puisque la naissance de Jean-Baptiste est antérieure à celle du Christ. Tout l’enjeu de l’argumentation est donc de faire adhérer l’auditoire à un système philosophique complexe, dans lequel l’antériorité selon la temporalité humaine ne suppose pas toujours la supériorité de ce qui est antérieur sur ce qui est postérieur. Ensuite, la rupture de ton introduite par la répétition de paululum et l’apostrophe carissimi, soutenue par l’abrègement des segments, permet de raviver l’attention sur le rapport problématique entre uox et uerbum (dispondée : -bō trāctēmus ; cursus planus : uérbo tractémus). Les termes de l’incarnation sont ensuite intégrés comme des faits dans l’argumentation : Christus uerbum est, / uerbum quod non sonat et transit ; / nam quod sonat et transit uox est, / non uerbum. Verbum ergo Dei, per quod facta sunt omnia, dominus noster Iesus Christus est ; « uox clamantis in eremo » Iohannes est. La progression de cette argumentation est assurée par la première phrase, solidement charpentée ; l’opposition entre les deux concepts est encore figurée par un chiasme ; l’apport argumentatif (la sensorialité de la Voix et du Verbe) est circonscrit dans les deux relatives antithétiques quod non sonat et transit / quod sonat et transit (dispondée : -nāt ēt trānsit ; cursus planus : sónat et tránsit). Enfin, Augustin semble à nouveau revenir à la première étape : Quid est primus ? uox an uerbum ? Videamus quid est uerbum / et quid est uox, / et ibi uidemus quid sit prius. La question de l’antériorité (et son rapport à la supériorité) est à nouveau posée, suivie du plan que le prédicateur compte suivre avec son auditoire.


Ainsi, la segmentation rythmique, rendue perceptible par les marqueurs syntaxiques et les cadences rythmiques, qui allient les données quantitatives et accentuelles, permet de renforcer le caractère didactique de l’énoncé et de fournir à l’argumentation une base formelle solide. À cet égard, le rythme oratoire est aussi un outil du docere. La réflexion ne semble pas avancer très vite ; Augustin prend en considération son public, faisant un pas en avant (correspondances entre concepts et personnes, l’impact sur les sens et la temporalité de la Voix et du Verbe) et un pas en arrière, rappelant régulièrement le problème initial : lequel est antérieur à l’autre ? Ce procédé de dissociation [43] permet à Augustin de réduire progressivement l’écart initial entre lui et son auditoire (écart autant doctrinal que culturel). Ainsi, l’attention de cet auditoire est maintenue par les ruptures énonciatives, les changements d’intonations (assertions / interrogations), l’interpellation affectueuse (carissimi) et l’emploi fréquent de la première personne du singulier qui réunit locuteur et auditeur dans l’énoncé. En outre, la polyphonie énonciative permet de mettre la lumière sur les concepts clefs, de justifier le parti-pris méthodologique d’Augustin (personnification et mise en scène dialoguée des concepts). Les citations bibliques ne sont pas un simple ornement ou une illustration ; elles constituent des arguments d’autorité : « Le prestige d’une personne ou d’un groupe de personnes est utilisé pour faire admettre une thèse » [44]. Or, cet argument d’autorité fonctionne d’autant mieux que ce prestige est accepté par tous comme une donnée irréfutable ; dans cet « empilement énonciatif » [45], l’énoncé biblique, souvent enchâssé dans l’énoncé discursif (exceptée la citation initiale), est bien l’énoncé premier qui motive la production du second. Dès lors, tout ce qui « sonne » biblique rencontre immédiatement l’assentiment : Dieu est une autorité indiscutée et indiscutable. Mais ce qui « sonne » biblique n’est pas nécessairement une citation biblique. Dans cet autre exemple, on voit que les frontières entre énoncés bibliques et énoncés discursifs sont parfois volontairement brouillées :

Quid tibi melius, / quid tibi breuius / dici potuit, / o homo, / quam ut diligas « dominum deum in toto corde tuo et in tota anima et tota mente tua » ? Fac, / et de uita aeterna / et de uita beata / esto securus. Si enim dominum deum tuum in toto corde, tota anima, tota mente dilexeris, nihil tibi relinquis/ unde teipsum diligere possis. Ex toto corde et tota anima et tota mente dilige, / dilige deum tuum. [46]

La vivacité de l’adresse à l’auditoire est renforcée par l’emploi de la deuxième personne du singulier tu, chargée d’une double référentialité puisqu’elle désigne à la fois l’interlocuteur élaboré à travers le texte, et l’interlocuteur réel, interpellé en tant qu’individu [47]. Le discours, élaboré autour du polyptote diligas / dilixeris / diligere / dilige porte une grande force émotionnelle que vient appuyer le jeu sur la polyphonie énonciative. La citation initiale, extrait de l’évangile de Matthieu, assure ici la fonction d’un thème musical qui est ensuite modulé et intégré dans l’énoncé du locuteur « je » (comme le signale l’édition moderne en enlevant les guillemets). Augustin exploite avec adresse l’ambiguïté énonciative ; si les énoncés bibliques étaient, dans l’exemple précédent, des arguments d’autorité, clairement identifiés comme issus des Écritures, la parole biblique est ici comme fondue dans le discours. Ce transfert n’est pas seulement textuel ; il est aussi symbolique : l’autorité de la parole biblique vient renforcer celle du locuteur. Cette autorité appuie la fonction illocutoire de l’énoncé ; les injonctions (fac, esto, dilige) « sonnent » bibliques et se dotent, en conséquence, d’une force irrésistible.

 Conclusion

La sémiotique augustinienne est guidée par la réflexion qu’Augustin conduit sur les problèmes posés par la communication verticale (entre un locuteur érudit et un auditoire illettré). Pour que les signes linguistiques puissent être bien compris, le prédicateur doit s’efforcer de faire appel à un code partagé par le plus grand nombre : un vocabulaire et une syntaxe simple, bien sûr, mais aussi des outils propres à créer un plaisir auditif chez tous. C’est ici qu’intervient le rythme : perçu de manière intuitive ou savante, il charme le public et permet de renforcer son adhésion au discours : le prédicateur profère ainsi une parole pleine de ferveur et d’efficacité rhétorique, « rend le sermon analogue à la prière et à la musique » [48]. Mais faut-il vraiment parler d’analogie  ? La Règle de Paul et Étienne, placée ouvertement sous l’autorité d’Augustin, stipule une distinction très nette entre ce qui est parlé et ce qui est chanté en s’appuyant sur les catégories bibliques : lectures, psaumes, cantiques et hymnes [49]. Cette distinction est d’ailleurs matérialisée à partir de la fin du IVe siècle par la répartition des tâches entre lecteur et chantre [50]. Cependant, l’exemple même d’Augustin prouve que rhétorique et musique ne sont pas hermétiques : bien des aspects de la théorie musicale du rythme sont transférées dans l’éloquence. La segmentation en est sans doute l’illustration la plus frappante, comme le suggère L. Treitler [51]. À mon sens, la permanence et la polyvalence de ce principe s’explique à la fois par sa malléabilité et son potentiel mnémotechnique. Malléabilité, parce que la seule prérogative imposée par la segmentation est le respect de proportions dans l’emploi d’unités croissantes de l’énoncé (chanté ou parlé) ; les paramètres qui déterminent ce découpage peuvent être choisis librement. La segmentation peut donc accompagner sans heurt les évolutions linguistiques, en particulier la priorité accordée progressivement à l’accent au détriment des quantités syllabiques en latin. Potentiel mnémotechnique, parce que la segmentation permet indéniablement au locuteur de mémoriser plus facilement l’énoncé, à l’auditoire de le comprendre. En outre, la question de la frontière entre discours et chant est posée à nouveau avec l’emploi de la polyphonie énonciative telle que je l’ai appliquée ici : l’alternance, parfois brouillée, d’énoncés bibliques et discursifs. Le pouvoir symbolique des énoncés bibliques est mis à profit dans l’argumentation, mais aussi dans l’exhortation ou l’invective ; il recouvre les trois objectifs de l’orateur (docere, delectare, flectere) et constitue un outil persuasif de premier ordre. L’énoncé, scandé par les ruptures énonciatives, suppose une performance propre à rendre perceptible ce jeu polyphonique : changements d’intonations et du débit, expressions du visage, gestes, autant d’éléments difficiles à apprécier aujourd’hui, faute de sources. Une chose est sûre : le rythme d’Augustin suit des modalités multiples, sans cesse renouvelées dans un souci constant et moderne de communication.

Notes

[1Voir Brünholzl, F., Histoire de la littérature latine au Moyen-Âge (vol. I, 1), Turnhout, Brepols, 1990 [1975], p. 24-25.

[2Voir Aug. De Doctr. Chr., II, 3, 1 ; II, 3, 20 ; De Trin., XV, 10, 80 ; Todorov, Théorie du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 34-58 ; Marrou, H. I., Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, De Boccard, 1983 [1937], p. 16.

[3Aug. De Doctr. Chr., II, 1, 1 : Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem uenire. Voir Darell Jackson, B., « The Theory of Signs in Saint Augustine’s De Doctrina Christiana », Revue des études augustiniennes et patristiques, 15, 1969, p. 11-19 ; Todorov, 1977, p. 39. Concernant les implications de la théorie augustinienne dans la pensée médiévale, voir Maierù, A., « Signum dans la culture médiévale », dans J. P. Beckmann et W. Kluxen [dir.] Sprache und Erkenntnis in Mittelalter, Miscellanea Mediaevalia 13/1, 1980, Berlin, De Gruyter, p. 51-72.

[4Aug. De Cat. rud., 2, 3 : Totum enim quod intellego uolo ut qui me audit intellegat et sentio me non ita loqui ut hoc efficiam, maxime quia ille intellectus quasi rapida coruscatione perfundit animum, illa autem locutio tarda et longa est longueque dissimilis ; et dum ista uoluitur, iam se illa in secreta sua condidit ; tamen, quia uestigia quaedam miro modo impressit memoriae, perdurant illa cum syllabarum morulis atque ex eisdem uestigiis sonantia signa peragimus, quae lingua dicitur uel latina uel graeca uel hebraea uel alia quaelibet, siue cogitentur haec signa siue etiam uoce proferantur. Sur ce passage, voir Todorov, 1977, p. 40.

[5Augustin fait la distinction entre signes naturels (la fumée d’un feu) et signes intentionnels (notamment linguistiques). Voir Aug. De Doctr. Chr., II, 2, 3 ; Darrell Jackson, 1969, p. 14-15 ; Todorov, 1977, p. 45.

[6Voir Aug. De Trin., XV, 10, 19.

[7Voir Aug. De Doctr. Chr., I, 11, 11 ; 12, 11 ; Cameron, A., Christianity and the Rhetoric of Empire : the Development of Christian Discourse, Berkeley, University of California press, 1991, p. 47 48 ; 67.

[8Voir Spitzer, L., Classical and Christian Ideas of World Harmony. Prolegomena to an Interpretation of the Word “Stimmung”, Baltimore, J. Hopkins, 1963, p. 44.

[9Orig. Pr., 2, 1, 1 3.

[10Voir sur ce point Spitzer, 1963, p. 31 ; Madec, G., Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2001, p. 191.

[11Voir Aug. De Mus., VI, 12, 36 ; 13, 38.

[12Voir Aug. De Mus., VI, 4, 6.

[13Voir Aug. De Mus., VI, 4, 5.

[14Aug. De Mus., VI, 2, 3.

[15Aug. De Mus., VI, 2, 3.

[16Voir Aug. De Mus., VI, 6, 16 ; 6, 7, 17.

[17Aug. De Mus., VI, 7, 17.

[18Aug. De Mus., VI, 1, 1.

[19Voir notamment Cic. Or., 194 ; Quint. Inst., IX, 4, 48.

[20Aug. De Mus., III, 7, 15 : D. Quia inter rhythmum et metrum hoc interesse dixisti, quod in rhythmo contextio pedum nullum certum habet finem, in metro uero habet. Ita ista pedum contextio et rhythmi et metri esse intelligitur ; sed ibi infinita, hic autem finita constat.

[21Voir Aug. De Mus., III, 1, 1.

[22Aug. De Mus., III, 1, 2 : Omne metrum rhythmus, non omnis rhythmus etiam metrum est. Voir aussi Aug. De Mus., V, 1, 1.

[23Formarier, M., « Afrae aures de correptione uocalium uel productione non iudicant (De Doctrina Christiana, IV, 10, 24) Les oreilles africaines entendaient-elles les rythmes latins ? », Revue des études augustiniennes et patristiques, 56, 2010, p. 229-248.

[24Voir Lancel, S., « La fin et la survie de la latinité en Afrique du Nord : état des questions », Revue des Études Latines, 59, 1982, p. 276 ; Norberg, D., Les vers latins iambiques et trochaïques au Moyen-Âge et leurs répliques rythmiques, Stockholm, 1988, p. 13. Pour un état de la question, voir Banniard, M., Viva Voce, communication orale et communication écrite du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1992 p. 72.

[25Aug. De Mus., II, 1, 1 : Nam si eo loco ubi duas longas syllabas poni decet, hoc verbum posueris, et primam quae breuis est, pronuntiatione longam feceris, nihil musica omnino succenset : tempora enim uocum ea pervenere ad aures, quae illi numero debita fuerunt. Grammaticus autem iubet emendari, et illud te uerbum ponere cujus prima syllaba producenda sit, secundum maiorum, ut dictum est, auctoritatem, quorum scripta custodit. Voir aussi De Mus. II, 2, 2 ; Aphton. De Art. metr., GL 6, 39, 5 11 ; Serg. Explan. in Donat., GL 4, 533, 12 13.

[26De Musica, II, 2, 2 : M. Quare illud nunc quaero, utrum sonus uersuum aliquando te aliquia per aures uoluptate commouerit. D. Prorsus saepissime, ita ut nunquam fere sine delectatione uersum audierim. M. Si quis ergo in uersu, quo audito delectaris, eo loco quo ratio eiusdem uersus non postulat, uel producat syllabas, uel corripiat, num eodem modo delectari potes ? D. Imo audire hoc sine offensione non possum. M. Nullo modo igitur dubium est, quin te in sono quo te delectari dicis, dimensio quaedam numerorum delectet, qua perturbata delectatio illa exhiberi auribus non potest. D. Manifestum est. M. Dic mihi deinceps quod ad sonum uersus attinet, quid intersit, utrum dicam, Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oris, an qui primis ab oris. D. Mihi uero utrumque, quantum ad illam dimensionem pertinet, idem sonat. M. At hoc mea pronuntiatione factum est, cum eo scilicet uitio quod barbarismum grammatici vocant : nam primus, longa est et breuis syllaba ; primis autem, ambae producendae sunt, sed ego ultimam earum corripui ; ita nihil fraudis passae sunt aures tuae.

[27Aug. De Mus., I, 5, 10 : M. Vnde fieri putas, ut imperita multitudo explodat saepe tibicinem nugatorios sonos efferentem ; rursumque plaudat bene canenti, et prorsus quanto suauius canitur, tanto amplius et studiosius moueatur ? Numquidnam id a uulgo per artem musicam fieri credendum est ? D. Non. M. Quid igitur ? D. Natura id fieri puto, quae omnibus dedit sensum audiendi, quo ista iudicantur. M. Recte putas.

[28Voir Méla, Ch., « L’homme musical : Augustin musicien », dans E. Darbellay [dir.] Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, Genève, Droz, 1998, p. 37-75 (p. 40 41 ; 47).

[29Banniard, 1992, p. 64-104.

[30Banniard, 1992, p. 75.

[31Voir Banniard, 1992, p. 85.

[32Aug. De Doctr. Chr., IV, 12, 27 : Dixit ergo quidam eloquens, et uerum dixit, ita dicere debere eloquentem, « ut doceat, ut delectet, ut flectat ». Deinde addidit « Docere necessatis est, delectare suauitatis, flectere uictoriae ». Horum trium, quod primo loco positum est, hoc est docendi necessitas, in rebus est constituta quas dicimus, reliqua duo, in modo quo dicimus.

[33Cic. Or. 69, 1-4 : Erit igitur eloquens – hunc enim auctore Antonio quaerimus – is qui in foro causisque ciuilibus ita dicet, ut probet ut delectet ut flectat. Probare necessitatis est, delectare suauitatis, flectere uictoriae (Sera donc éloquent — c’est en effet cet homme que nous recherchons, selon les indications d’Antoine, celui qui, au forum et dans les causes civiles, prendra la parole de sorte à prouver, charmer et fléchir. Prouver est de l’ordre de la nécessité, charmer, du plaisir, fléchir, de la victoire). Voir également Cic. De Opt. gen. orat., 3, 4-4, 1 : Optimus est enim orator qui dicendo animos audientium et docet et delectat et permouet. Docere debitum est, delectare honorarium, permouere necessarium (Le meilleur orateur, en effet, est celui qui, en prenant la parole, instruit, charme et fléchit l’esprit de ses auditeurs. Instruire est un devoir, charmer est un bonus, fléchir est une nécessité).

[34Aug. De Doctr. Chr., IV, 10, 25 : Vbi autem omnes tacent, ut audiatur unus, et in eum intenta ora conuertunt, ibi ut requirat quisque quod non intellexerit, nec moris est nec decoris ; ac per hoc debet maxime tacenti subuenire cura dicentis.

[35Aug. De Doctr. Chr., IV, 7, 13 : Porro autem qui nouit, agnoscit quod ea caesa, quae commata Graeci uocant, et membra et circuitus, de quibus paulo ante disserui, cum decentissima uarietate interponerentur, totam istam speciem dictionis, et quasi eius uultum, quo etiam indocti delectantur mouenturque fecerunt. Je souligne.

[36Concept introduit par O. Ducrot dans Le Dire et le Dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984. Pour une synthèse, voir Carel, M., « Polyphonie et argumentation », dans M. Birkelund et al. [dir] L’énonciation dans tous ses états. Mélanges offerts à Henning Nølke à l’occasion de ses soixante ans, Bern, Peter Lang, 2008, p. 29-46 (en particulier p. 29-32).

[37Haillet, P. P., « Réalité du locuteur : vers une typologie des points de vue », dans M. Birkelund et al. [dir.] L’énonciation dans tous ses états. Mélanges offerts à Henning Nølke à l’occasion de ses soixante ans, op. cit., p. 47-62 (p. 59).

[38Calame, C., Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, les Belles Lettres, 2005, p. 19. Voir également la formule de M. Carel, 2008, p. 29 : « J’admettrai que tout énoncé se donne un auteur, responsable de l’introduction des divers contenus. Cet auteur se appelé locuteur et sera distingué du sujet parlant, qui est le fabricant réel de l’énoncé ».

[39Madec, 2001, p. 187.

[40Aug. Sermons de Mayence, 7, 5 : « La Voix précède le Verbe. Comment, la Voix précède le Verbe ? Qu’est-il dit au sujet du Christ ? Au commencement était le Verbe, et le Verbe se trouvait auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe ; celui-ci se trouvait au commencement auprès de Dieu. Mais pour que le Verbe vienne à nous, le Verbe s’est fait chair, pour séjourner en nous. Donc, puisque le Christ est le Verbe, nous l’avons écouté ; puisque Jean-Baptiste est la Voix, écoutons-le ! Alors qu’il lui demandait : Qui es-tu ? Il répondit Je suis la Voix criant dans le désert. Un tout petit peu donc, mes petits, un tout petit peu, autant que le Seigneur le permet, je vais traiter de la Voix et du Verbe. Le Christ est le Verbe, le Verbe qui ne sonne ni ne passe ; de fait, ce qui sonne et qui passe, c’est la Voix, pas le Verbe. Donc le Verbe de Dieu, par quoi tout a été fait, est notre Seigneur Jésus Christ ; la Voix criant dans le désert, c’est Jean-Baptiste. Qui est le premier ? La Voix ou le Verbe ? Voyons ce qu’est le Verbe et ce qu’est la Voix, et nous verront lequel est antérieur ». Pour les détails des circonstances et le contenu théologique, voir Dolbeau, F., Augustin d’Hippone. Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, Paris, Institut d’Études Augustiniennes 2009, p. 472-483.

[41Sur les liaisons symboliques, voir Perelman, C., L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 2009, p.130-134.

[42Voir Perelman, 2009, p. 118 : « Les liaisons de coexistence établissent un lien des réalités de niveau inégal, dont l’une est présentée comme l’expression ou la manifestation de l’autre ».

[43Voir Perelman, 2009, p. 116.

[44Perelman, 2009, p. 123.

[45Rosier, L., « Chaînes d’énonciateurs : les formes récursives du discours rapportés », dans M. Birkelund et al. [dir.] L’énonciation dans tous ses états. Mélanges offerts à Henning Nølke à l’occasion de ses soixante ans, op. cit., p. 139-155 (p. 151). La récursivité se caractérise par la primauté temporelle de l’énoncé faible syntaxiquement (en incise, entre parenthèses…) sur l’énoncé principal.

[46Aug. Sermons de Mayence, 40, 4 : Que pourrais-je te dire de mieux, de plus concis, homme, que d’aimer « le Seigneur Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit » ? Fais ! Et de la vie éternelle, de la vie bienheureuse, sois assuré ! Si tu aimes ton Seigneur Dieu dans tout ton cœur, toute ton âme, tout ton esprit, tu n’abandonnes rien de ce qui te permet de t’aimer toi. De tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, aime, aime ton Dieu !

[47Sur cette double référencialité intra et extra discursive, voir Calame, 2005, p. 15-17.

[48Schaeffer, J. D., « The dialectic of orality and literacy : the case of book 4 of Augustine’s De doctrina christiana », Papers of the Modern Language Association of America, 111, 1996, p. 1133 1145 (p. 1142) : « Augustine’s conception of style renders the sermon analogous to prayer — and to music ».

[49Paul. et Steph. Reg., PL, 66, 954A : Ea cantare debemus quae, sicut beatus Augustinus dicit, ita scripta sunt, ut cantentur : quae autem non ita scripta sunt, non cantemus. […] Ne quae cantanda sunt in modum prosae et quasi in lectionem mutemus, aut quae ita scripta sunt ut in ordine lectionum utamur, in tropis et cantilenae arte nostra praesumptione uertamus (Comme le bienheureux Augustin le dit, nous devons chanter ce qui a été écrit pour être chanté. Mais ce qui n’a pas été écrit pour être chanté, nous ne devons pas le chanter. [...] Ne transformons pas en prose et pour ainsi dire en lecture ce qui doit être chanté ; ne soyons pas présomptueux et ne pervertissons pas par des tropes et notre art de la mélodie, ce qui a été écrit pour figurer dans les lectures). Sur les tropes, voir Hiley, D., Western Plainchant, a Handbook, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1993, p. 196 238. Sur la spécificité des psaumes, des cantiques et des hymnes, voir Mc Kinnon, J., Music in Early Christian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 122 ; 144 ; 158 159.

[50Voir Mc Kinnon, 1999, p. 11.

[51Treitler, L. With Voice and Pen : Coming to Know Medieval Song and How It Was Made, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 442. Voir aussi Hucke, H., « Toward a New Historical View of Gregorian Chant », Journal of American Music Society, 33, 1980, p. 437 467.

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