Fragments temporels du monde arabe

Article publié le 1er décembre 2012
Pour citer cet article : , « Fragments temporels du monde arabe  », Rhuthmos, 1er décembre 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article762

Cet article, qui constitue l’introduction d’un dossier consacré aux temporalités dans le monde arabe, a déjà paru dans Temporalités, N° 15, 2012. Nous remercions Sylvia Chiffoleau de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS. Il est également en ligne ici.



La diversité culturelle des mesures et des conceptions du temps fascine. Les anthropologues se sont très tôt attachés à en percer les particularités chez les peuples dits primitifs. La sociologie, d’abord celle de l’école durkheimienne, notamment sous la plume d’Henri Hubert (1929), a fondé par ailleurs l’importance des religions, et donc de chacune d’entre elles, comme facteur d’organisation des temporalités sociales, dont la trace la plus visible se trouve dans les calendriers. Pourtant, dans la profusion des travaux sur le temps et les temporalités de ces vingt dernières années, la thématique des différences culturelles, ou celle d’une pluralité des temporalités inscrite non pas au cœur de chaque société, mais entre les sociétés, se sont faites très discrètes. Time & Society accorde peu de place aux analyses conduites dans les espaces extra-occidentaux, et les rares incursions vers les pays du Sud, menées par l’anthropologie, s’attachent à des communautés restreintes et souvent traditionnelles. Le cas du Japon y reçoit un meilleur écho, précisément en raison du succès de l’assimilation du temps occidental dans le cadre de l’industrialisation, sur un substrat culturel pourtant très différent. C’est aussi la première fois que Temporalités consacre un numéro à ce qu’il est convenu d’appeler une aire culturelle.


Ce n’est bien sûr pas un désintérêt qui se trouve à l’origine de cette discrétion. Celle-ci renvoie plutôt à la structure du champ des études sur les aires culturelles, en particulier sur le monde arabe et musulman, à la spécificité des sources disponibles et enfin aux contraintes propres aux terrains concernés. Si on est loin désormais des dérives de l’orientalisme, et que les sciences sociales se sont emparées de ces régions pour les traiter à l’égal de toute autre, les interrogations n’y atteignent pas toujours la même sophistication que sur les terrains européen et américain, labourés de longue date par la recherche académique. Face à la méconnaissance des publics occidentaux, et compte tenu de la jeunesse relative des démarches d’analyse des faits sociaux dans le monde arabe, l’inventaire et l’analyse de certains traits élémentaires restent à creuser ou encore à faire. Ainsi, les questionnements en cours sur la nécessaire synchronisation des diverses temporalités urbaines, notamment dans une perspective de genre, qui ont donné naissance à des « bureaux des temps » dans certaines villes européennes, pourraient-ils apparaître comme secondaires dans des villes du Maghreb et du Moyen-Orient qui connaissent des problèmes jugés plus immédiats, comme l’emprise de l’urbanisation informelle et la prévalence du chômage.


Par ailleurs, le lancement de travaux historiques sur certaines questions s’inscrivant dans une dimension temporelle (notamment les processus de production des temporalités, et plus encore la question des usages de ces temporalités) se heurterait à la nature des sources historiques, qui sont très discrètes sur la subjectivité des individus. Elles ne rendent guère aisé le décryptage de certains thèmes, par exemple la structuration des âges de la vie sur le long terme. On ne possède que quelques traces de la façon dont était définie et vécue la vieillesse au Moyen Âge [1], et guère plus pour les périodes plus récentes. L’histoire de la jeunesse est également à ce jour encore très floue. Ces limites ne doivent pas décourager d’entreprendre de tels chantiers, mais il demeure vrai qu’en dépit des avancées récentes de l’histoire sociale dans et sur la région, ils n’atteindront jamais le niveau de détail des équivalents menés sur les terrains occidentaux.


Enfin, pour la période contemporaine, si les éléments de documentation sont plus nombreux et diversifiés, ils restent lacunaires. Les statistiques sont souvent peu fiables et les enquêtes à large échelle, auxquelles pourraient recourir les travaux portant sur les dimensions temporelles de la vie sociale, comme les enquêtes emploi du temps et budget-temps, sont quasi inexistantes. À notre connaissance, seul le Maroc a entrepris ce type de collecte de données [2]. Cette absence pourrait être palliée par la conduite d’enquêtes qualitatives d’envergure, qui nécessitent d’une part des moyens financiers que la recherche n’a pas toujours, et qui pourraient d’autre part se heurter à des réticences sur le terrain. Les régimes autoritaires ne sont guère enclins à favoriser le regard critique des sciences sociales. Il est à souhaiter que les révolutions en cours ouvrent d’autres possibles, y compris dans le champ de la recherche.


En lançant l’appel à contribution pour ce numéro, nous avons pu réaliser le peu d’écho que rencontraient les interrogations en termes de temporalités, ou du moins le peu d’usage qui en est fait dans le champ des études sur le monde arabe et musulman. Certes, comme dans toute la littérature scientifique, le mot temporalités s’est invité, par un effet de mode, dans bien des travaux. Mais il vient souvent se substituer aux termes « chronologie », « période » « agenda » ou « époque », et son usage ne signifie pas que le temps et les temporalités sont réellement pris pour objets spécifiques d’étude. Aussi voudrions-nous tout particulièrement remercier les auteurs, autant ceux dont les contributions n’ont finalement pas été retenues que ceux dont on trouvera ici le résultat de leur travail, de s’être plié à notre demande et d’avoir entrepris une démarche inédite.

 Une histoire du temps qui reste en grande partie à venir

La question du temps n’est toutefois pas totalement inconnue dans les études sur le monde arabe et musulman. La conception du temps en islam a bien sûr été discutée de longue date. Dans un univers médiéval chrétien unifié par l’usage du calendrier julien sur les deux rives de la Méditerranée, la conquête musulmane est venue imposer sur une partie de cet espace, au Maghreb et en Méditerranée orientale, une autre conception du temps et un autre calendrier. Cette conception s’inspire de la culture des Arabes de l’époque préislamique. La vie de ces populations, nomades ou sédentarisées dans des oasis entourées de vastes déserts, était rythmée par les lunaisons. L’apparition du premier croissant de lune, puis les 28 stations de celle-ci, étaient au fondement de la mesure du temps. La prédication coranique s’inscrit dans cette tradition, les mouvements célestes apparaissant en effet comme des signes (âyât) de Dieu et, depuis l’avènement de l’islam, seul le calendrier lunaire est en principe admis. Le Coran réserve toutefois peu de place à l’idée de temps ; les événements relatés dans les versets ne sont pas datés ou datables et le texte coranique lui-même n’obéit pas à l’ordre chronologique de la révélation des versets, mais ceux-ci sont présentés selon l’ordre arbitraire de leur longueur. Le terme zamân, utilisé par les philosophes arabes et par le vocabulaire commun pour désigner le temps n’apparaît pas dans le Coran. Celui-ci présente une forme globalement intemporelle où l’accent est mis sur trois instants, celui de toute création par le commandement (amr) de Dieu, la fin de l’existence à un terme (ajal) fixé, enfin la résurrection qui assure la vie éternelle dans l’au-delà, idée de résurrection que refusaient quant à eux les Arabes de la période préislamique. La vie de l’homme commence par la naissance et se clôt par la mort, seuls moments explicitement évoqués dans le Coran, alors que dans l’intervalle, tout ce qui relève de la vie terrestre est dévalorisé au profit de l’attente eschatologique [3].


Au calendrier musulman dominant s’ajoutaient néanmoins les calendriers des autres communautés religieuses et ethniques de la région, ainsi que les conceptions du temps qui en sont à l’origine ou qui en découlent, et qui rythmaient notamment la liturgie et les fêtes de chacune d’elles. Le calendrier julien continue jusqu’à aujourd’hui à ordonner la vie religieuse, et en partie la vie sociale, des chrétiens orthodoxes d’Orient. Longtemps ces deux calendriers principaux ont cohabité avec le calendrier hébraïque luni-solaire des juifs, ou encore avec les calendriers égyptien, kurde et arménien. Après la réforme grégorienne, les missionnaires ont entrepris, non sans difficulté et en bataillant jusqu’au cœur du XIXe siècle, d’imposer ce nouveau calendrier aux communautés catholiques d’Orient.


Cependant, puisque le calendrier lunaire musulman est plus court que l’année tropique, il s’est rapidement trouvé en complet décalage avec les saisons, se révélant inapte à organiser la vie agricole. Aussi, conjointement avec le calendrier religieux qui fixe les dates mobiles du jeûne et des fêtes canoniques, l’islam a-t-il conservé un calendrier agricole basé sur le calendrier julien solaire et enrichi des observations des astronomes arabes. Dès le Moyen Âge, ceux-ci composaient chaque année des almanachs, dans lesquels étaient consignés, jour après jour, le lever et le coucher des étoiles, ainsi qu’une foule de notations, de renseignements et de prescriptions concernant l’agriculture, la santé, les fêtes etc. Jusqu’au XXe siècle, et de façon résiduelle encore aujourd’hui, toute la vie agraire du monde arabe est régie par des calendriers établis sur la base du calendrier julien, ou du calendrier copte en Égypte, lequel repose, à quelques variantes près, sur la même structure.


L’administration a besoin de régularité et ne peut, elle non plus, se fonder uniquement sur le rythme lunaire mouvant du calendrier musulman. Aussi l’administration califale puis l’Empire ottoman ont-ils établi un rythme annuel solaire, compté à partir de l’ère hégirienne, pour le paiement des taxes financières puis, à partir du XIXe siècle, pour la gestion de l’ensemble du domaine administratif. Le comptage de l’heure lui-même était diversifié. En effet, jusqu’à la Première guerre mondiale, et jusque dans les années 1960 en Arabie Saoudite, coexistaient deux manières de compter l’heure dans la région. La manière alla franca égrenait les heures à partir de minuit, quand l’heure dite alla turca plaçait le début de la journée au coucher du soleil, dans la tradition musulmane. Les différentes activités sociales étaient régies d’une manière ou d’une autre, ce qui entraînait de fréquentes confusions. La détermination du temps est donc marquée dans le monde arabe par une grande complexité. La pluralité des mesures et des calendriers, que les populations manient avec une grande compétence, laisse supposer la multiplicité des conceptions et des usages du temps et des temporalités qui leur sont attachées.


L’histoire du temps dans le monde arabe et musulman est loin de présenter un profil linéaire mais constitue plutôt un champ de concurrence, voire de conflits, opposant notamment pouvoirs politique et religieux, ou encore pouvoirs religieux entre eux, pour l’imposition d’un temps dominant, ou du moins légitime. Et lorsque l’Occident introduit le temps de l’horloge et le calendrier civil grégorien au XIXe siècle (lui-même en situation coloniale, ou ailleurs, de façon moins radicale, par le biais des États modernisateurs), il s’agit finalement d’une modalité nouvelle qui vient s’ajouter à bien d’autres déjà en place.


Cette histoire du temps objectif, mesuré, dans le monde arabe et musulman, reste fort lacunaire. L’ouvrage récent sur Les Ottomans et le temps [4] (Georgeon et Hitzel, 2011) en constitue désormais un jalon important, mais l’enquête historique doit être poursuivie, notamment dans le registre de la diversité et de l’articulation entre eux des temps et des temporalités des différentes communautés religieuses, dans celui des modalités de la modernisation de l’usage du temps et ses avatars actuels. Une histoire plus complète offrirait ainsi un substrat solide sur lequel asseoir des réflexions plus pointues sur les conceptions et les usages du temps subjectif, plus difficiles encore à mettre au jour. Mais d’ores et déjà, à travers la brève synthèse qui précède, on peut saisir les différences de structure et de nature du temps, et partant des temporalités, mais aussi des différences sensibles avec la chronologie de l’histoire du temps en Occident.


L’histoire du temps en Occident est d’abord celle de la promotion de l’horloge (Landes, 1987 ; Dohrn-van Rossum, 1997) dont la généralisation entraîne la séparation de l’Europe d’un univers méditerranéen qui se partageait jusqu’alors l’usage des cadrans solaires et des clepsydres. La convergence vers le temps commun de l’horloge et de la montre ne se fait ensuite qu’à la fin du XIXe, et surtout au XXe siècle. Dans l’entre-deux, c’est bien à d’autres manières de mesurer le temps, et sans doute aussi de le vivre, manières qu’il conviendrait de repérer plus finement, qu’avaient recours les populations du monde arabe. Par ailleurs, les travaux historiques et sociologiques sur le temps, dans la sphère occidentale, ont dessiné une chronologie qui s’articule en gros en quatre périodes. Il y aurait d’abord, en suivant Jacques Le Goff (1960), le temps de l’Église. Les membres des autorités religieuses ont en effet toujours été les premiers spécialistes de la détermination active du temps et la primauté du temps religieux est repérable également dans le monde arabe. Puis à ce temps de l’Église fait suite en Europe, à la fin du Moyen Âge, le temps du marchand. Celui-ci est caractérisé par un investissement, un bénéfice sur le temps, ce qui est le principe même de l’usure que l’Église attaque moralement parce que le temps « n’appartient qu’à Dieu et ne peut être objet de lucre » (Le Goff, 1960, p. 418). C’est d’ailleurs pour la même raison que l’islam la condamne. Il conviendrait pour l’Orient d’examiner finement, dans la mesure où les sources le permettent, les pratiques des marchands et l’impact de leur activité sur un éventuel changement de conception du temps, afin de pouvoir comparer leur rôle à celui que tenaient les marchands européens des XIIe et XIIIe siècles. Trois indices permettent de formuler l’hypothèse que ce passage crucial ne s’est pas joué de la même façon, ni peut-être au même moment, et sans doute pas avec les mêmes acteurs, en Europe et en Orient : l’absence d’intérêt usuraire, effective en islam ; le fait que les marchands ne sont pas une catégorie nouvelle au Moyen Âge mais s’inscrivent dans une généalogie remontant à l’Antiquité et à la civilisation arabe préislamique ; et qu’enfin, en tant que groupe, ils ne semblent pas développer une culture inédite ou spécifique mais demeurent ancrés dans une culture religieuse et traditionnelle (Picard, 2011, p. 20).


De même, si la révolution industrielle a marqué ensuite un moment de profonde transformation du temps, de sa gestion et de sa perception en Europe et aux États-Unis, elle n’a pas eu lieu au même moment dans le monde arabe et lorsque l’industrialisation s’y est développée, bien plus tardivement et faiblement qu’en Europe, elle y a pris des formes particulières. Dominée au départ par le capital et les intérêts étrangers, elle a évolué dans de nombreux pays, après les indépendances, dans le cadre des nationalisations et du développement d’un secteur public plus voué à la fonction de pourvoyeur d’emplois qu’à la productivité et à la rentabilité. Là encore, ce moment clé revêt une configuration spécifique sur la rive sud de la Méditerranée, laissant sans doute des héritages différents dans la production et l’usage des temporalités. Enfin, si les sociétés post-industrielles, qui sont le monde d’aujourd’hui, sont caractérisées par le phénomène de l’accélération (Rosa, 2010), celle-ci s’effectue selon une répartition inégale dans l’espace mondial et se joue sans doute selon des modalités particulières dans les différentes régions ou aires culturelles. Son impact reste à mesurer dans une société extra-occidentale comme celle du monde arabe. Elle semble en effet toucher les groupes sociaux de façon différente. Dans le monde arabe, certains ont encore le temps, parfois trop (le chômage, l’attente qui caractérise la jeunesse) mais on peut aussi repérer des rythmes volontairement lents qui se réfèrent à une vie traditionnelle, ou qui visent à revendiquer une différence positive par rapport aux sociétés occidentales prises du vertige de la vitesse.


Ces quelques exemples de décalage dans la chronologie et dans la façon de traverser les grandes scansions de l’histoire du temps entre les régions occidentales et le monde arabe et musulman suffisent à démontrer l’intérêt que revêt une recherche spécifique sur cette région en termes de temporalités. Celle-ci n’en est qu’à ses débuts mais, en dépit des lacunes, tant sur les connaissances qu’au niveau de la documentation, les contributions de ce numéro ont cherché à explorer, à partir de l’intrusion de la modernité et jusqu’à l’époque actuelle, dans une démarche novatrice, quelques-unes des particularités du temps et des temporalités dans cette région, mais aussi les phénomènes de croisement et de rencontre avec le contexte occidental, ainsi que les universalismes. Elles ne présentent que quelques éclairages fragmentaires sur une aire géographique vaste et donc diversifiée, tant par le nombre de ses communautés ethniques et religieuses, par ses fragmentations sociales, que dans les trajectoires historiques spécifiques traversées par les différents pays. Cette saisie partielle s’effectue en revanche à partir du regard de plusieurs disciplines puisque l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et la science politique ont été convoquées.

 La modernité : un croisement de temporalités

C’est au terme d’un long apprentissage que l’Occident a appris à maîtriser le temps, à l’enfermer dans des normes et des horaires destinés à rythmer la vie des gens, lesquels ont fini par intégrer cette contrainte jusqu’à la considérer comme naturelle (Elias, 1996). Cette maîtrise du temps apparaissait d’ailleurs, aux yeux des Européens, comme l’un des signes de leur supériorité lorsqu’ils se sont pris, au XIXe siècle, à vouloir conquérir le monde. Dans le monde arabe, si les échanges entre les deux rives de la Méditerranée sont toujours demeurés actifs, l’expédition d’Égypte de Bonaparte (1798-1801) est généralement considérée comme le point de départ d’un lent processus d’assimilation de la modernité occidentale pour la région. La socialisation à de nouvelles techniques, à de nouveaux comportements, et parmi eux le comptage et l’apprentissage des temps de l’horloge et du calendrier civil, l’usage de ceux-ci dans le cadre de nouveaux rythmes, s’est faite dès lors à travers de multiples vecteurs, et de façon différente, à des vitesses variées, selon les groupes sociaux et les lieux. Comme en Europe, la ville s’est révélée un terrain favorable à ces apprentissages.


Venue dans les bagages du colonisateur ou brandie par les États modernisateurs autochtones comme arme privilégiée d’une sortie de « l’arriération », la santé dite moderne, issue de la révolution clinique initiée en Europe au XVIIe siècle, apparaît comme l’un des principaux vecteurs de ces transformations temporelles. C’est donc à une relecture, au prisme du temps et des temporalités, de certains travaux réalisés sur le transfert de la médecine moderne au Maghreb et au Moyen-Orient, au cours du XIXe et du premier XXe siècle, que je me suis livrée pour tenter d’en mesurer l’impact sur les rapports au temps. Les institutions de soins sont sans aucun doute, avec l’armée et les structures d’enseignement, parmi les premières à fonctionner selon un horaire réglé et avec des contraintes temporelles. Mais plus subtilement, et cela n’apparaît guère que sous forme de traces dans les sources, il semble que cette nouvelle médecine, en dépit du fait qu’elle a souvent été imposée aux populations locales par des procédures autoritaires affichant un visage bien peu séduisant, ait su convaincre de son efficacité, pourtant encore bien relative à l’époque. C’est cette efficacité qui a commencé à retourner la vieille idée, longtemps universellement partagée, de l’impuissance des hommes face à la maladie, et qui a peut-être aussi ébranlé le principe fondamental de l’attente eschatologique. Il ne s’agit là que du premier moment d’un processus qui s’est ensuite affirmé. Au moment des indépendances, les nouveaux États ont poussé plus loin encore l’expérience de la médecine moderne, parée de toutes les vertus, et ils ont tenté d’en rendre les services accessibles au plus grand nombre, y puisant au passage des ressources de légitimité. Pour autant, dans le contexte plus récent de réislamisation des sociétés arabes, qui s’accompagne d’une tendance, moins connue en Occident mais bien réelle, de sécularisation et d’individuation, dans un contexte où par ailleurs la médecine n’est plus considérée comme une panacée infaillible, la place du corps et les aspirations à la santé sont soumis à de nouvelles réévaluations, entre investissement actif pour l’avenir et regain de l’attente eschatologique, dans une configuration sans doute pourtant bien différente de ce qu’elle était au XIXe siècle. Il conviendrait donc de pousser l’investigation en ce sens, jusqu’à la période actuelle, y compris dans le contexte de l’immigration où la variété des positionnements des patients, notamment musulmans, à l’égard du corps et de la maladie, entraîne parfois des situations d’incompréhension avec les soignants.


Le choix de porter ici le regard sur la santé a conduit à favoriser le moteur qu’a constitué l’Égypte, pays précurseur dans ce domaine, et à placer l’État en position centrale dans le processus d’imposition et de diffusion d’un nouveau temps compté et des rythmes qui lui sont associés. Pourtant, d’autres acteurs ont agi en parallèle pour favoriser cet apprentissage. L’observation du registre de l’enseignement, notamment, aurait mis au jour le rôle également important des missionnaires dans la région. Ils sont à l’origine de la création au Levant de la plupart des écoles dites modernes, dispensant un enseignement profane et non religieux, avec des emplois du temps souvent très stricts, qui ont formé ainsi un vecteur essentiel de l’acquisition d’une discipline temporelle (Verdeil, 2011 ; Bocquet, 2002). Le succès remporté par ces écoles au-delà des seules communautés chrétiennes est d’ailleurs à mettre en regard du mouvement de refus scolaire des Algériens dans le cadre colonial (Colonna, 1975). Comme le registre de la santé, celui de l’enseignement souligne le différentiel d’efficacité dans le processus de transfert des outils de la modernité, et parmi eux le temps « rationnel », plus difficile à faire admettre dans le contexte de la violence coloniale que par les moyens plus « enrobés » mobilisés par les États autochtones et les groupes de médiateurs, missionnaires ou fonctionnaires étrangers au service de ces États.


Outre l’enseignement et la médecine, les activités commerciales, étroitement arrimées au contexte international, ou encore les techniques modernes du télégraphe et du chemin de fer ont également contribué, comme en Europe, à la rationalisation et à l’harmonisation du temps. Enfin, au tournant des XIXe et XXe siècles, au Liban (Khater, 1999) comme en Algérie (Carlier, 1998), les premières générations de migrants, qui acquièrent en Europe ou en Amérique une discipline temporelle liée à l’emploi industriel, ont largement contribué à transférer ensuite dans leur pays d’origine les préoccupations horaires et l’usage des instruments de mesure du temps. Au début du XIXe siècle, montres et horloges étaient des produits très rares en Orient ; à la fin du siècle, le port de Beyrouth reçoit d’importantes cargaisons de montres et d’horloges de prix modeste, et de tels objets apparaissent désormais dans les corbeilles de fiançailles (Heyberger et Walbiner, 2002, p. 21).


La présence de plus en plus répandue des garde-temps, aujourd’hui généralisée sous la forme du bracelet-montre, et plus encore du téléphone portable, une socialisation déjà ancienne aux contraintes horaires, acquise à travers tout un faisceau d’activités, ne signifient pas pour autant que la discipline du temps, telle qu’elle existe généralement dans les sociétés occidentales, soit parfaitement adoptée. La ponctualité est une vertu très fluctuante en Orient, et son absence fréquente renvoie le visiteur tant au charme des lieux qu’à l’exaspération face à une différence évidente dans le rapport au temps. En dépit d’une maîtrise théorique du temps compté, bien des habitants de la région, du moins ceux qui peuvent se tenir encore à une relative distance du temps du monde, ou dans certaines de leurs activités, demeurent profondément polychrones, pour reprendre l’expression d’Edward T. Hall. Dans ce modèle culturel de rapport au temps, « l’accent est mis sur l’engagement des individus et l’accomplissement du contrat, plutôt que sur l’adhésion à un horaire préétabli » (Hall, 1984, p. 58). À l’inverse de l’organisation rationnelle qui caractérise la plupart des actions sociales en Occident, au sein des poches de résistance de la polychronie, les individus manifestent une capacité à traiter simultanément plusieurs choses à la fois, ou plusieurs relations sociales. La description que fait E. T. Hall du bureau d’un fonctionnaire au Moyen-Orient, où dans un espace de réception circulent avec fluidité plusieurs personnes dont le fonctionnaire s’occupe simultanément, demeure d’actualité dans certaines situations. On est loin dans ce cas de la porte fermée d’un bureau européen, qui laisse passer les visiteurs un à un. Si certains secteurs sociaux du monde arabe ont rejoint le rythme effréné des high-speed societies, d’autres segments résistent et revendiquent, par opposition, les vertus de la lenteur et de la patience, le primat de la qualité des rapports sociaux. C’est d’ailleurs l’importance accordée à la disponibilité, aux relations humaines, et non celle de l’horaire ou de la durée de l’effort, qui est mobilisée comme ordre de justification d’un rapport au temps de travail qui apparaît assez différent dans les sociétés arabes de ce qu’il est dans les sociétés occidentales.

 Le temps de travail : des arrangements locaux aux dérégulations globales

L’univers du travail laisse en effet apparaître de nombreux signes témoignant de postures différentes de celles qui prévalent en Occident face au temps de travail, postures elles-mêmes très diversifiées à l’intérieur de la sphère du monde arabe, en raison de la pluralité des mondes du travail issue de la trajectoire historique de la région, qui croise héritages autochtones et emprunts réinterprétés. C’est à partir du constat de la surprenante absence de la question du temps de travail dans les conflits sociaux au Liban qu’Elisabeth Longuenesse et Marie-Noëlle Abi Yaghi s’interrogent sur les spécificités du rapport au temps de travail, à travers les exemples des employés de banque et des chauffeurs de taxi, professions soumises à des rythmes de travail très différents, mais pareillement pressées par la concurrence et l’impératif de rentabilité. Elles mettent au jour la grande élasticité des temps de travail, imposée par les employeurs ou recherchée par les travailleurs eux-mêmes, qui relègue la question de la diminution du temps de travail à l’arrière-plan. La dégradation générale des conditions de vie, des salaires souvent peu élevés, voire dérisoires, sont le lot commun des classes populaires et même moyennes dans l’ensemble de la région, ce qui explique sans doute en partie ce désintérêt pour la revendication d’une diminution du temps de travail, qui a pourtant été au cœur des luttes sociales dans les sociétés occidentales. Le quotidien est fait de luttes pour s’en sortir, pour augmenter de maigres revenus, et pour y parvenir, il faut souvent cumuler plusieurs activités, c’est-à-dire allonger son temps de travail, parfois dans des proportions qui sembleraient inimaginables dans l’hémisphère nord. Tel fonctionnaire, en Égypte ou en Syrie, par exemple, devient l’après-midi chauffeur de taxi ou artisan, ou encore tient une buvette informelle au coin d’une rue.


Cette fluidité est rendue possible par la grande variété des horaires de travail, en fonction du secteur et du type d’emploi. De façon générale au Moyen-Orient [5], et à quelques nuances près, les horaires de la fonction publique, de même que ceux de la plupart des écoles, sont compris entre 8 h et 14 h. C’est sur cette tranche horaire que se sont alignées les agences bancaires, y compris celles qui ont été créées dans le cadre privé. Les horaires du commerce traditionnel des souks sont quant à eux plus extensifs, mais demeurent généralement codifiés. Les souks, ouverts parfois seulement à 10 h, restent en activité jusqu’à 18 h ou 19 h. Ils sont les conservatoires des rythmes lents de ce commerce traditionnel. On peut encore y assister aux longues palabres du marchandage et aux siestes du commerçant, glissé dans l’espace minuscule de son échoppe, mais toujours disponible pour la clientèle. Le secteur informel, commercial ou artisanal, majoritaire dans certains pays, échappe à toute régulation et donne lieu à maints systèmes d’exploitation des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, particulièrement exposés à la précarité. Enfin, avec les politiques de libéralisation lancées par les pays qui furent un temps dominés par le socialisme d’État, et par lesquelles ils ont rejoint une situation libanaise qui avait été pionnière, des secteurs de travail entièrement nouveaux sont apparus. Les activités de services et les centres commerciaux de type mall ont conquis les espaces urbains, offrant des opportunités d’emplois dans un secteur perçu comme moderne et rémunérateur, donc valorisé en dépit d’un temps de travail plus lourd lié à la concurrence et à l’alignement sur les normes internationales les plus libérales.


Dans les interstices de ces différents rythmes de travail, la question des loisirs et du temps libre, qui mériterait d’être creusée, apparaît également comme un facteur important dans la structuration d’un rapport somme toute décontracté au temps de travail. Les longues vacances estivales sont quasi inconnues. Les loisirs et le temps libres sont étroitement articulés, d’une part à la vie familiale élargie, d’autre part aux calendriers religieux. La dimension familiale favorise la proximité spatiale ; on va rarement loin pour ses loisirs. On rend visite à la famille, ou on se retrouve dans un lieu de villégiature commun, hors de l’espace étouffant de villes saturées, mais rarement très éloigné de celles-ci. Par ailleurs, Pâques et Noël pour le chrétiens, la fête de rupture du jeûne et la fête du sacrifice pour les musulmans, sont les temps forts de l’arrêt de travail, qui ne dure que quelques jours. Un tel rythme de loisir, qui appelle des pauses de courte durée qu’il n’est pas absolument nécessaire de prévoir longtemps à l’avance, en outre sur un calendrier mobile en ce qui concerne les fêtes musulmanes [6], nécessite peut-être moins un encadrement législatif que des arrangements interpersonnels souples. C’est bien cette dernière modalité qui semble la plus fréquente dans le monde du travail libanais. L’expression « ici au Liban… », répétée à plusieurs reprises par les employés de banque interrogés par Elisabeth Longuenesse et Marie-Noëlle Abi Yaghi, rappelle aussi le souci de demeurer dans des contextes de travail relativement peu rigides, un modèle éloigné des normes occidentales mais qui renvoie à l’idée d’un espace de liberté et se revendique comme un signe positif de spécificité et de disponibilité.


Si le temps industriel, qui a été si structurant dans le contexte occidental, n’existe qu’à la marge dans le monde arabe, l’univers du travail révèle une stratigraphie complexe qui croise des héritages locaux préservant une part de rythmes lents, des trajectoires coloniales imprimant des différences entre Maghreb et Machreq, et désormais partout des mouvements profonds de dérégulation. Dans le contexte actuel de mondialisation, les régions du Sud, et parmi elles le monde arabe, pourraient bien être à l’avant-garde des expériences de travail global, projetant l’image d’un futur inquiétant. Toujours sur le terrain libanais, Julien Bret explore la circulation des migrantes asiatiques, vouées dans ce pays aux emplois domestiques, et qui sont prises entre divers registres de temporalités. Celle, brève, imposée par les administrations des pays de départ qui ont intérêt à favoriser un turn over rapide, de préférence en direction des pays considérés comme fortement rémunérateurs. Celle, ambiguë, de l’employeur libanais qui, d’une part, adhère à ce principe du temps limité (contrats de trois ans) dans l’éventualité d’une déception, mais qui, d’autre part, si la personne donne satisfaction au terme d’une période probatoire, a tout intérêt à prolonger sa présence au Liban, y compris en contravention de la loi. Celle, enfin, propre aux migrantes, qui s’articule elle-même entre le temps long de la construction d’une carrière migratoire durable, et le temps de l’immédiateté, qui consiste à dégager de la gangue du contrôle étroit exercé par l’employeur, du temps pour soi.


Les conditions de travail de ces migrantes sont en effet particulièrement contraignantes. Hébergées au domicile même de leur employeur, souvent dans des conditions qui ne leur offre aucune intimité, disponibles 24 heures sur 24, elles ne bénéficient pas toujours, loin s’en faut, du jour de congé hebdomadaire pourtant inscrit dans le nouveau contrat unifié de 2009, mais laissé à l’appréciation de l’employeur. Un profil qui risque de se répandre si des modes de régulation efficaces ne s’opèrent pas sur le travail global. Les organisations internationales et les ONG parviennent parfois, à coups d’action et d’information, à ouvrir des brèches de moralisation dans cet espace d’exploitation mondialisé. De leur côté certaines migrantes, en dépit des contraintes très fortes, parfois violentes, auxquelles elles sont soumises, apprennent à se ménager des espaces et des temps d’autonomie. Modestement, à travers les balcony talks qui permettent à celles qui vivent recluses d’échanger avec leurs collègues, ou plus collectivement en participant à la pastorale des migrants ou au réseau d’assistance chapeauté par Caritas, plus durablement enfin, mais bien souvent dans l’illégalité, en travaillant en temps partagé ou en s’implantant dans de micro-entreprises, restaurants ou salons de coiffure. Au Liban, les employées philippines, qui ont longtemps été les plus valorisées sur le marché de l’emploi domestique, ont acquis dans la durée de l’expérience migratoire de bonnes compétences dans ces formes d’autonomie. Perçues comme trop émancipées, susceptibles de recourir à des réseaux de soutien, on leur préfère désormais de nouveaux groupes considérés comme plus dociles. Les organisations des droits de l’homme et leurs militants devront encore et toujours faire preuve d’imagination pour déjouer les ruses de l’inhumanité.

 Entre attente et espérance : les oscillations des temporalités du politique

Dans le monde arabe, la culture politique s’est construite au cours des dernières décennies dans un contexte très particulier. À partir des années 1960, l’Europe occidentale, et un peu plus tardivement les États-Unis, entrent dans une période d’absence de guerre, laquelle avait dominé l’expérience des générations précédentes, ménageant ainsi quatre décennies de calme, perturbées seulement par les échos des conflits ayant lieu ailleurs, propices à l’inscription de changements majeurs au sein de ces sociétés (Sirinelli, 1994). Dans le monde arabe, ces mêmes décennies sont traversées par des conflits nombreux et durables qui interviennent comme autant de ruptures temporelles dans la trajectoire historique de la région. Le conflit israélo-palestinien, toujours irrésolu, qui demeure une douleur vive dans toutes les consciences arabes, la guerre civile libanaise, les conflits en Irak, marquent profondément l’histoire récente de cette région et impriment sans aucun doute leur marque dans la conscience du temps. Dans ces conditions particulières en effet, qui brouillent les articulations entre passé, présent et futur, il n’apparaît pas évident que la perception de l’avenir s’inscrive, comme ce fut longtemps le cas dans les sociétés occidentales, dans la vision optimiste d’un irrésistible progrès, perspective démentie chaque jour par la réalité. L’Irak, dont les indicateurs sociaux ont fait un bond en arrière, suffit à prouver l’inexistence de la linéarité. Le présent n’offre guère plus de raisons d’être valorisé. En outre, la survivance coloniale que constitue l’occupation des territoires palestiniens par Israël inscrit cette portion de la région dans un temps considéré partout ailleurs comme relevant d’une histoire révolue. Enfin, à cet état de tension chronique s’ajoute le poids de régimes politiques qui, quasi sans exception jusqu’à ces derniers mois, relevaient d’un autoritarisme qui cherchait à se cristalliser pour durer, à l’opposé de la temporalité propre des démocraties rythmée par le calendrier électoral et l’alternance.


Ce sont ces deux dernières particularités, d’une part le contrôle de nature coloniale exercé sur la population palestinienne, d’autre part la figure de l’autoritarisme captée à travers l’exemple tunisien, que Véronique Bontemps et François Siino analysent à l’aune des temporalités. Véronique Bontemps nous invite à l’accompagner lors de la traversée du pont Allenby, seul point de passage entre la Cisjordanie et la Jordanie, qu’elle scrute avec le regard de l’anthropologue. De façon plus ou moins forte selon leur statut social, ou en fonction des ressources dont ils disposent pour y échapper, les Palestiniens sont soumis, avant de pénétrer dans l’espace de liberté et d’ouverture que constitue la Jordanie, à d’interminables attentes. Cette dépossession du temps apparaît comme une arme à part entière du dispositif d’occupation. Le fait d’être soumis à l’arbitraire – ici l’obligation d’une attente non justifiée –ou de ne pas l’être, forme une frontière classique qui traverse toutes les sociétés coloniales (Thénault, 2012). En réponse, les stratégies de mise à distance ou de « débrouille », qui peuvent être rapprochées de celles, de nature certes différente, mobilisées par les domestiques étrangères au Liban, visent à tenir dans la durée face à une situation de forte contrainte sur laquelle on ne peut agir directement ou immédiatement.


L’attente, qui prend des formes paroxystiques au pont Allenby, est un phénomène qui enserre par ailleurs toute la société palestinienne. Enfermés dans les enclaves palestiniennes ou dans des camps de réfugiés, dans les territoires eux-mêmes ou dans les pays voisins, massivement victimes du chômage, interdits de circuler pour certains d’entre eux en raison de leur statut administratif, trahis dans leurs espérances – d’une nation, du droit au retour – par les échecs successifs des négociations de paix, les Palestiniens sont condamnés à un quotidien fait d’une part importante d’attente. Dans ces minuscules territoires du Moyen-Orient, celle-ci finit par prendre une densité incroyable. Plus diffuse, mais néanmoins très pénalisante, l’attente touche l’ensemble de la jeunesse arabe, au Maghreb comme au Moyen-Orient. Avec un taux de chômage qui frôle les 25 %, bien des jeunes sont empêchés de franchir le pas de l’autonomie, et même souvent de se marier, faute d’avoir les moyens nécessaires pour fonder un ménage. Les promesses non tenues de développement économique et social, lancées après les indépendances, se sont soldées pour eux par une situation d’inaction et d’attente. Mais lassés de « tenir le mur », c’est avec enthousiasme que les jeunes Arabes se sont engouffrés dans le souffle du printemps arabe, pour tenter de briser la spirale de l’attente et de se réinscrire dans une dynamique d’espérance et de projection vers l’avenir.


François Siino observe enfin, à partir du cas tunisien, comment la prévalence des autoritarismes dans la région arabe peut être lue comme le résultat de processus de suspension du temps politique, normalement codifié et régulé dans le cadre républicain. Ce sont en effet des régimes progressistes, du moins affichés comme tels par rapport aux pouvoirs coloniaux de l’époque antérieure, qui ont mis en place, après les indépendances, des régimes républicains, tout comme ils ont également promis le développement économique et social. Leur double projet politique et économique visait à éradiquer les formes sociales anciennes (notamment les segmentations liées au tribalisme ou aux appartenances ethniques et confessionnelles) pour construire un homme nouveau et un avenir de progrès. Mais les promesses de liberté politique n’ont pas été plus tenues que celles du développement et c’est au contraire dans une durée trahissant les principes de la démocratie républicaine que se sont installés ces régimes. L’idée de la nécessaire intervention d’un homme providentiel, incarnée par Bourguiba mais partagée par bien des leaders arabes, repose sur une perception de l’immaturité du peuple par les élites, qui leur donne aisément argument pour défendre la continuité, et finit par produire des dérives dynastiques. À cela se sont ajoutés plus récemment les avantages très matériels liés aux prébendes économiques prélevées par les dirigeants et leurs proches (Ben Ali, Moubarak, et aujourd’hui encore Bachar al-Assad), qui rendent le renoncement au pouvoir plus difficile encore. Mais dans le sursaut du printemps arabe, les populations ont pu faire la preuve de leur maturité en décidant que le moment était arrivé de mettre fin au blocage du temps politique.


Au-delà du moment décrit par François Siino, la survenue des révolutions offre une situation inédite qu’il serait passionnant de lire au prisme des temporalités. Une lecture de l’impact des nouvelles technologies de l’information aurait pu compléter de façon éclairante les réflexions menées dans ce numéro. Non qu’elles aient directement déclenché le phénomène, mais leur succès foudroyant au cours des quelques années passées, alors qu’elles n’ont pénétré que tardivement dans la région en raison du contrôle et de la censure des pouvoirs en place, a permis d’inscrire, préalablement au moment révolutionnaire, les sociétés arabes dans la simultanéité avec le reste du monde, et de valoriser ensuite l’instantanéité de l’événement. Les révolutions elles-mêmes replacent les Arabes face à un nouveau carrefour de temporalités. Les révolutions sont nées dans un temps social, celui de la révolte contre les inégalités et le déni de dignité, elles doivent désormais s’inscrire dans le temps politique (Badie, 2011). Celui, à réapprendre, de la démocratie, qui s’inscrit dans une dévolution temporaire du pouvoir entre les mains de dirigeants soumis régulièrement au jugement des électeurs. Celui, plus global, d’une projection dans le futur, de la réhabilitation de la notion de progrès, mais aussi de la conscience des limites de celui-ci. Dans ce contexte en recomposition, les mouvements islamistes ont de façon évidente encore un rôle à jouer. Se pose dès lors la question de la façon dont peut se réaliser la construction du futur à partir d’une référence au passé, toute fantasmée que celle-ci puisse être parfois. Il reste encore bien des fragments temporels à exhumer du terreau des sociétés arabes.

 Bibliographie

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Notes

[1Intervention non publiée de Syrinx Von Hees, « Medicine and Old Age during the Mamluk Period - Perceptions and Realities » au séminaire commun d’études médiévale USJ/Ifpo, Beyrouth, 4 avril 2012.

[2La seule enquête référencée, déjà ancienne, porte sur l’emploi du temps des femmes : Royaume du Maroc, ministère de la Prévision et du Plan, Les emplois du temps de la femme au Maroc. Enquête nationale sur le budget-temps des femmes 1997/98, Direction de la Statistique, 1999.

[3Sur les conceptions musulmanes du temps voir Massignon (1962), Gardet (1975), Monnot (2003), Amir-Moezzi (2007).

[4Voir, dans ce numéro, le compte-rendu de cet ouvrage.

[5Au Maghreb, l’héritage colonial induit des différences puisque les pays de la région ont adopté des horaires calqués sur le modèle français, avec généralement des ouvertures de la fonction publique jusqu’à 17 h.

[6La détermination exacte des jours de fête peut par ailleurs intervenir très tardivement puisque le début d’un nouveau mois est marqué par l’apparition du croissant de lune, visible à un jour près.

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