Ce texte a été présenté dans le cadre des conférences mensuelles du Cercle Ernest Renan le 17 octobre 2013.
L’anthropologie historique est aujourd’hui dans une situation paradoxale. Au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, les historiens se sont intéressés à l’histoire du corps, dans toutes ses dimensions : sexualité, genres, perception, goût, odorat, vision. Ils ont étudié l’histoire des fonctions psychologiques comme la sensibilité, la volonté, l’intelligence, la mémoire, mais aussi les émotions, les sentiments, l’imaginaire. Ils ont même cherché à comprendre l’histoire de ces principes d’identité que l’on a appelé l’âme, le moi, le soi. Mais la seule histoire qui pourrait donner sens et valeur à cette remarquable efflorescence – l’histoire du sujet – nous est encore quasiment inconnue.
Ce paradoxe tient, me semble-t-il, à deux raisons principales. La première concerne les outils utilisés par les praticiens de l’anthropologie historique : comme ceux-ci ne disposent pas d’une théorie du sujet qui leur soit propre, et qu’ils ignorent quasiment tout des apports de la théorie du langage à cet égard, ils empruntent leurs concepts à la psychologie, la sociologie, l’anthropologie et la philosophie, sans toujours mesurer leur incompatibilité avec les tâches qu’ils leur assignent. Faute d’être associé à son vecteur langagier, le sujet reste ainsi dans leurs travaux encore massivement confondu avec l’individu, l’histoire de la subjectivation avec celle de l’individualisme, la modernité avec le monde moderne [1].
Je ne parlerai pas ce soir de cet aspect du problème, même s’il est évidemment déterminant. Comme le temps nous est compté, je me permettrai de laisser de côté cette énorme question [2].
La seconde raison de l’absence d’une histoire du sujet – qui n’est d’ailleurs pas sans rapports avec la précédente – est que les praticiens de l’anthropologie historique ne prennent pas toujours toute la distance nécessaire avec un schématisme historiciste, dont le procès a pourtant été fait depuis longtemps mais auquel Louis Dumont a réussi à redonner quelque lustre au cours des années 1970-80 [3]. D’une manière générale, le « paradigme dualiste » [4], selon lequel l’histoire humaine aurait connu deux périodes séparées par une rupture (un « avant » traditionnel et holiste, un « après » moderne et individualiste), reste encore très influent dans les travaux contemporains et l’histoire du sujet est ainsi le plus souvent rabattue sur celle de « la découverte et du développement de l’individualisme occidental ».
Ce soir, je me bornerai donc à vous présenter quelques réflexions concernant les effets de ce paradigme sur les représentations scientifiques de l’histoire de l’homme occidental, mais aussi les moyens de le surmonter et de développer enfin une histoire du sujet indépendante du modèle individualiste. Il s’agira ici d’esquisser les contours d’un nouveau champ de recherche, sans du reste que cette autonomisation de l’histoire du sujet n’implique en rien un rejet de toute histoire de l’individu et de ses corollaires, singularité, privé, moi, âme, soi, etc.
À cette fin, je me propose de traverser trois modèles de l’histoire de l’individu et du sujet en Occident, qui sont parmi les plus importants aujourd’hui en terme d’influence ou de fécondité scientifique – l’un et l’autre n’allant pas toujours de pair malheureusement : le modèle proposé dans une perspective d’anthropologie comparée par Louis Dumont, celui élaboré sous la forme d’une sociologie historique par Norbert Elias et celui développé, de manière plus fragmentaire mais pas moins productive, sous l’égide de la psychologie historique par Ignace Meyerson et Jean-Pierre Vernant.
Un historicisme dualiste : Louis Dumont
Dans son immense recherche comparative entre Inde et Occident [5], Louis Dumont substitue aux facteurs trop décriés de l’historicisme classique l’action anti-hiérarchique et individualisante de l’idéologie christique. Pour lui, ce n’est pas l’Esprit, comme chez Hegel, ou les forces productives, comme chez Marx, ou l’évolution naturelle de l’homme, comme chez Spencer, qui explique l’apparition de l’individualisme occidental. La dissolution lente puis la brusque destruction du monde traditionnel holiste, ou pour le dire autrement l’apparition du monde moderne, est le résultat de la prédication christique, dont la diffusion des valeurs éthiques serait, selon lui, la cause principale de tous les changements d’individuation depuis deux mille ans en Occident.
En rapatriant sur terre la source des valeurs qui se trouvait jusque-là à une distance infinie et infranchissable dans le ciel, et donc en introduisant le dualisme, qui séparait depuis le prophétisme juif ce monde-ci de l’autre, précisément dans le monde d’ici-bas, la prédication christique aurait lancé une dynamique dont nous sentirions, deux mille ans après, encore les effets : « C’est là ce qui nous apparaît rétrospectivement comme le cœur, le secret du christianisme considéré dans tout son développement historique [...], l’Incarnation de la Valeur. » (Essais sur l’individualisme, 1983, p. 51)
Mais cette réfection socio-anthropologique de la pensée hégélienne n’en change pas le fonds. L’« histoire » de l’individualisme qu’il en tire a à peu près autant de qualités historiques que celles de la Raison ou de l’Esprit chez son prédécesseur. Elle est en fait simplement déduite d’une opposition structurale entre sociétés dites « modernes » et sociétés dites « traditionnelles » et ne se soutient que d’une survalorisation du facteur religieux.
Or, les raisons ne manquent pas pour rejeter l’une et l’autre de ces prémisses : tout d’abord, de très nombreuses sociétés échappent à cette classification dualiste, il y a bien des différences dans les sociétés traditionnelles comme dans les sociétés modernes, et donc bien des différences dans les formes d’individuation et de subjectivation qui y prolifèrent ; ensuite, le récit qui en est tiré est à la fois très incomplet et truffé d’erreurs, il oublie tous les facteurs non religieux et interprète les faits de manière téléologique ; enfin, leurs corollaires éthiques et politiques réactionnaires – la vérité tragique de la modernité serait dans son rejet du religieux – sont plus que contestables.
Un évolutionnisme pluraliste : Norbert Elias
L’œuvre de Norbert Elias est immense et couvre une durée allant du XIe au XXe siècle [6] ; je me limiterai ici à un exemple pris au tout début de cette période.
Elias remarque que les individus médiévaux – sans qu’il y ait d’ailleurs beaucoup de différences entre les groupes sociaux – se comportaient d’une manière très différente de la nôtre. Leurs techniques du corps étaient peu élaborées. Dans toutes les couches sociales, on satisfaisait ses besoins naturels – uriner, déféquer, lâcher des vents, se moucher, cracher – sans aucune gêne. La nudité ne semblait pas être non plus l’objet d’une attention particulière, même chez les nobles. Comme le peuple, ceux-ci dormaient à plusieurs dans la même chambre, dans le même lit. Le plus souvent nu et sans aucune gêne. De même, malgré l’attention croissante de l’Église à son égard, l’activité sexuelle était encore vécue de manière très innocente. Les interactions étaient elles aussi marquées par une grande spontanéité. Le groupe dominant des hommes de la noblesse chevaleresque possédait, du fait de son mode de vie et de ses fonctions sociales, un profil généralement belliqueux. Les jeunes, en particulier, suivaient très librement leurs pulsions agressives. Toutefois, cette agressivité ne caractérisait pas seulement la noblesse. Les vengeances familiales, les guerres privées, les vendettas étaient monnaie courante dans toutes les couches de la société. D’une manière générale, les hommes de l’époque médiévale possédaient un comportement et un psychisme à la fois plus simples et plus contrastés que ceux des périodes absolutistes et bourgeoises ultérieures.
Cette forme de psychisme et de comportement peu formalisée qui dominait dans les sociétés médiévales tardives de l’Ouest européen s’explique, selon Elias, par l’appartenance des individus à des réseaux d’interaction peu diversifiés et la plupart du temps de très faible ampleur. L’économie médiévale était dominée par une agriculture de subsistance : la plupart des gens vivaient des produits de leurs terres et le commerce y était limité par l’état des voies de communication ainsi que par la rareté relative de la monnaie. Les chaînes d’interaction y étaient donc très courtes et peu variées. Chaque individu dépendait objectivement de relativement peu de monde aussi bien en qualité qu’en quantité. Par ailleurs, le morcellement du pouvoir entraîné par la féodalisation donnait aux nobles une grande autonomie de décision, mais il les soumettait également en permanence au risque de se faire agresser par leurs voisins et les poussait inévitablement à recourir à la violence physique afin de conserver leurs chances de survie.
Cette double situation, économique et sociale, explique selon Elias les comportements et la psychologie spontanés voire souvent débridés qui caractérisaient les individus médiévaux. Elle explique également le caractère un peu fruste d’une rationalité pratique souvent superficielle, binaire, sans nuances et orientée, au mieux, vers le calcul à court terme. Faible interdépendance, menace physique permanente, liberté pulsionnelle et rationalité limitée constituaient ainsi des « phénomènes complémentaires ».
Pourtant, dans certaines situations, les groupes dominants de cette société ont commencé à adopter des comportements nouveaux fondés sur une plus grande maîtrise de soi et une certaine stylisation de la vie. Dans les rares documents décrivant ces pratiques qui nous sont restés, quelques remarques éparses montrent un début d’autocontrôle dans la satisfaction des besoins naturels, la sexualité ou encore l’usage de la violence. Surtout, une attention déjà assez forte est portée aux manières courtoises concernant les relations entre sexes, les codes de combat ou les manières de table.
Or, cette évolution appelle, aux yeux d’Elias, un nouveau type d’explication, qui va compléter la première. Alors que les explications économico-sociales précédentes faisaient appel, de manière assez traditionnelle, à une logique situationnelle – influence du contexte d’interaction (l’instabilité psychique), logique de la place objective (l’autonomie), adaptation à une situation d’interaction donnée (la rationalité limitée et le goût de la violence) –, Elias engage ici un nouveau type d’analyse qui met l’accent sur le type de travail effectué par l’individu sur lui-même. Il est assez proche sur ce plan de Foucault et, avant lui, de Burckhardt, qui sont les deux autres grands historiens de l’individuation à avoir souligné l’importance de ces pratiques. Il s’en distingue toutefois parce que, contrairement au premier qui ne se prononce pas sur ses causes et au second qui l’attribue aux seuls changements dans la répartition des pouvoirs publics [7], Elias met cet essor du travail sur soi et ses formes en relation avec l’augmentation des contraintes que font peser la force et la complexité croissantes des interdépendances, entre les différentes classes sociales, d’une part, et, entre les individus de la classe dominante elle-même, de l’autre. Il passe ainsi d’une logique statique des places à une logique dynamique de l’interdépendance, d’un déterminisme situationnel direct à un déterminisme transformationnel indirect passant par le travail sur soi.
Contrairement aux récits historicistes privilégiant des explications mono-causales simplistes mais aussi aux entreprises anti-historicistes d’esprit néo-nietzschéen et heideggérien qui se multiplient aujourd’hui en une poussière de contributions sans liens les unes avec les autres, les analyses d’Elias rendent compte à la fois de la multiplicité des expériences anthropologico-historiques et des liens qu’elles conservent malgré tout entre elles. Elles offrent ainsi simultanément la possibilité de faire droit aux différences historiques et un cadre sociologique commun qui, les rendant commensurables les unes avec les autres, leur donne sens. Comme Burckhardt et Foucault, Elias centre son approche de l’individuation sur les techniques de soi, mais à la différence de ces deux historiens, il montre aussi les faciès spécifiques des interdépendances qui déterminent ces formes. C’est cette interaction entre les pratiques de soi et les formes d’interdépendances qui constituent certainement l’apport théorique le plus précieux du travail d’Elias.
Il reste que ce travail comporte un certain nombre de défauts, particulièrement en ce qui concerne les questions du langage, du sens et du sujet, qui s’avèrent une fois encore, le talon d’Achille de la sociologie.
Tout en les inscrivant dans une perspective à la fois dynamique et organisée, Elias donne clairement aux termes d’« individu » et de « sujet » des définitions très traditionnelles. Pour lui, le sujet désigne la face interne, psychologique, de ce dont l’individu est la face externe, sociologique. Toute son entreprise repose sur le postulat selon lequel les formes de l’intériorité et les formes sociales sont en interaction constante et évoluent, sinon à la même vitesse – car les formes psychiques opposent, selon lui, leur rigidité et leur passivité aux changements plus rapides des formes sociales – du moins dans le même sens.
Le principal défaut de ce présupposé est de dissoudre la question de la subjectivation, du devenir-agent, dans celle de la singularisation et de l’intériorisation. Chez Elias, le sujet est entièrement absorbé par l’individu, il n’y est jamais considéré comme un agent mais comme un moi, et ses formes historiques sont intégralement descriptibles dans les termes d’une histoire de l’individuation. La puissance du langage et ses effets de subjectivation/désubjectivation y sont largement méconnus. En dépit du fait qu’elle s’intéresse aux conditions d’émergence de l’État moderne, cette histoire ignore ainsi toute la part éthique et politique du devenir anthropologico-historique – l’histoire du sujet elle-même.
À cela s’ajoute un défaut qui est particulier à la sociologie des configurations : bien qu’elle introduise un souci inédit pour la diversité et l’aspect dynamique des phénomènes qu’elle est amenée à observer, celle-ci se fonde sur l’idée que les multiples figures de l’individuation observables au cours de l’histoire constitueraient des sortes d’empreintes des fonctionnements successifs des systèmes sociaux dans les corps humains. C’est pourquoi, elle a tendance à ramener la pluralité souvent contradictoire des manières de fluer entrelacées des corps, du langage et du social à des figures synchroniques relativement unitaires et stables.
Au total, la sociologie historique poursuit la confusion des histoires de l’individu et du sujet. Celui-ci n’est jamais, chez Elias, qu’un moi pris entre les forces biologiques du ça et les normes sociologiques du surmoi. Son attention au langage, qui s’approfondit à la fin de sa vie, ne le mène pas jusqu’à la question des formes de sujet par lesquelles les acteurs donnent sens et forme à leurs dires, à leurs actions et, plus généralement, à leur vie. Par ailleurs, la question de l’agent n’est abordée qu’au niveau des individus collectifs et c’est pourquoi, Elias ne peut tirer aucune leçon éthique et politique de sa sociologie historique dont il proclame, d’une manière qui frôle l’illusion positiviste, la totale neutralité.
Un historisme anti-relativiste : Jean-Pierre Vernant
Passons maintenant au modèle proposé par la psychologie historique. Là encore les œuvres d’Ignace Meyerson et de Jean-Pierre Vernant sont immenses, c’est pourquoi je limiterai de nouveau à un exemple.
Pour Meyerson, la personne ne constitue pas une entité unitaire ; elle est composée de différentes « fonctions » ; chacune de ces fonctions possède une histoire particulière en grande partie déterminée socialement. Autrement dit, on ne peut pas comprendre la psychologie humaine en se limitant à étudier la vie intérieure ; il faut au contraire partir de l’étude de toutes les productions humaines, ce que Meyerson appellent les œuvres [8].
Après bien des réflexions et tâtonnements, Meyerson est arrivé à une classification de ces fonctions que l’on peut résumer de la manière suivante : tout être humain peut être décrit comme un corps accompagné de quatre instances psychique, éthique, politique et morale : le moi, l’agent, l’individu, le singulier. Le moi au sens de vie intérieure ; l’agent au sens de celui qui agit ; l’individu au sens de la plus ou moins grande insertion de la personne dans le ou les groupes sociaux ; le singulier au sens de la valorisation par la société de sa plus ou moins grande singularité. L’histoire de la personne humaine impliquera donc à suivre les cours hachés et entremêlés de ces quatre instances et du corps qui en constitue le support. Notons que ce programme était très en avance sur son temps et que nombre de chercheurs de la deuxième moitié du XXe siècle sont restés bien en-deçà. Alors que l’anthropologie comparée n’allait s’intéresser qu’à l’individu, et la sociologie historique qu’à l’individu et au moi, Meyerson montrait, dès 1948, la nécessité d’ajouter à ces deux aspects de la personne, la singularité et l’agent, tout en doublant l’étude de chacune d’elles par une enquête approfondie sur les techniques du corps qui les sous-tendent.
Le premier texte dans lequel Vernant aborde la question de l’histoire de l’individu et du sujet date de 1960 [9]. Il est écrit pour le colloque organisé par son maître Meyerson, aussi n’est-il pas surprenant qu’on y retrouve les éléments principaux de sa doctrine [10].
Vernant part de l’interrogation suivante : les dieux grecs sont couramment représentés sous forme de figures humaines, relativement bien « individualisées » ; sont-ils pour autant des « personnes » et les liens qui les unissent, dans le culte aux fidèles prennent-ils la forme de rapports « personnels » ? Autrement dit, si ces dieux et leurs fidèles sont assurément des individus plus ou moins engagés dans leur groupe, sont-ils simultanément des singuliers, des moi et des agents ? : « La société divine est-elle vraiment constituée, pour le Grec, de sujets singuliers et uniques, tout entiers définis par leur vie spirituelle, d’individus à la dimension d’existence purement intérieure, se manifestant comme centres et sources d’actes, agents responsables ? » (p. 355) Non seulement la présence d’une individuation ne signifie pas que l’individu plus ou moins engagé, qui en est le produit, soit analogue à celui que nous connaissons aujourd’hui, mais elle n’implique en rien celle des autres instances de la personne.
Vernant aborde ces questions à travers une large enquête en sept volets qui va lui permettre de dresser un tableau très fin des formes prises par les diverses instances de la personne.
Le premier concerne le culte public, la religion de la cité, qui domine alors la vie des Grecs. « Dans ce contexte, remarque-t-il, l’individu établit son rapport avec le divin par sa participation à une communauté. L’agent religieux opère comme représentant d’un groupe, au nom de ce groupe, dans et par lui. » (p. 356) Lors des cérémonies religieuses publiques, l’individu est donc largement engagé et l’on n’observe aucune valorisation de l’agent, du singulier ou du moi.
Vernant examine ensuite d’autres formes de culte comme le dionysisme ou les cultes à mystères. Meyerson y voyait le lieu d’une certaine valorisation de l’individu, de l’agent et même du moi ; Vernant a un avis plus réservé, au moins en ce qui concerne le dionysisme. L’individu y est à peine moins désengagé du groupe qu’il ne l’est dans la religion civique. Tout d’abord, il s’agit simplement d’« un aspect inverse, complémentaire du premier » (p. 356) et la distance dont se prévalent les bacchai et les ménades en folie par rapport à leur groupe leur est en fait prescrite par l’ensemble du système social au fonctionnement duquel elle est tout aussi nécessaire que le rapport d’intégration impliqué par la religion officielle. Ensuite, le dionysisme exclut toute pratique séparée et s’inscrit impérativement dans des groupes sociaux dont les origines sont très anciennes. Enfin, l’expérience religieuse du dionysisme va à l’encontre de toute valorisation de l’agent ainsi que tout renforcement du moi. Alors que le culte civique se rattache « à un idéal de σωφροσύνη fait de contrôle, de maîtrise de soi, chaque être se situant à sa place dans les limites qui lui sont assignées. Le dionysisme apparaît au contraire comme une culture du délire et de la folie : folie divine, qui est prise en charge, possession par le dieu » (p. 357).
Vernant accorde plus d’effets nouveaux aux cultes à mystères. Ces cultes désengagent en effet en partie les individus de leur groupe, au moins le temps du rituel, tout en impliquant une décision qui renforce leur statut d’agent : « Un mystère constitue une communauté, non plus sociale, mais spirituelle, à laquelle chacun participe de son plein gré par la vertu de sa libre adhésion et indépendamment de son statut civique. » (p. 358) De plus, ces cultes singularisent nettement leurs fidèles : « Le mystère ne fait pas que s’adresser à l’individu comme tel ; il lui procure un privilège religieux exceptionnel, une élection qui, l’arrachant au sort commun, comporte l’assurance d’un sort meilleur dans l’au-delà. » (p. 358)
Mais Vernant souligne aussi les limites de ces évolutions, ou tout au moins leurs spécificités, en tout cas le peu d’espace pour une intériorisation et un retour sur le moi. La communion entre le fidèle et son dieu, qui est au centre de ces cultes, se réfère « non à un échange d’amour entre deux sujets, à une intimité spirituelle, mais à des relations de caractère social ou familial faisant de l’initié le fils ou l’enfant adoptif ou l’époux de la divinité. » (p. 359) Or, l’adoption, la filiation, l’union sexuelle avec le dieu sont des thèmes légendaires qui, depuis des temps très anciens, servent à justifier les prérogatives religieuses de certaines grandes familles, en particulier l’immortalité bienheureuse. Ces cultes impliquent donc moins une relation d’un moi humain à un moi divin, où le premier se renforcerait de son commerce avec le second, qu’ils n’entraînent la démocratisation d’un motif aristocratique de justification par un lien familial privilégié au divin.
Vernant passe ensuite à l’analyse du panthéon. Là aussi, on voit une valorisation très inégale des instances de la personne. Certes, tous les dieux grecs sont relativement bien singularisés. Mais, tout d’abord, cette singularité se traduit souvent par une multiplicité aspectuelle qui en relativise la portée : « [La divinité] n’apparaît pas nécessairement comme un sujet singulier, mais aussi bien comme un pluriel : soit pluralité indéfinie, soit multiplicité nombrée. » (p. 362) Cette indistinction se retrouve au niveau de la collectivité des dieux qui est souvent considérée comme une unité : « Les diverses puissances surnaturelles dont la collection forme la société divine dans son ensemble peuvent elles-mêmes être appréhendées sous la forme du singulier, ὁ θεός, la puissance divine, le dieu, sans qu’il s’agisse pour autant de monothéisme. » (p. 363)
Ensuite, cette singularité ne signifie pas de toute façon que ces dieux soient conçus comme des individus dégagés de leur groupe, des agents et des moi. Les dieux helléniques sont des Puissances et, en tant que tels, ils sont pris dans des rapports de forces qui déterminent entièrement leur identité.
Vernant analyse alors les cultes rendus aux morts et aux héros. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, les premiers n’ont pas pour fonction d’assurer la permanence, par-delà la mort, d’un être humain dans son individualité ou sa singularité, encore moins dans sa fonction d’agent ou sa profondeur psychique. Leur rôle est de maintenir la continuité du groupe familial et de la cité.
Les morts sont absorbés dans le grand fond impersonnel qui soutient la vie : « Dans l’au-delà, le mort perd son visage, ses traits distinctifs ; il se fond dans une masse indifférenciée qui ne reflète pas ce que chacun fut de son vivant, mais un mode général d’être, opposé et lié à la vie, le réservoir de puissance dans lequel cycliquement la vie s’alimente et se perd. […] Chez Hésiode, le qualificatif qui caractérise le statut des morts dans l’Hadès, c’est νώνυμνοι : sans nom. » (p. 365)
Le cas des héros est un peu différent, il est vrai. Ceux-ci forment, à l’époque classique, une catégorie religieuse assez bien définie qui se distingue tant des morts que des dieux. Le héros conserve sinon une certaine individualité du moins la singularité acquise par ses exploits. Le culte des héros est d’une certaine manière un culte à une singularité fondée sur une capacité d’action et donc un devenir-agent.
Il reste que ce devenir-agent est très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui et que nous prenons à tort pour naturel. De par sa nature même, il est tout d’abord limité à des êtres exceptionnels, que leur caractère héroïque sépare nettement du commun des mortels. Par ailleurs, et ceci est encore plus étrange selon nos critères, ce devenir-agent peut se produire en l’absence de toute singularité et de toute individualité : « Dans le culte, l’individualité du héros s’estompe ou s’efface. Il est des héros entièrement anonymes et qu’on désigne, comme celui de Marathon, par la terre qui garde leurs ossements et qu’ils sont censés protéger. Il en est d’autres – très nombreux – dont le culte ignore la personnalité individuelle pour ne voir en eux que la fonction étroitement spécialisée à laquelle ils président. » (p. 366) Ensuite, le devenir-agent héroïque n’implique aucune intériorité psychique construite par retour sur soi, aucune âme dont ils seraient le prolongement à l’extérieur. Enfin, il n’entraîne même pas la construction d’un sujet moral considéré comme responsable de ses actes : « Comment le héros serait-il responsable d’un succès qu’il n’a jamais à conquérir, jamais à mériter ? Ce qui caractérise l’exploit héroïque c’est sa gratuité. La source et l’origine de l’action, la raison du triomphe ne se trouvent pas dans le héros, mais hors de lui. Il ne réussit pas l’impossible parce qu’il est un héros ; il est un héros parce qu’il réussit l’impossible. » (p. 367)
L’action et le devenir-agent ne sont donc pas absents des récits héroïques mais ils sont représentés de manière non-psychologique, non-morale et parfois même non individuelle. Ils relèvent avant tout d’épreuves de qualification religieuse et sociale qui montrent que le héros est bien doté d’une capacité d’action. Mais cette capacité d’action ne vient pas au héros de son for intérieur ou d’une qualité qui lui serait propre, elle s’obtient par une participation à une puissance cosmique qui le dépasse de partout.
Finalement, Vernant examine les expériences religieuses qui s’élaborent dans certains milieux sectaires, en marge de la religion officielle, entre le VIe et le Ve siècle. Alors que partout ailleurs, la dimension psychique est minorée ou absente, ces milieux vont lui prêter beaucoup d’attention et en faire l’objet principal de leurs pratiques. L’âme apparaît, tout d’abord, comme un élément étranger à la vie terrestre, un être venu d’ailleurs et en exil, apparenté au divin. Elle constitue une puissance mystérieuse et surnaturelle – le daímōn. Mais elle va devenir l’objet de pratiques de concentration et de contrôle : « Par des pratiques d’ascèse, des exercices de concentration spirituelle, liés peut-être à des techniques du corps, spécialement à l’arrêt de la respiration, ils prétendent rassembler et unifier des puissances psychiques éparses à travers tout l’individu, séparer du corps à volonté l’âme ainsi isolée et recentrée, la rendre pour un moment à sa patrie originelle pour qu’elle y recouvre sa nature divine avant de la faire redescendre s’enchaîner à nouveau dans les liens du corps. » (p. 369) Ces pratiques aboutissent à développer une nouvelle instance de la personne, cette fois considérée comme intérieure, bien qu’encore sans lien avec la volonté, l’agent et la singularité. Selon Vernant, cette nouvelle instance personnelle constitue l’origine de ce que nous appelons le moi, l’intériorité, la vie psychique.
Où que l’on regarde, on ne trouve donc dans la religion grecque au Ve siècle aucun véritable individualisme, au sens où l’individu serait complètement désengagé de son groupe ; et extrêmement rarement, dans des milieux sectaires extrêmement marginaux, un intérêt pour la vie intérieure, mais qui n’est jamais un intérêt pour le moi.
Mais on note aussi que la singularité et l’agentivité peuvent être au même moment valorisées, bien que chacune encore une fois dans des limites très précises liées au fait qu’elles dépendent moins d’une puissance intérieure que d’une participation à une puissance cosmique, globale et enveloppante.
Je ne peux ici en dire beaucoup plus sur le travail de Vernant qui a continué à travailler sur ces questions jusqu’au début des années 1990 [11]. Mais ce seul exemple montre déjà assez bien que l’approche de l’histoire du sujet et de l’individu par la psychologie historique est très différente de celle de l’anthropologie comparative et même de la sociologie historique.
Contrairement à se concurrentes, elle pose la question des formes d’individuation et même de subjectivation dans les sociétés dites « traditionnelles », « pré-modernes » et « pré-chrétiennes ». Ce faisant, elle conteste d’emblée le dualisme chronologique, sociologique et anthropologique qui voit, dans les sociétés antérieures à la trop fameuse « rupture de la Renaissance » – ou à toutes les « ruptures » qui ont été imaginées par la suite à son image : Renaissance du XIIe siècle, prédication chrétienne, miracle grec, prophétisme hébreu, ou bien, dans l’autre sens, Réforme, Révolution scientifique, Lumières, Révolution française, Révolution industrielle, etc.–, des sociétés où les singuliers auraient été entièrement dominés par les collectifs et où la subjectivation aurait été complètement absente.
Par ailleurs, la psychologie historique rompt avec tout évolutionnisme et ne cherche plus, comme Louis Dumont le faisait encore dans les années 1970-80, à reconstituer une généalogie linéaire remontant régressivement de l’individu moderne, considéré arbitrairement comme unitaire, à un geste de rupture initiale avec le monde traditionnel, vu lui aussi comme unitaire. Du coup, elle ne considère plus toutes les autres formes d’individuation et de subjectivation comme de simples obstacles – qu’il serait donc possible de négliger – à l’affirmation progressive de l’individualisme et du subjectivisme occidentaux. Elle combat les présupposés éthiques et politiques impliqués par cette conception selon laquelle l’avenir des sociétés non-occidentales serait une « occidentalisation » et une « modernisation » inéluctables et le seul antidote aux dévoiements individualistes et subjectivistes de l’Occident, dénoncé lui comme « postmoderne », un retour à ce que l’on imagine avoir été le holisme et le communautarisme anciens.
En dépit de reculs momentanés de la réflexion dus à la vogue du structuralisme, Vernant n’a cessé jusqu’à la fin de sa vie d’enrichir son approche en raffinant la liste des catégories à prendre en compte. D’autres enquêtes ont ainsi suivi à la fin des années 1960 et au début de la décennie suivante en collaboration avec Pierre Vidal-Naquet, à propos des notions d’agent et d’action, dans la tragédie tout d’abord [12], puis, en reprenant Benveniste, dans la langue grecque [13]. Les deux derniers textes écrits par Vernant concernant l’histoire de l’individu et du sujet sont l’avant-propos de L’individu, la mort, l’amour, publié en 1989, et l’introduction du collectif L’homme grec, publié pour la première fois en 1991.
De ces textes tardifs, je ne pourrai malheureusement pas vous parler. Sachez simplement que Vernant y propose une classification encore plus diversifiée comprenant, d’un côté, toutes les instances relevant de l’individuation sociologique – l’individu engagé, le singulier, le privé –, et de l’autre, toutes celles liées à l’individuation psychologique – l’âme, le soi, le moi. Entre les deux, ajoutant en quelque sorte à l’étude des techniques du social et du corps celle des techniques du langage, il place les instances qui relèvent de la subjectivation – le sujet d’énonciation, et de manière moins claire, il est vrai, l’agent, qu’il a bizarrement tendance à négliger dans ses derniers travaux.
Conclusion
Le schématisme historiciste reste malheureusement encore très présent dans la littérature scientifique contemporaine et un siècle de critique n’a pas suffi à le déraciner. Il constitue le fond du modèle proposé par l’anthropologie comparative de Louis Dumont, et il n’est pas totalement absent, en dépit de réelles avancées, de celui proposé par la sociologie historique de Norbert Elias. C’est pourquoi toute histoire du sujet et de l’individu, qui veut satisfaire aux réquisits spécifiants de la discipline historique, doit commencer par une critique détaillée et radicale de ce type de modèle, qui constitue pour elle un véritable obstacle épistémologique, au sens de Bachelard.
De leur côté, les enquêtes menées sur les bases de la psychologie historique ne sont pas sans défauts. Les connaissances qu’elles produisent ont du mal à s’agréger les unes aux autres ; il leur manque parfois un caractère cumulatif. Meyerson peut défendre un programme à la fois humboldtien et diltheyen, tout en rejetant Humboldt et en ne parlant jamais de Dilthey. De même, si Vernant cite encore quelques fois Groethuysen, celui-ci est de nos jours totalement oublié des praticiens de la psychologie historique. Par ailleurs, les hésitations et les rebroussements scientifiques ne sont pas rares. Lorsqu’on suit de manière précise le fil de ces enquêtes, on voit avec quelle difficulté et quelles intermittences s’affirme la nécessité de prendre en compte le sujet-agent – pour ne rien dire du sujet de l’énonciation et du sujet poétique.
Quoi qu’il en soit, le modèle historique proposé par la psychologie historique l’emporte largement sur ceux de ses concurrentes. Comme Dilthey, Simmel et Groethuysen ont commencé à le faire au cours des premières décennies du XXe siècle, Meyerson et Vernant montrent que l’histoire de l’individu et du sujet est une histoire ramifiée, proliférante et complexe, qui ne peut en aucun cas être réduite aux schémas simplistes qui sont sans cesse repris par les sciences de l’homme et de la société, mais aussi par la philosophie. Au cours de cette histoire, de multiples formes d’individuation et de subjectivation apparaissent, coexistent, se chevauchent, s’hybrident ou disparaissent pendant de longues périodes pour réapparaître parfois à des siècles de distance. Tout cela sans que ces formes ne cessent jamais d’être à la fois reliées et déliées, déliées et reliées, par le langage.
Grâce à la psychologie historique émerge ainsi une nouvelle conception, fondamentalement pluraliste, proliférante et anti-dualiste, de l’histoire de l’individuation et de la subjectivation – une conception que l’on pourrait appeler polyphonique ou, mieux encore, puisque les techniques du corps et du langage y tiennent une place déterminante, polyrythmique.