Cet article a déjà paru dans Espacetemps.net en avril 2013. Nous remercions Sandra Mallet de nous avoir autorisé à le republier ici.
Résumé : Qu’apportent les politiques temporelles et les Bureaux des Temps dans les façons de penser l’urbanisme ? Apparus en France à la fin des années 1990, l’originalité et l’intérêt de leur démarche repose sur leur volonté d’intégrer la pluralité des rythmes urbains dans l’aménagement des territoires. La prise en compte de cette pluralité s’exprime dans les actions sous trois formes : celles de la multiplicité des temps sociaux, de la polychronie des lieux et de la polyvalence séquentielle des espaces. Cependant, faute de moyens suffisants et de reconnaissance, les actions des politiques temporelles manquent de portée globale.
Mots-clés : politiques temporelles, urbanisme, rythmes urbains, temps sociaux, chronotopie.
Mian Ye, Stadhuis van den haag reflection, 9.10.2013, Flickr.
L’urbanisation se rapporte tout autant à des reconfigurations spatiales qu’à de profondes transformations des modes de vie. Les logiques organisatrices des temps journaliers ont évolué au cours de l’histoire et les changements s’accélèrent depuis une trentaine d’années. Les relations entre les diverses activités, en particulier les durées et valeurs accordées au travail et au loisir, se transforment. Alors que le travail constitue le premier élément structurant le quotidien, son organisation est plus flexible et moins standardisée : en France, les journées courtes de travail et les journées longues augmentent, de même que les emplois à temps partiel, ceux à horaires dits « décalés » et le travail de nuit (insee, 1999, 2011). En parallèle, les loisirs et le temps libre s’affirment comme valeur dominante dans les sociétés occidentales (Dumazedier, 1962). Le développement technologique induit des temps artificialisés et perturbe les rapports traditionnels des individus au temps et à l’espace (Ascher, 2003). La rapidité grandissante de la transmission des communications ancre les échanges dans une sorte de processus continu et sans interruption. Le « temps réel » n’ordonne plus uniquement le monde industriel mais s’immisce de façon progressive dans le quotidien. Les individus sont dorénavant accessibles en permanence et une sorte de brouillage apparaît entre les périodes de travail et de non-travail. Les transports, toujours plus performants, reconfigurent les distances entre les lieux qui se mesurent désormais plus en termes de durée que de kilomètres.
Ces mutations participent d’une urbanisation des temps quotidiens, marquée par une accélération du rythme de vie (Rosa, 2010 [1]). Cette accélération se définit comme l’augmentation du nombre d’épisodes d’actions ou d’expériences par unité de temps. Elle est liée à la réduction des ressources temporelles :
Objectivement, l’accélération du rythme de vie représente un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action. [...] elle se traduit, subjectivement [...] par une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle, d’une accélération contrainte engendrant du stress, ainsi que par la peur de « ne plus pouvoir suivre. (p. 103)
L’ensemble de ces évolutions temporelles reconfigure la géographie urbaine, les façons de pratiquer l’espace et les attentes des habitants. Le modèle d’une ville en continu, accessible à tous, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an, interroge la société actuelle, signe d’une mutation historique des modes de vie, influencés aussi bien par un processus de globalisation que d’individualisation des sociétés. On observe, de fait, une mise en continuité des grands rythmes traditionnels de la ville, en particulier entre le jour et la nuit, le dimanche et les autres jours de la semaine. Certaines frontières temporelles s’effacent et un « front » progresse dans l’espace de manière disparate, avec des points d’appui, des citadelles à temps continu (Melbin, 1978, Gwiazdzinski, 2005). Ces évolutions temporelles génèrent des problèmes divers : création d’inégalités sociales, renforcement des conflits à certains moments, perturbation des rythmes biologiques. Elles soulèvent de nouveaux enjeux en urbanisme et interrogent ses outils habituels. La reconnaissance du temps comme enjeu d’aménagement s’affirme depuis la fin des années 1980 en Europe. De nouveaux discours se sont formés sur le rôle de l’aménagement dans l’organisation des temporalités urbaines (Ascher, 1997, Paquot, 2001). En France, les politiques temporelles sont nées de ces préoccupations, à la fin des années 1990. Prenant modèle sur les expériences pionnières italiennes, elles ont pour ambition de mieux concilier les différents temps des citoyens. Elles tentent d’intervenir sur des moments quotidiens particuliers, des espaces urbains ou l’accessibilité aux différents services de la ville. Bien souvent, elles donnent naissance à des structures spécifiques, que nous appelons, par commodité, « Bureau des Temps », malgré des appellations diversifiées (Espaces des Temps, Maison du Temps, Mission Temps de la ville, etc.). Peu visibles car agissant sur l’objet « temps », les politiques temporelles restent, plus de dix ans après les premières initiatives menées, encore méconnues, peu de bilans ayant été dressés depuis (Boulin, 2008, Mallet, 2011). Pourtant, elles sont bien plus qu’un effet de mode et leur diffusion se poursuit. Les politiques temporelles seraient à l’origine de pratiques urbanistiques inédites, considérant le temps sous diverses formes et donnant naissance à un « urbanisme temporel », pour reprendre l’expression employée par leurs acteurs.
En nous appuyant sur des entretiens avec des chargés de mission et des élus des politiques temporelles, des séminaires de l’association Tempo Territorial, des documents internes fournis par les personnes enquêtées, des documents de communication et articles de presse, nous proposons une analyse des apports et limites de ces politiques dans le champ urbanistique. En quoi participent-elles à reconfigurer les pratiques d’aménagement ? De quelles manières tentent-elles de concilier les aspects liés au temps avec ceux liés à l’espace ? Un urbanisme chronotopique (Mallet 2009, Paquot, 2009) est-il en passe de se constituer ? Ce texte interroge également les façons dont ces politiques comprennent la notion de temps. En effet, comment se positionnent-elles face aux problématiques temporelles actuelles ? Vont-elles dans le sens d’une ville en continu ou tentent-elles de protéger certains moments ?
La ville est concrétisation de rythmes, cohabitant, s’entremêlant et interagissant entre eux : s’intéresser à cette polyrythmie permet alors de penser autrement les espaces et leur aménagement. Le rythme, cette expression concrète du temps (Bachelard, 1950) au cœur de la quotidienneté (Lefebvre et Régulier, 1985), n’est pas un concept utilisé de façon explicite et régulière par les acteurs des politiques temporelles. Cependant, nous posons l’hypothèse que les politiques temporelles et les Bureaux des Temps intègrent la question du rythme en urbanisme sous différentes perspectives. La prise en compte de la pluralité des rythmes urbains s’exprime dans les actions sous trois formes dominantes qui sont celles de la multiplicité des temps sociaux, de la polychronie des lieux et de la polyvalence séquentielle des espaces. Cependant, faute de moyens suffisants et de reconnaissance par les urbanistes, les actions des politiques temporelles manquent de portée globale et sont parfois contradictoires, ce qui empêche la naissance d’un nouvel urbanisme pensé par le rythme, qui prendrait pleinement en compte, de façon explicite et volontaire, la question de l’articulation des temps urbains.
Un regard novateur sur l’espace
Repenser l’aménagement des territoires
En France, la volonté de renouveler les bases de l’aménagement des territoires est présentée comme un élément structurant des politiques temporelles. Elles sont apparues dans une période où sont élaborées de nouvelles lois visant à changer les formes de la planification territoriale (la loi relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale et la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire (loaddt) datent de 1999 et la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (sru) est votée en 2000). En outre, les lois Aubry de 1998 et 2000 relatives à la réduction du temps de travail suscitent de nombreuses réactions. Les premiers Bureaux des Temps français sont créés à partir de 2001, en partie grâce au programme de prospective de la datar, Territoires 2020. L’objet du débat engagé par la datar fait pleinement écho à ces deux lois qui organisent le temps de travail salarial réglementaire à 35 heures par semaine et qui recommandent, dès l’article premier, une harmonisation des services publics en rapport avec les besoins des habitants.
Loi Aubry II – N° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail
Article 1, Alinéa 7
Dans les agglomérations de plus de 50 000 habitants, le président de la structure intercommunale, en liaison, le cas échéant, avec les maires des communes limitrophes, favorise l’harmonisation des horaires des services publics avec les besoins découlant, notamment du point de vue de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, de l’évolution de l’organisation du travail dans les activités implantées sur le territoire de la commune ou à proximité.
A cet effet, il réunit, en tant que de besoin, les représentants des organismes ou collectivités gestionnaires des services concernés et les met, le cas échéant, en relation avec les partenaires sociaux des entreprises et des collectivités afin de promouvoir la connaissance des besoins et de faciliter la recherche d’adaptation locale propre à les satisfaire.
Les premiers Bureaux des Temps français prennent modèle sur les premières expériences menées en Italie, pays précurseur des politiques temporelles. Le thème des temps de la ville, y a, en effet, trouvé une expression politique et législative à différents échelons territoriaux dès la fin des années 1980. Cela s’explique par le poids de la recherche qui existait déjà sur les temps sociaux ainsi que par le rôle des mouvements féministes et des syndicats (Bonfiglioli, 1999). C’est à la suite de ces initiatives italiennes que se sont développées des politiques temporelles dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne, en Espagne et en France. En France, malgré l’arrêt de l’implication de l’État dans la promotion et le financement des actions dès 2002 (liée au changement de gouvernement), on assiste à un essor régulier de ces politiques, notamment sous l’impulsion d’une association, Tempo Territorial, qui vise à les promouvoir, à mutualiser les connaissances et partager les expériences, via des séminaires, des guides méthodologiques et des journées de formation. Un réseau européen a, par ailleurs, été fondé en 2009 à Barcelone, première ville espagnole à avoir créé un Bureau des Temps. Désormais, ce sont plus d’une trentaine de collectivités françaises qui tentent d’intégrer la question des temps dans leurs démarches.
Visant une meilleure coordination entre emplois du temps des populations et temps urbains, la volonté d’étudier et d’adapter les territoires à la multiplicité des temps sociaux apparaît dès les premières actions entreprises.
Multiplicité des temps sociaux
La prise en compte de la diversité des rythmes quotidiens et de leur coordination est au cœur des actions des Bureaux des Temps. Avant de présenter les actions des politiques temporelles allant en ce sens, rappelons que le rythme naît d’abord d’une configuration de plusieurs éléments, source d’ajustements permanents mais aussi de désynchronisations et de décalages. Ensemble formé par la relation entre ses parties (Benveniste, 1966), le rythme est agencement entre différents processus temporels interagissant entre eux (Lefebvre, Régulier, 1985). Pour Henri Lefebvre et Catherine Régulier, le rythme constitue la forme temporelle de notre quotidien, comprenant des successions d’actes, de faits et gestes, des alternances d’absences et de présences, d’heures pleines et creuses. Conformée à des règles et des normes sociales, l’organisation temporelle de la vie quotidienne résulte d’un aménagement tant intérieur qu’extérieur, tout autant personnel que social. Les différents éléments temporels (rythmes naturels, tempo des horloges, temps sociaux, rythmes individuels, temps privés, rythmes publics, etc.), s’entremêlent et interagissent sans cesse entre eux. Il en ressort des ajustements, des synchronisations, mais aussi des perturbations, des luttes. Des sociologues, tels Georges Gurvitch et William Grossin, ont développé des théories sur la diversité et l’hétérogénéité du temps et ont dénoncé l’illusion de son uniformité. Pour Georges Gurvitch,
la vie sociale s’écoule dans des temps multiples, toujours divergents, souvent contradictoires, et dont l’unification relative, liée à une hiérarchisation souvent précaire, représente un problème pour toute société (Gurvitch, 1950, p. 325).
Les groupes sociaux se réalisent dans des temps qui leur sont propres. Selon les catégories de populations et les classes d’âges, des différences s’observent dans le rythme de la journée, l’enchaînement des activités et les façons de gérer et maîtriser le temps. Le temps du professeur de collège n’est pas le même que celui de l’ouvrier, de l’agriculteur ou de l’employé de bureau (Grossin, 1974). Mais il existe un paradoxe essentiel et constitutif de toute société : si les temps sociaux sont fondamentalement pluriels, la société ne peut vivre sans essayer d’unifier cette pluralité. Les individus rencontrent au sein de leur quotidien de multiples temps avec lesquels ils doivent composer. Plusieurs temps s’entrelacent avec le temps propre de l’individu et participent alors à sa construction : il peut être influencé par le fait de vivre en milieu urbain ou rural, par des impératifs sociaux tels que les rendez-vous, l’heure d’embauche et de débauche de son travail, le moment de la journée (matin, soir, etc.). Finalement, chacun doit sans cesse s’adapter et procéder à des ajustements, l’individu ne pouvant disposer d’un temps entièrement libre, c’est-à-dire sans liens extérieurs. Dans les sociétés occidentales, les journées sont principalement marquées par la référence constante au Temps Universel [2] qui domine l’organisation des rencontres sociales. Par conséquent, le temps social se définit comme un « temps de coordination et de décalage » et « le maximum de signification humaine se greffe sur lui » (Gurvitch, 1950, pp. 338-340).
En France, comme dans d’autres pays européens (Italie, Pays-Bas), les politiques temporelles visent d’abord un type de population spécifique — les mères de famille — qui rencontre des difficultés à gérer les diverses parties de son emploi du temps. En Italie, les féministes revendiquent, au milieu des années 1980, de plus grandes possibilités de gestion du temps de travail, familial, domestique, civique, etc. pour les femmes. Une proposition de loi intitulée « Les femmes changent le temps : une loi pour rendre plus humains les horaires de travail, les horaires de la ville, le rythme de la vie » [3] est soumise au Parlement Italien par les élues de l’ancien Parti Communiste, en 1986. Livia Turco, militante communiste, l’une des leaders de cette proposition, y demande, en introduction, la reconnaissance d’un « droit au temps ». Le texte comprend comme points d’applications : la réduction du temps de travail salarié et un meilleur aménagement de celui-ci, le partage des tâches au sein des ménages et un renforcement de la coordination des horaires des services urbains. Cette proposition de loi n’a pas été acceptée mais elle a cependant participé à instaurer l’idée que ces difficultés constituent un problème collectif, de société, qui relève donc de politiques publiques. Elle a, par ailleurs, accéléré certains processus, en renforçant les espaces de dialogues entre les féministes et les syndicats et en imposant les femmes comme acteurs sociaux majeurs. Elle est aussi devenue une référence pour les politiques qui ont suivi, en Italie, mais aussi dans les autres pays où se sont développées les politiques temporelles.
La plupart des politiques françaises, qui s’inscrivent au départ dans la lignée des démarches italiennes, se sont d’abord centrées sur les services aux familles, dans l’idée d’adapter les horaires des services urbains aux rythmes des femmes et de réduire les inégalités entre hommes et femmes. Les Bureaux des Temps de Rennes, Caen, Lyon ou Paris en ont fait l’un de leurs axes d’action privilégiés. Ces politiques ont ensuite élargi leur public-cible pour tenter d’intervenir sur l’ensemble des services urbains. De nombreuses actions visant à faciliter l’accessibilité des services ont été entreprises : modifications des horaires d’ouverture, regroupement de certains services entre eux afin de réduire les temps d’attente et de déplacements, et multiplication des moyens d’information sur les horaires d’ouverture. Les études réalisées révèlent, en effet, que les plages horaires ordinaires sont trop souvent inadaptées aux disponibilités des usagers. La rigidité des horaires traditionnels se heurte aux emplois du temps de plus en plus diversifiés et changeants des populations.
Certains moments, « temps creux » de la ville, suscitent particulièrement l’intérêt. L’été constitue la saison la plus problématique, puisqu’elle est par excellence en ville celle de la vacance : les écoles et universités ferment leurs portes, une partie des citadins délaisse la ville quelques jours voire quelques semaines, les agents publics prennent leurs congés, les activités culturelles, sportives, administratives, commerciales, ou de transports se programment souvent en adéquation avec les rythmes scolaires, et les jours sont parmi les plus longs de l’année. En conséquence, les variations saisonnières urbaines les plus importantes se situent entre l’été et le reste de l’année. Cette période estivale tient une place importante dans le calendrier annuel, puisqu’elle se cale pour l’essentiel sur neuf semaines de vacances scolaires s’étendant de juillet à septembre. Assurer la continuité des services publics consiste alors tout autant à s’adapter aux demandes des usagers qu’à celles des effectifs des prestataires de services. La nuit ou le dimanche sont aussi des périodes durant lesquelles de nombreuses activités urbaines sont déficientes. Ces temps creux des territoires retiennent particulièrement l’attention des Bureaux des Temps. À Rennes, Montpellier, Saint-Denis, Paris ou Lyon, ceux-ci ont permis à certains équipements et services (administratifs, culturels, sportifs, ou de transports, de garde d’enfants, de loisirs) de devenir accessibles à des moments où ils ne l’étaient pas (en particulier en soirée, le dimanche et à l’heure du déjeuner), de créer des nocturnes ou de tenir des marchés alimentaires l’après-midi.
Ces démarches, qui pourraient paraître simples et banales au premier abord, ne le sont pourtant pas. Les réflexions sur la coordination des horaires à l’échelle d’une ville sont récentes. Et surtout, ces actions se révèlent complexes à mettre en place : les bases de données et les cartographies des horaires et jours d’ouverture des services et commerces n’ont souvent jamais été produites avant la création d’un Bureau des Temps dans les collectivités, et salariés et syndicats s’opposent, en général, au travail à horaires décalés.
L’ouverture des bibliothèques le dimanche se heurte ainsi à des mouvements d’opposition très forts. Rappelons qu’en France, la bibliothèque représente l’équipement culturel le plus répandu. Mais le dimanche, alors que musées, théâtres, piscines ou gymnases ainsi que maints autres lieux culturels ou de loisirs sont ouverts, les bibliothèques municipales et universitaires sont presque toutes fermées, ce qui n’est pas le cas dans bien d’autres pays, américains ou européens. Des études montrent pourtant qu’il existe une réelle demande d’ouverture le dimanche (Plein Sens, 2011, Tempo Territorial, 2011). Les bibliothèques municipales ouvertes ce jour-là rencontrent une fréquentation en générale supérieure aux autres jours de la semaine, égalant ou dépassant souvent celle du samedi. Cependant, les fermetures dominicales correspondent à des héritages historiques difficiles à faire évoluer. Des situations conflictuelles naissent, en particulier, autour de la rémunération des salariés et leur organisation de travail.
L’ensemble de ces actions sur les services urbains montre que l’un des objectifs majeurs des Bureaux des Temps est d’agir sur les difficultés croissantes des gens à gérer leurs emplois du temps quotidiens. Ceux qui vivent en horaires « décalés » par rapport à la norme, par choix ou par obligation, ne doivent pas être interdits pour autant de pratiquer certaines activités, ni être privés de services urbains. Ces actions constituent, par conséquent, une reconnaissance politique de la multiplicité des temps sociaux. Elles sont le reflet d’une prise en compte de la diversité des rythmes quotidiens, s’attachant en particulier aux difficultés de synchronisation de certaines populations aux rythmes sociaux dominants et aux évolutions temporelles des rythmes majeurs comme des rythmes mineurs.
Polychronie des lieux
La diversité des rythmes urbains quotidiens est également abordée par les Bureaux des Temps par leur intérêt à ce que l’on peut appeler la ’polychronie’ des lieux. Nous postulons, en effet, que tout lieu est, par essence, polychronique, pour reprendre et adapter à la compréhension contemporaine des espaces le terme d’Edward T. Hall (Hall, 1984). L’anthropologue américain a montré combien le temps pouvait être vécu de façons différentes selon les cultures. Il oppose le temps linéaire des sociétés occidentales, au temps cyclique des sociétés archaïques ; il qualifie ces dernières de polychroniques car elles se singularisent par leur capacité à traiter plusieurs choses à la fois : les individus n’ont pas d’horaire ni de programmes imposés, les transactions sont pour la plupart basées sur la confiance. À l’inverse, le temps en Occident est monochrone : les sociétés monochrones sont séquentielles et traitent les choses les unes après les autres. De cette façon, la vie professionnelle et sociale est dominée par l’horaire, les structures temporelles « arbitraires et imposées » (Hall, 1984, p. 81).
Pour nous, la polychronie d’un lieu se rapporte à la diversité de ses rythmes et à sa faculté d’engendrer des usages pluriels en un même moment. Etudier la polychronie des lieux permet de comprendre la façon dont les différents temps (naturels, sociaux) se matérialisent dans l’espace urbain. Cette ’chronotopie’ part du principe que les emplois de l’espace sont liés aux emplois du temps (Hägerstrand, 1981). Or l’individualisation des temps sociaux (liée notamment aux évolutions dans les domaines du travail, des loisirs et des technologies) rend les rythmes collectifs moins prévisibles, met en continuité les grands rythmes traditionnels de la ville et désynchronise les pratiques de l’espace. On assiste, entre autres, à un étalement des heures de pointe dans les transports, à un accroissement des séjours courts dans les zones touristiques, à une intensification des activités urbaines la nuit et le dimanche. La recherche d’une meilleure coordination des temps passe, par conséquent, par des réflexions géographiques. Il est alors nécessaire de s’intéresser aux heures d’ouverture et de fermeture des espaces urbains, à la diversité des usages des espaces publics et à la cohabitation des différentes activités entre elles, et de développer des méthodes d’observation des rythmes urbains, comme ont commencé à le faire certains chercheurs (Gérardot, 2007, Mallet, 2009, Revol, 2012).
Les politiques temporelles sont précisément issues de recherches sur les relations entre temps et espaces de la ville. Le terme employé par les italiens, cronotopo, traduit en français par « chronotope », désigne la représentation spatio-temporelle des activités, reliant la ville bâtie à la façon dont elle est investie par les activités sociales. Le chronotope combine ainsi « l’ensemble de la temporalité propre au versant physique et celle propre au versant social dans une relation qui permet aux formes physiques et sociales d’habiter l’une dans l’autre » [4] (Bonfiglioli, 1997, p. 90). Les lieux sont vus comme à la fois transformés tout au long de l’histoire, transformés par des temporalités quotidiennes et appelés à se transformer dans le futur, dessinant des architectures temporelles caractéristiques. Cependant, rares sont les Bureaux des Temps ayant réalisé des études portant sur cette imbrication des architectures temporelles.
Leur apport réside plutôt dans l’attention portée aux conflits temporels, directement issus de l’intensification de la polychronie urbaine. En effet, la mise en continuité des temps urbains, à laquelle ne répond, aujourd’hui encore, aucune gestion temporelle globale des villes (Ascher, 1997), est fortement propice au développement de conflits temporels. Nous définissons les conflits temporels comme des tensions générées par des usages simultanés et antagonistes d’un lieu. Il en existe plusieurs types. Certains naissent d’un manque de ressources, les lieux offrant des activités capables d’accueillir un certain nombre de personnes sur des périodes de temps données (Chardonnel, 1999). D’autres sont issus d’usages jugés inappropriés d’un espace par certaines populations à un moment donné. Le cas le plus classique de ce type de conflit est celui relatif aux nuisances sonores durant la nuit, causées, par exemple, par les trafics aériens perturbant le sommeil des personnes résidant à proximité d’un aéroport, par des clients de bars ou boîtes de nuit gênant les riverains ou par des jeunes squattant les cages d’escalier d’un immeuble. Face à la montée des conflits temporels, les Bureaux des Temps tentent de se poser en médiateurs entre les diverses parties prenantes. Certains, comme celui de Paris, contribuent au développement de « chartes locales des usages » [5]. L’objectif est d’apaiser les conflits liés aux pratiques divergentes des habitants —résidents et temporaires —, d’une rue ou d’un quartier. La première charte, signée en 2007, concernait la place du marché Sainte-Catherine, située dans le quartier du Marais à Paris. En soirée, de nombreux conflits opposaient riverains et restaurateurs : les clients se révélaient bruyants, les odeurs de nourriture gênaient les résidents, de même que les véhicules qui se garaient sur la place. Un débat public réunissant résidents du quartier, représentants de commerçants et d’usagers, et associations, a été initié par la Mairie d’arrondissement. Une charte locale a ensuite été rédigée et signée, impliquant des engagements de part et d’autre. Ce document à caractère non réglementaire, incitatif, vise à réguler la cohabitation entre les commerçants, les usagers et les résidents, l’utilisation des terrasses, l’entretien du périmètre, le stationnement illicite, les bruits, etc. Il préconise la constitution d’un conseil dont les membres sont élus après signature de la charte. Ce conseil, qui se réunit et établit un bilan une à deux fois par an, doit être attentif aux évolutions du quartier, doit constater le respect ou non des engagements de chacun et peut modifier le contenu de la charte. En cas de conflit, il peut saisir la Mairie d’arrondissement pour qu’elle intervienne. Les chartes locales des usages sont donc conçues comme des outils de conciliation. Reprenant les principes de la charte du Marché Sainte-Catherine, le Bureau des Temps en a formalisé la méthode, afin que les Mairies d’arrondissements puissent facilement les utiliser dans le cadre de conflits.
La nuit constitue un moment conflictuel particulier et le sera certainement encore plus dans les années à venir face au développement du travail de nuit, à la diversification des loisirs durant cette période et à la diffusion géographique des activités nocturnes dans l’ensemble de l’espace urbain. Or, « la ville qui dort, la ville qui travaille, la ville qui s’amuse et la ville qui s’approvisionne ne font pas toujours bon ménage » (Gwiazdzinski, 2005). La nuit constitue alors presque naturellement un moment retenant l’attention de ces politiques. Plusieurs chartes nocturnes ont rédigées, comme à Paris en 2004 ou Lyon en 2006, visant à encourager les « bonnes pratiques ». Généralement, les établissements s’engagent à mieux respecter les horaires d’ouverture et les textes législatifs, à afficher la charte dans leurs établissements et à sensibiliser leur clientèle sur les nuisances sonores qu’ils peuvent générer sur la voie publique ainsi que sur les risques liés à l’alcool, à la drogue, etc. Les municipalités, elles, s’engagent à intervenir dans les demandes d’autorisation tardive, en tant que médiatrices entre établissements et riverains.
Les acteurs des politiques temporelles ont ainsi conscience que les conflits temporels se multiplient dans les villes et que la forte polychronie des lieux peut être propice aux discordances, voire aux conflits. Cette attention portée aux conflits temporels semble aujourd’hui nécessaire à la constitution de villes apaisées et à la bonne cohabitation entre citadins.
Polyvalence séquentielle
Le terme de « polychronie » et l’expression « polyvalence séquentielle » reflètent tous deux la diversité des rythmes d’un espace donné. Mais, si la polychronie s’attache aux usages pluriels d’un lieu en une unité de temps, la polyvalence séquentielle met l’accent sur les enchaînements rythmiques. Cette expression peut être utile pour caractériser la succession des pratiques, la une suite des évènements, qu’ils soient récurrents ou ponctuels, prévus ou imprévus.
Les politiques temporelles tentent de traiter de façon différenciée les espaces urbains et équipements publics selon les moments. Cette gestion se rapporte à un traitement séquentiel de la polyvalence des espaces : il s’agit de révéler les usages possibles des lieux selon les périodes de temps.
Maints équipements sont sous-utilisés à certaines périodes. Il peut s’agir de parkings de centres commerciaux, d’espaces d’activités ou d’universités, de salles de classes, de sport, de conférences ou d’exposition, de centres culturels, qui se trouvent sous-employés voire désertés durant certaines heures de la journée, durant la nuit, le week-end ou les vacances. Pourtant, dans beaucoup de villes, les fortes densités bâties et les pressions foncières limitent la construction de nouveaux équipements, malgré les demandes des habitants. Des expériences d’optimisation de l’existant ont été réalisées par la Mairie du 9e arrondissement de Paris et le Bureau des Temps. Après concertation auprès des grandes entreprises, grands magasins, commerces locaux, ratp, compagnies d’assurance, ccip et Chambre des métiers, une étude avisant à identifier les services et espaces qui pourraient être mutualisés a été réalisée et un travail est en cours afin de rendre opérationnelles les préconisations émises.
La diversification temporelle des usages des espaces publics est également au cœur des préoccupations des politiques temporelles. Le réaménagement du centre-ville de Saint-Denis au début des années 2000, auquel a contribué la Mission des Temps, témoigne d’une prise en compte de la polychronie des lieux, de même que de la variété des usages selon des séquences de temps distinctes. Il montre une volonté d’ouvrir les lieux à des usages divers, puisqu’il entend intégrer les calendriers déjà existants, les évènements réguliers qui marquent la vie des lieux (les jours de marché, les horaires des livraisons, les mariages le samedi, etc.) tout en laissant l’occasion à des événements moins réguliers, imprévus, inattendus au moment de l’élaboration du projet, de se produire. Par ailleurs, redonner de la vie au centre-ville en soirée s’est rapidement imposé comme enjeu fondamental de la Mission. Face aux difficultés économiques des cafetiers et des restaurateurs, plusieurs rencontres et études ont été réalisées afin de comprendre la façon dont est vécu le centre en soirée. Celui-ci était alors en cours de requalification dans le cadre d’un vaste projet urbain intégrant sa piétonisation : il était indispensable de penser les usages des lieux selon des moments variés. L’organisation d’un « Espace des Temps » [6], instance de débats entre différents acteurs — entreprises, associations et habitants —, la réalisation d’une enquête auprès des résidents de Saint-Denis puis d’une randonnée nocturne dans le centre-ville, a permis à la Mission des Temps d’élaborer un diagnostic permettant de comprendre les manques, les dysfonctionnements et de faire émerger des idées et projets. Le premier constat, rapidement dressé, est que Saint-Denis est perçue comme une ville inactive, « morte » très tôt le soir (dès 19-20 heures). Cela est, en partie, lié à la faiblesse de l’offre nocturne dans le centre. Il existe, malgré tout, une demande d’animation de la part des habitants. Un projet destiné à favoriser l’appropriation du lieu en soirée, les Nuits du Vendredi, a été initié dès 2003, en partie financé par le programme européen Equal. Une fois par mois, le vendredi soir, une manifestation particulière, spectacle ou débat animé par une association, est organisée. Les animations se font surtout dans les restaurants et les cafés, entre 19 heures et 23 heures. La mobilisation des acteurs a été un facteur fondamental : des restaurateurs, la Direction de la culture, des associations, compagnies culturelles et transporteurs ont été associés au projet. La Mission Temps de la Ville a coordonné ces acteurs entre eux, s’est chargée de la communication de ces évènements et a recensé les établissements ouverts après 19h30.
L’ensemble de ces actions montre que penser les lieux selon des moments différents permet de repenser l’optimisation de leur utilisation, le respect des usages, ainsi que la revitalisation des espaces.
Difficultés et obstacles de l’« urbanisme temporel »
Les politiques temporelles apportent un regard novateur sur les territoires urbains et modifient les pratiques publiques traditionnelles. Elles présentent l’intérêt de recentrer toute action urbaine sur les usages, c’est-à-dire sur le fonctionnement quotidien des lieux, en les abordant de manière explicite sous l’angle spécifique du temps. Cet angle fait apparaître des thématiques nouvelles, ou ayant suscité jusque-là peu d’intérêt aux yeux des politiques publiques, comme le fonctionnement des espaces durant les moments creux, les difficultés de conciliation des emplois du temps, les conflits temporels ou l’optimisation temporelle d’un lieu. Penser l’organisation des rythmes permet ainsi de penser autrement l’aménagement des territoires.
De ces pratiques nouvelles serait en train de se constituer un ’urbanisme temporel’. Plusieurs acteurs des politiques temporelles emploient cette expression, comme la chercheuse italienne Sandra Bonfiglioli, qui parle également d’’urbanisme des temps’ (Bonfiglioli, 2004) ou le sociologue Jean-Yves Boulin, qui pense que l’expression est « intéressante car elle appelle à des changements culturels » [7] et que « l’esprit d’un nouvel art de la planification urbaine se forme ».
Le temps apparaît comme une variable fondamentale à prendre en compte en aménagement à double titre. D’une part, parce que les sociétés urbaines sont confrontées à des évolutions temporelles majeures, créant de nouvelles désynchronisations, inégalités sociales et des conflits. D’autre part, parce que, si les réflexions en aménagement sont traditionnellement centrées sur l’espace, on ne peut ignorer que l’urbanisme agit depuis toujours sur l’organisation temporelle de la ville et influence inévitablement le quotidien et les rapports au temps des habitants. Les modèles d’organisation de l’espace urbain ont des effets directs sur la gestion des emplois du temps et les manières de vivre-ensemble. L’étalement urbain et le fonctionnalisme ont produit des espaces divisés, aux régimes temporels singuliers. De façon schématique, la ville a éclaté en espaces aux activités différenciées, dédiés au logement, au travail, aux courses ou aux loisirs. Cet urbanisme, qui génère inévitablement de fortes mobilités et des pertes de temps, est chronophage. A l’inverse, le modèle de ville dense, compacte, proposant une mixité de fonctions urbaines, est, lui, fortement susceptible de générer des conflits en rapprochant activités et populations aux régimes temporels divergents.
Par conséquent, jusqu’où cette intégration de la question des rythmes par les politiques temporelles est-elle directement prise en compte par les acteurs de l’aménagement ?
Des structures fragiles
Malgré les apports décrits précédemment, les Bureaux des Temps restent des structures fragiles. D’une part, ces organismes souffrent de la faiblesse de leurs financements : ils ne bénéficient plus d’aides de l’État depuis 2002. Après cette date, ils ont eu recours à des fonds européens, notamment de la part du programme européen Equal. Cependant, ces fonds ont touché à leur fin et il s’ensuit souvent un essoufflement des actions entreprises. Les budgets sont considérés comme minimes par l’ensemble des personnes impliquées dans les politiques temporelles. D’autre part, le nombre de personnes qui travaillent dans les Bureaux des Temps est restreint (bien souvent, on y trouve une à deux personnes), et le positionnement de ces Bureaux au sein des collectivités est particulier : ils figurent pour la plupart dans un service des études, au sein de la direction générale (par exemple, à Saint-Denis et en Gironde). Ils ne sont donc pas l’équivalent d’un autre service, contrairement aux Bureaux de l’aménagement ou de l’environnement, en général. Tout cela les rend peu visibles et largement dépendants des convictions des élus du moment. Leur positionnement correspond toutefois à une dimension transversale qui entend dépasser les cloisonnements institutionnels. Mais la question des temps apparaît couramment trop abstraite et trop récente. Il en résulte que les Bureaux des Temps œuvrent beaucoup à communiquer et sensibiliser, à l’extérieur comme à l’intérieur de leur propre collectivité.
Peu de liens avec les urbanistes
Les liens entre l’aménagement des territoires et politiques temporelles sont plutôt paradoxaux. Alors que ces dernières sont nées au sein de la datar, la plupart des acteurs des Bureaux des Temps se présentent eux-mêmes comme des institutions d’abord liées aux « services à la personne », ce qui peut laisser penser à un éloignement de leurs préoccupations territoriales. D’autant plus que peu de liens existent généralement avec les aménageurs. Trois raisons peuvent être identifiées : très peu d’aménageurs ou d’urbanistes travaillent dans un Bureau des Temps, ces derniers sont rarement intégrés au sein d’un service d’urbanisme ou d’une agence d’urbanisme, et la formation des urbanistes sensibilise rarement aux problèmes temporels. Au final, l’association Tempo Territorial remarque « un déficit de cas intégrant la dimension temporelle d’amont en aval, la pénurie d’expérimentations des acquis sur le terrain, liée au manque de légitimité des Bureaux des Temps » (Tempo Territorial, 2006).
Les membres des politiques temporelles se heurtent souvent aux cloisonnements des compétences. A titre d’exemple, les Bureaux des Temps de Paris et Saint-Denis ont essayé de collaborer avec le service des éclairages de leur collectivité respective, mais ceux-ci n’ont pas vu l’intérêt d’une nouvelle collaboration. Les Bureaux des Temps restent très peu sollicités par les aménageurs : dans les projets urbains, ils interviennent parfois au niveau du diagnostic mais ne sont pas intégrés dans la définition des orientations, ni dans le suivi des projets. Pourtant, la prise en compte des temps ne serait-elle pas être pertinente dès l’élaboration des projets ? Dans le cadre des conflits temporels, les Bureaux des Temps sont uniquement présents en tant que médiateurs pour apaiser des conflits existants. Cela signifie qu’ils interviennent en cas de problème déjà constitué. L’intégration des problématiques temporelles lors des phases de diagnostic ou de programmation pourrait, nous semble-t-il, certainement permettre d’éviter la naissance même de certains conflits. On peut également supposer que leur prise en compte en amont des projets pourrait permettre une optimisation de l’utilisation des équipements dans le temps.
Paradoxes et contradictions
La fragilité de ces structures amène parfois à des pratiques qui semblent contradictoires avec les idées soutenues par les Bureaux des Temps. L’exemple des actions réalisées sur la nuit l’illustre bien : l’ensemble des membres des politiques temporelles s’accorde à dire qu’il ne faut pas développer une ville en continu, fonctionnant 24h/24. Pourtant, presque toutes les actions entreprises vont dans le sens d’une plus grande ouverture de la nuit. Cela passe par l’accès à de plus en plus d’activités durant cette période, lié à la volonté de réduire les inégalités entre individus et de rendre la ville accessible à tous. Or, il s’agit, dans la grande majorité des cas, d’activités de type diurne (aller en bibliothèque, à la piscine ou au musée). La plupart des actions porte sur le temps de la soirée, essentiellement jusqu’à minuit. Elles accompagnent ainsi l’ensemble des évolutions actuelles spontanées, d’ordre privé, qui se font sur ce moment spécifique (Melbin, 1978, Gwiazdzsinki, 2005). Certaines actions tentent de jouer sur le côté évènementiel de la nuit, extra-quotidien, hors de la routine ordinaire. Mais au vu du rythme récurent de certaines de ces « nocturnes », qui reviennent souvent une fois par semaine et de la multiplication des nocturnes de tous types, publics comme privés, on peut s’interroger : que reste-il d’événementiel et d’extraordinaire à ce type de manifestation ? On va plutôt dans le sens d’une normalisation de ce qui était jusqu’alors atypique, d’un rapprochement toujours plus grand entre la nuit et le jour en cassant certains référents temporels qui existaient jusqu’alors, comme le fait qu’une piscine, un musée ou une bibliothèque soient fermés après 19 ou 20 heures le soir. Il faut dire que la faiblesse des moyens et le peu de crédit que leur accordent les urbanistes laissent aux Bureaux des Temps des marges de manœuvre restreintes et les actions se font plutôt au fur et à mesure des opportunités. Cette situation ne permet pas de participer à des projets d’envergure à l’échelle d’une agglomération ou d’un quartier.
Conclusion
Les Bureaux des Temps sont conçus comme des moyens privilégiés de diffusion des problématiques temporelles au sein des collectivités. Bien des villes n’en possèdent pas mais ont entrepris des chartes de vie nocturne, ou une révision des horaires d’ouverture de certains services. Toutefois, leur rôle de diffuseur de « bonnes pratiques », de mise en réseau d’expériences dispersées, d’appui aux initiatives locales, de médiateur entre acteurs aux intérêts antagonistes, laisse supposer que ces structures ont contribué à affirmer l’intérêt d’intégrer la problématique de la multiplicité des temps sociaux dans les politiques urbaines. Compte tenu des transformations qui affectent les rythmes urbains traditionnels, il semble désormais fondamental de considérer davantage la pluralité des temporalités sociales qui rythment les espaces urbains en impliquant l’ensemble des métiers liés à l’urbanisme, qu’ils soient ceux de la maîtrise d’ouvrage, de la maîtrise d’œuvre, de la recherche ou de l’enseignement.
Mais penser la polyrythmie d’un lieu ou d’un territoire ne saurait se réduire aux questions sociales. L’étude des interactions temporelles figure au cœur de l’écologie temporelle pensée par William Grossin (Grossin, 1996). Cette écologie se base sur la reconnaissance de différents types de temps, avant d’étudier leurs multiples relations, les influences que les uns exercent sur les autres. Or deux grandes catégories se distinguent : les temps construits (personnels et sociaux) et les temps naturels (cosmiques et biologiques). D’autres temporalités mériteraient ainsi d’être systématiquement abordées, tant dans les études urbaines que dans les projets urbains, telles les temporalités des stratégies urbaines ou celles des rapports de l’homme à son environnement.
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